Pour décrire les mutations du capitalisme industriel au cours des trente dernières années, vous parlez d'une « grande transformation ». Pourquoi une telle expression ?
Il est devenu encore plus clair aujourd'hui qu'il y a dix ou vingt ans que nous ne traversons pas une crise économique transitoire. Il s'agit au contraire d'un changement en profondeur du régime capitaliste. Ce bouleversement est comparable à ce qui s'est produit lorsque le marché et le capitalisme industriel ont commencé à s'implanter, au milieu du XIXe siècle, en détruisant un certain nombre de régulations des sociétés préindustrielles. Ce bouleversement avait alors été plus ou moins contrôlé par la construction progressive du droit du travail et de la protection sociale, en contrepoids au développement sauvage du marché. Depuis le milieu des années 1970, sur fond de mondialisation, on assiste à un bouleversement d'une ampleur tout à fait comparable avec le passage à un nouveau régime capitaliste, caractérisé par la recherche sauvage du profit et l'arasement de ces protections.
Vous insistez sur ce que vous qualifiez de « décollectivisation » ou de « réindividualisation » de la société...
En effet, l'avènement du capitalisme postindustriel est marqué par une décollectivisation des protections, une individualisation accrue des tâches au sein de l'entreprise et une mobilité croissante des trajectoires professionnelles. L'Etat social, tel qu'il s'est construit depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu'aux années 1970, procédait par grands systèmes de régulations collectives, négociées par les partenaires sociaux ou imposées par l'Etat. Ce qui était logique, dans la mesure où il avait affaire à de grandes catégories homogènes de la population salariale. Protéger la catégorie dans son ensemble, c'était protéger chaque individu en particulier. Mais aujourd'hui, l'injonction à l'individualisme est de plus en plus forte et a imprégné la société. Par exemple, pour les jeunes générations arrivées alors que cette transformation était déjà bien avancée, l'idée d'être son propre maître et de ne pas trimer à l'usine ou au bureau, comme l'ont fait ses parents, peut paraître séduisante. Mais si certains s'en sortent bien, beaucoup sont mal armés pour affronter ce maelström du changement et de la mobilité, et se trouvent alors rejetés aux marges de la société. J'avais déjà abordé cette question de la désaffiliation dans un précédent ouvrage, et elle se pose encore plus aujourd'hui.
Jusqu'où peut aller ce processus d'atomisation des protections sociales ?
Il est probable que les puissantes dynamiques qui vont dans le sens de cette décollectivisation n'ont pas encore déployé toutes leurs conséquences. Sera-ce le cas ? Nous sommes quand même, en France, dans une société encore entourée et traversée de protections telles que la sécurité sociale ou l'assurance chômage. Il ne faut donc pas faire de catastrophisme. Cela dit, nous vivons dans l'incertitude des lendemains. Ce qui représente un changement considérable par rapport à un passé encore récent, où les gens croyaient, pour la plupart, à un progrès social continu. Aujourd'hui, le sentiment d'être entré dans une dynamique de régression économique et sociale se révèle assez largement partagé. Les lendemains ne chantent plus. Même si, en Europe occidentale, les gens ne se résignent pas tous à être de purs instruments du marché.
La crise économique et sociale actuelle n'offre-t-elle pas, justement, l'occasion de refonder l'Etat social ?
Elle fournit au moins celle, pour un grand nombre de gens, d'entamer une prise de conscience. En effet, depuis trente ans, on nous a répété que la protection sociale était trop coûteuse, que l'Etat était lourd et bureaucratique, que c'était un obstacle au libre déploiement du marché. On s'aperçoit aujourd'hui que les mêmes qui défendaient ces thèses plaident pour plus d'Etat et de régulations et pour une certaine moralisation du capitalisme. Un nombre croissant de personnes partagent désormais la conviction que, laissé à lui-même, le marché conduit à la catastrophe sociale. Sur cette base, la volonté d'imposer au marché de véritables régulations peut se faire sentir avec plus de vigueur. Reste à savoir s'il ne s'agit pas simplement d'aider le capitalisme financier à passer un mauvais cap, avant de repartir comme avant.
Vous proposez de passer d'un Etat social traitant de façon uniforme des catégories homogènes de la population à un Etat social intervenant sur le plan individuel. C'est-à-dire ?
