«Un conflit de valeurs contribue au malaise actuel des travailleurs sociaux, à la remise en cause même de leur professionnalité, voire de leur légitimité. Non seulement leurs compétences nouvellement répertoriées dans des référentiels métiers percutent la représentation qu'ils ont de leur mission, mais encore les préconisations deviennent de plus en plus péremptoires : il leur est demandé d'évaluer et d'accompagner dans un même temps les dispositifs et les personnes, ce qu'ils vivent au regard de leur culture professionnelle comme une double contrainte.
En effet, les pratiques d'accompagnement restent ancrées, dans l'imaginaire professionnel, dans la relation d'aide tandis que celles d'évaluation le sont dans le contrôle social. Ces pratiques dans leur ensemble apparaissent encore et toujours clivées en bon et mauvais objets : d'un côté, on écoute, on fait un bout de chemin ensemble, on laisse se révéler les potentialités..., de l'autre, on quantifie, on sanctionne, on certifie... L'évaluation est perçue comme une contrainte institutionnelle de l'ordre du contrôle, une «commande», alors que l'accompagnement est considéré comme une nécessité, un «besoin» pour les bénéficiaires.
Evaluer, dans le sens commun, c'est encore la plupart du temps «contrôler». Dans un mode de pensée rationaliste et gestionnaire, c'est mesurer l'écart entre ce qui est préconisé et ce qui est atteint. La place accordée à l'auto-évaluation est dérisoire, peu ouverte sur un auto-questionnement qui favorise la créativité et la prise d'initiative. De même, accompagner se résume souvent dans les faits à servir de tuteur, voire de modèle, à imposer sa vision du monde ou à l'inverse s'inscrire dans la non-directivité et le «laisser advenir».
Comment confronter les dimensions historiquement antagonistes que constituent l'évaluation et l'accompagnement ? Comment tenir en tension ces deux pratiques, devenues centrales dans les textes qui régissent l'action sociale et médico-sociale, mais considérées comme contradictoires ? Comment engager une mise en débat des valeurs qui sont au fondement même du travail social alors que cette dichotomie, très prégnante dans les représentations, n'est pas questionnée ?
L'évaluation n'est pas seulement quantitative, normative, extérieure au sujet ; elle est aussi quête de sens, promotion des possibles et travail sur soi ; l'accompagnement n'est pas don de soi, empathie et altruisme ; il est plutôt ce bout de chemin fait ensemble qui favorise la prise d'autonomie.
Afin de ne pas pérenniser cette confusion, il paraît nécessaire de considérer sous un autre éclairage les concepts d'évaluation et d'accompagnement, de favoriser un déplacement du regard, une rupture paradigmatique. Si la relation d'aide voisine avec l'accompagnement comme l'évaluation-contrôle voisine avec la promotion des possibles, il ne s'agit pas de les confondre mais de les dialectiser, de les tresser ensemble au quotidien.
Ainsi, l'approche de l'évaluation la plus ancienne et la plus prégnante dans les pratiques sociales est celle qui procède du contrôle. Celui-ci se réalise à partir d'un modèle de référence qui est toujours extérieur et antérieur à l'opération proprement dite. Le contrôle est normatif et sécurisant alors que l'évaluation comme quête de sens (1) est pétrie de questionnements, d'imprévus, d'aléatoire. Elle oblige à problématiser les situations entre pairs, à se former à et, par l'analyse des pratiques professionnelles, à formaliser et à conceptualiser les pratiques, à élaborer de nouveaux savoirs plus cliniques que techniques (2).
De même, l'accompagnement ne peut se réduire à une dimension contractuelle, administrative et méthodologique, il ne relève pas d'une expertise mais d'un savoir être avec. Dans le respect de la dignité des personnes et des groupes, l'accompagnement est avant tout une relation de proximité, de réciprocité, qui vise une émancipation et un mieux-être à la fois physique, psychique, intellectuel et social. Dans un espace de communication qui nécessite écoute et ouverture à l'autre, les partenaires s'influencent, se modifient... dans leur singularité. Malgré l'asymétrie du statut et de la fonction, s'instaure une relation interactive où il n'y a plus seulement l'idée rassurante d'un «aidant» face à un «aidé», mais d'un sujet relié à un autre sujet par la parole. Le travailleur social ne se sent pas maître du destin de l'autre. Il s'expose au doute, à la crise, à la rupture. Il s'appuie sur la reformulation, la régulation, l'évaluation... Il travaille son «désir d'emprise» (3). L'acceptation de cette dialectique constitue la condition première de tout accompagnement, elle le distingue de la relation d'aide dont il ne constitue pas un outil.
L'accompagnement est une pratique à part entière. Comme l'évaluation, il mérite d'être remis en question dans ses fondements historiques et revisité dans sa complexité. L'analyse des pratiques professionnelles constitue un des moyens de ce questionnement tant dans la formation initiale que dans la formation tout au long de la vie, à condition qu'elle soit elle-même envisagée dans une perspective plus clinique que méthodologique.
Mises en tension, ces deux dimensions structurantes de l'activité en travail social que sont l'évaluation et l'accompagnement ouvrent des perspectives intéressantes de compréhension des contradictions, qui permettront d'éviter les prises de position univoques, de refuser les injonctions équivoques. Porter sur elles un regard dialectique est à mon sens une alternative féconde pour les travailleurs sociaux soumis aux recommandations de «bonnes pratiques» au moindre coût. »
Contact :
(1) Se former pour évaluer, se donner une problématique et élaborer des concepts - Michel Vial - Ed. de Boeck, 2001.
(2) Approche clinique de l'analyse des pratiques en travail social. Une formalisation de savoirs inédits mobilisés en formation initiale - Evelyne Simondi - Thèse de doctorat en sciences de l'éducation - Université de Provence, 2008.
(3) Désir d'emprise et éthique de la formation - Patricia Vallet - Ed. L'Harmattan, 2003.