«Durant cette décennie, l'Etat manifeste sa volonté d'assurer à tous les usagers des services sociaux les conditions de prise en charge répondant à des critères de qualité dans un contexte de maîtrise de l'évolution des moyens budgétaires. Ainsi en est-il de trois mesures particulièrement significatives qui touchent directement les associations d'action sociale : lesgroupements de coopération qui doivent assurer une meilleure coordination des actions sur un territoire répondent à un objectif de mutualisation/concentration des ressources ; surle plan budgétaire, les contrats prospectifs d'objectifs et de moyens (CPOM) visent à maîtriser l'évolution des ressources en fonction d'objectifs pluriannuels ; le référentiel national des prestations du dispositif «accueil, hébergement, insertion» édité par la direction générale de l'action sociale, et fruit d'une concertation avec les associations, rejoint cette intention d'offrir en chaque point du territoire des services répondant aux besoins des ayants droit.
Pour légitime qu'elle soit, cette intention ne se concrétise guère dans la pratique de l'administration publique à l'égard des associations : le référentiel national devient un standard de prestations obligatoires laissant peu de marges pour des réponses innovantes ; au groupement de coopération qui respecterait les identités associatives se substitue, par la fusion voire l'absorption, la constitution de concentrations de services sous la bannière de l'association la plus résistante ; le contrat prospectif d'objectifs et de moyens ressemble davantage à une contrainte imposée alors qu'on attendait une réelle négociation des moyens en fonction d'objectifs. C'est dire combien cette intention louable est défigurée par une logique gestionnaire évaluée à l'aune de ratios et de critères financiers. La logique de la généralité apris le pas sur la logique de la proximité, de la prise en compte du singulier, bref de ce qui tisse la solidarité au quotidien.
A-t-on évalué ces pertes en lignes sous couvert d'une économie d'échelle ? Un exemple : là où trois associations réunissaient chacune une dizaine d'administrateurs engagés auprès des professionnels, la nouvelle association, fusion des trois précédentes, ne retrouve qu'une quinzaine d'entre eux. Cherchez l'erreur ! L'engagement se vit dans la proximité avec les destinataires de l'action et non dans la distance gestionnaire. A-t-on mesuré ce que cette logique de concentration et de standardisation fait perdre en termes d'«utilité sociale» (1) lorsqu'elle fragilise et fait disparaître ainsi nombre d'associations ? Retenons quelques interrogations parmi d'autres : quelle richesse a été créée ou économisée, en termes de bénéfices collectifs ? En quoi y a-t-il eu développement d'initiatives visant ledéveloppement local ? En quoi le lien social de proximité, la pratique de démocratie participative ont-ils été développés ? L'innovation sociale et solidaire a-t-elle été promue ? Les ressources del'action bénévole et des réseaux d'entraide ont-elles été développées ? La gouvernance, comme régulation de toutes les parties prenantes de l'action collective, a-t-elle été améliorée ?
On le voit, la question n'est pas d'opposer lalogique gestionnaire à celle de l'engagement associatif, mais d'introduire dans la première lespréoccupations de la seconde et d'évaluer l'économie non seulement sous l'angle monétaire, mais à travers la pluralité des ressources mobilisées par l'action collective. La réponse desassociations n'est donc ni de se soumettre auxinjonctions de l'administration publique pour sauvegarder des emplois, ni davantage de rentrer en résistance, tel le village gaulois de nos bandes dessinées, mais de construire des outils quirendent compte des dimensions sociétales deleur action.
Dans ce contexte, les associations d'action sociale sont mises à l'épreuve de manifester leur capacité à mettre en oeuvre des méthodes et des outils gestionnaires (2) qui répondent à une double finalité, organisationnelle par une gestion plus efficiente de leurs ressources mais aussi institutionnelle par une redéfinition de leur projet et de leurs principes d'action.