Nous vivons dans une société de plus en plus mobile, où les gens se trouvent de moins en moins encastrés dans des collectifs protecteurs. On ne peut donc pas se mettre la tête dans la sable et prétendre maintenir en l'état ce qui a été conçu voilà trente ans et plus. Certains changements sont irréversibles, ne seraient-ce que les mutations technologiques ou les exigences du marché mondialisé. Il est nécessaire de rebâtir un espace de compromis entre, d'une part, une certaine efficacité économique et, d'autre part, les protections sociales. Pour ce, l'Etat doit prendre davantage en compte les trajectoires singulières des individus. Bien sûr, le traitement de masse continue à avoir son efficacité. La protection contre les risques sociaux majeurs - vieillesse, accident, maladie, etc. - reste une grande réussite. Mais cette organisation collective des protections apparaît moins bien adaptée aux situations particulières des individus.
Faut-il alors, comme on l'a beaucoup dit, asseoir les protections sur les personnes, plutôt que sur leur statut au regard de l'emploi ?
Toute la difficulté consiste à donner un contenu suffisamment précis à cette transformation souhaitable de l'Etat social. Certains, parmi lesquels le juriste Alain Supiot, ont ainsi développé l'idée selon laquelle il n'est plus possible de rattacher toutes les protections à l'emploi, celui-ci n'étant plus immuable ni permanent. La solution consisterait alors à les relier à la personne elle-même. De sorte que, lorsque quelqu'un connaît des périodes d'interruption entre deux emplois, il ne soit pas, comme c'est trop fréquemment le cas, laissé sans rien. On pourrait prévoir des droits de tirage sociaux forts, que ce soit en matière de formation ou d'indemnité chômage. Pour ma part, j'avais formulé l'idée d'une sécurité sociale minimale garantie, un peu comme le SMIC en matière salariale. Sur le papier, ce type de proposition pourrait nous permettre de sortir par le haut de la crise actuelle, en reconstruisant des droits susceptibles d'accompagner les situations de mobilité ou de flexibilité. Le problème, comme souvent, c'est la mise en oeuvre d'un tel système. Comment ces droits seraient-ils financés, administrés, gérés... ? D'autant plus dans un contexte où le rapport de force, c'est le moins que l'on puisse dire, ne se montre pas très favorable aux salariés.
Plus précisément, vous préconisez le redéploiement du droit afin d'asseoir les protections...
La référence au droit me paraît en effet essentielle. Si elle n'existe pas, nous nous plaçons dans une logique d'échanges marchands, y compris dans le domaine des interventions sociales, avec la prédominance de la contrepartie, de la contractualisation, du donnant-donnant. D'ailleurs, on voit bien que le Medef essaie d'affaiblir les contraintes de la loi, au bénéfice de la négociation au coup par coup. Et cela me paraît dangereux. Non pas qu'il ne faille pas essayer de mobiliser les individus, notamment ceux qui se trouvent en difficulté, mais tous les citoyens doivent bénéficier de droits inconditionnels, de protections intangibles, hors de la logique de la contrepartie. Il ne s'agit pas du droit que l'on se contente de proclamer, mais de celui qui se déploie au ras des situations sociales concrètes. Et il faut prendre au sérieux les conditions concrètes de sa mise en oeuvre, faute de quoi il ne représente qu'une enveloppe sans contenu. Par exemple, pour que le droit au logement devienne réellement effectif, cela passe sans doute par une politique ambitieuse de construction, le contrôle des loyers, ainsi qu'une vigilance accrue en ce qui concerne les logements inoccupés. Un réformisme, que l'on pourrait qualifier « de gauche », consisterait ainsi non pas à déréguler davantage mais, au contraire, à « re-réguler », en imposant des protections fortes garanties par la loi. L'histoire ne se reproduit jamais, mais je pense que la mise en place d'un nouveau compromis entre les exigences du marché et celles de la protection des individus n'est pas à exclure, même si cela n'est pas une certitude.
Robert Castel, sociologue, est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Spécialiste de la question du salariat, il a notamment publié Les métamorphoses de la question sociale (Ed. Fayard, 1995), L'insécurité sociale. Qu'est-ce qu'être protégé ? (Ed. du Seuil, 2003). Son nouvel ouvrage, La montée des incertitudes (Ed. du Seuil), regroupe des textes, pour certains remaniés, datés de 1995 à 2008.