L'enjeu de cette situation de crise est la reformulation du pacte d'engagement dans les associations d'action sociale qui se sont développées dans l'emprise d'un Etat social opulent et généreux. Il ne s'agit pas de repeindre la maison, ni même de la réagencer différemment, mais de définir le principe d'un faire ensemble, c'est-à-dire de trouver les formes et les termes d'un accord entre toutes les parties prenantes (bénévoles, professionnels et usagers) pour définir un «bien commun», et lui donner au sein d'un processus démocratique, une légitimité qui lui confère l'autorité nécessaire au bon fonctionnement de l'ensemble (3). Quels en seraient les termes ? Les récentes journées organisées par la FNARS sur le thème : «Le travail social sert-il encore à quelque chose ?» ont permis, notamment, de débattre sur la place du travail social dans la gouvernance associative (4). Rappelons quelques points susceptibles de fonder un accord de coopération entre l'association représentée par ses administrateurs et sesbénévoles, et le travail social mis en oeuvre parla diversité de ses professionnels.
Une remise en perspective historique de l'association montre que le groupement d'individus sur la base d'une démarche volontaire émerge, bien avant sa reconnaissance en 1901, dans les fractures sociales où l'individu, délié deses attaches primaires, se retrouve fragilisé par une surexposition de soi, dans l'espace public, mais aussi celui du travail. Là, second trait caractéristique de ce groupement, il opère une transformation : des questions d'ordre privé, voire intime, deviennent des questions de société et sont alors inscrites à l'agenda politique. Enfin, troisième marque, l'agir associatif se distingue de l'agir instrumental ou stratégique qui n'ont d'autre principe d'action que la maximisation de l'intérêt, du profit. Cet agir associatif, qualifié historiquement d'»associationnisme» se fonde surdes principes d'égalité et de justice. C'est la mise en oeuvre d'une pratique de démocratisation de la société.
Dans cette perspective, la modernisation desassociations ne peut être réduite à une logique de la rationalisation de leur organisation. Elle doits'ouvrir à la reformulation de son projet institutionnel, définissant, parmi d'autres, les critères de l'utilité sociale dont il veut se prévaloir. C'est moins l'application de méthodes et d'outils gestionnaires dont l'efficience dans les entreprises se paie, aujourd'hui tout particulièrement, en nombre de licenciements ou en démotivation des salariés que l'exploration de méthodes qui contribuent à l'instauration de pratiques participatives. Aussi la place des usagers est-elle l'entrée à privilégier dans cette exploration : sil'individualisation des parcours et desprestations est aujourd'hui revalorisée, elle nesaurait se faire au détriment d'étayages collectifs au sein desquels les individus (re)trouvent des capacités d'agir, non seulement dans leur parcours mais aussi au sein des établissements et services qui les accompagnent.
Aussi, trois leviers peuvent être identifiés pour enclencher cette dynamique : restaurer et promouvoir la capacité d'agir des «usagers» dansles espaces institutionnels ; reconnaître que la pratique professionnelle, tout comme le bénévolat, peut être l'expression d'engagements civiques pour plus de justice et de solidarité et non seulement l'exercice d'une technicité pour la première ou la mise à disposition d'un temps gratuit pour l'autre ; organiser un dispositif degouvernance qui contribue à l'émergence d'unprojet et à son évaluation collective. »
Joseph Haeringer est enseignant-chercheur au laboratoire interdisciplinaire pourla sociologie économique (LISE-CNRS). Sestravaux encours portent notamment sur lesdynamiques institutionnelles et organisationnelles desassociations. Il est entre autres l'auteur, avec Fabrice Traversaz, de Conduire le changement dans les associations d'action sociale (Dunod, 2001). Il a récemment dirigé l'ouvrage : La démocratie, un enjeu pour les associations d'action sociale (Desclée de Brouwer, 2008). Contact :
(1) Jean Gadrey - « L'utilité sociale », in Dictionnaire de l'autre économie - Jean-Louis Laville et Antonio David Cattani (dir.) - Ed. Gallimard, Folio actuel, 2006.
(2) La gouvernance des associations, économie, sociologie et gestion - Christian Hoarau et Jean-Louis Laville (dir.) - Ed. érès, 2008.
(3) La démocratie, un enjeu pour les associations d'action sociale - Joseph Haeringer (dir.) - Ed. Desclée de Brouwer, 2008.