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Depuis mai 2006, l'association Emmaüs Hermitage accueille dans un château de Gironde des adolescents aux parcours chaotiques, rejetés par les institutions. Et leur permet de donner d'eux-mêmes une nouvelle image pour, peut-être, repartir du bon pied.

Au coeur des vignobles du Bordelais, un magnifique château entouré de 22 hectares de bois et de champs accueille, depuis 2006, une structure expérimentale pour adolescents en rupture. L'Hermitage (1) est la première incursion dans le champ de l'enfance en danger du mouvement Emmaüs, dont la présence dans l'aide sociale à l'enfance représente une nouveauté et un défi. Après avoir reçu pendant quarante ans des petits Bordelais pour des journées de plein air et quelques jeunes dans un modeste lieu de vie, l'association Colonies journalières d'Aquitaine, propriétaire du lieu, était arrivée à bout de souffle. « Elle est venue nous demander notre aide, et nous a passé la main en 2005, se souvient Pascal Lafargue, président des associations Emmaüs de Gironde (2) depuis 1991. Je m'étais engagé à maintenir l'accueil des enfants sur le domaine, mais avec un autre objectif. »

Loin de la ville

L'actuelle structure expérimentale est donc née d'une rencontre entre des militants d'Emmaüs, un lieu et un besoin. « On avait cet endroit un peu magique, un peu à l'écart, qui faisait rupture avec la ville, raconte Didier Lesbats, le directeur. Et on constatait que des jeunes affichant des tableaux complexes, nécessitant des prises en charge sociale et psychologique, étaient souvent considérés comme incasables par les institutions dans lesquelles ils suivaient des parcours chaotiques. » Les concepteurs du nouveau lieu - un réseau d'appui interne d'Emmaüs et des responsables de structures souhaitant expérimenter des idées difficiles à mettre en oeuvre ailleurs - s'efforcent alors de convaincre le service enfance-famille du conseil général qu'il correspond à un réel besoin. Et à un projet crédible pour Emmaüs.

Composée de quelques éducateurs non formés et de bénévoles, l'ancienne équipe éducative du lieu de vie Colonies journalières d'Aquitaine n'apporte pas les garanties suffisantes pour le conseil général. Pascal Lafargue renouvelle donc totalement le personnel. Entre mai 2005 et mai 2006, il recrute le directeur - Didier Lesbats, 54 ans, dont trente années d'expérience de direction de structures de santé mentale - et crée quatre postes éducatifs. Pendant l'écriture du projet, les enfants présents depuis quatre ou cinq ans sont réorientés. Les dortoirs sont transformés en dix chambres individuelles (une onzième étant rajoutée en 2008) par la communauté Emmaüs et les trois associations Emmaüs de Gironde. L'agrément obtenu, l'accueil des jeunes en rupture commence en mai 2006. Le financement de 600 000 € (pour un prix de journée de 158 € ) est pourvu à 100 % par une dotation globale du conseil général de Gironde, l'entretien des locaux étant assuré par Emmaüs. En deux ans et demi, près de 120 jeunes Girondins de 12 à 17 ans, garçons et filles, ont été reçus à l'Hermitage. D'une quinzaine de jours au début, la durée des accueils est passée à quatre mois en moyenne (trois mois renouvelables une fois). L'équipe s'est étoffée. En plus du directeur, elle compte aujourd'hui une chef de service éducatif, titulaire d'un DEFA, cinq travailleurs sociaux (une monitrice-éducatrice, une conseillère en économie sociale et familiale, un technicien de l'intervention sociale et familiale, une animatrice DUT et un enseignant engagé dans une validation des acquis de l'expérience en tant qu'éducateur spécialisé), quatre accompagnateurs socio-éducatifs en contrat d'accompagnement dans l'emploi (CAE), une encadrante « chevaux », trois veilleurs de nuit, une maîtresse de maison et un ouvrier d'entretien.

« Le service proposé se fonde sur la négociation de moments de rupture ou l'aménagement des discontinuités dans une prise en charge », indique le projet, rédigé en juin 2005. En clair, il s'agit d'offrir à des jeunes en grande souffrance un lieu pour faire le point avant de repartir sur autre chose. Les jeunes viennent de familles d'accueil, de services de pédopsychiatrie, d'instituts médico-pédagogiques (IMP), d'instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (ITEP), voire de centres éducatifs fermés (CEF). Ils ont tous fait un passage à l'acte violent : agression sur un éducateur, tentative de suicide, etc. Et la plupart ont transité, à un moment ou à un autre, par l'hôpital psychiatrique. « On nous envoie ceux avec qui les équipes ne peuvent plus travailler », résume Bruno Michels, éducateur de 41 ans, diplômé en intervention sociale et familiale. « Ce sont des jeunes en rupture, mais aussi présentant des pathologies qui font peur, et ne trouvant souvent pas de structure d'accueil », complète Magali Caubit, éducatrice de 30 ans, diplômée d'un DUT carrières sociales.

L'une des particularités de l'Hermitage vient du fait que l'admission s'effectue en partenariat avec l'aide sociale à l'enfance (ASE). Cette dernière se charge de l'orientation des jeunes relevant obligatoirement de sa compétence, après sollicitation de la structure d'origine (ITEP, IMP, etc.). Les jeunes peuvent aussi être aiguillés par la cellule du suivi de l'accueil immédiat, qui réunit chaque mois des représentants de l'Hermitage, de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH), de l'aide sociale à l'enfance, de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), du secteur pédopsychiatrique, de l'inspection d'académie, des maisons d'enfants à caractère social (MECS), de l'action éducative en milieu ouvert (AEMO), de la permanence éducative du tribunal et du centre de placement immédiat (CPI) de Pessac. Après l'avis favorable du directeur, c'est encore l'ASE qui valide l'admission. « Grâce à son ouverture d'esprit, l'équipe n'a pas d'a priori négatifs sur les jeunes. Ainsi, il n'y a pas de procédures d'admission qui n'en finissent pas, explique Christelle Chappe, inspectrice de l'ASE. Le risque est que l'Hermitage devienne une annexe de l'hôpital ou un lieu pour les jeunes dont les autres ne veulent pas. » Ce que confirme Didier Lesbats : « L'ASE nous protège pour qu'on ne soit pas débordés par des jeunes pas adaptés ou pas compatibles entre eux. »

Le contrat de séjour est établi avec le jeune, en présence du parent ou d'un référent du conseil général, s'il y a délégation d'autorité parentale, et d'un représentant de l'institution d'origine. Le retour dans celle-ci, ou la réorientation, est pris en compte dès le début, et le contrat précise que le jeune garde un lien avec l'équipe et ses thérapeutes extérieurs. Autrement, le contrat se révèle peu exigeant. « Lorsqu'on interroge le jeune sur son attente, il a le droit de dire «je ne sais pas», «je ne veux rien» ou «je ne veux pas venir ici», et on va signer ça, souligne Didier Lesbats. Dans ce que l'on propose revient souvent l'idée de poser ses valises, de lui foutre la paix. »

Le refus de tout savoir

L'esprit militant d'Emmaüs imprègne les méthodes de ce lieu expérimental. « Pour nous, la notion d'«accueillance» est capitale, explique Didier Lesbats. Nous accueillons les enfants ici comme les adultes dans les communautés, sans condition, sans leur demander de comptes sur leur passé. Ce qui prime, c'est la demande de l'institution qui nous les adresse et la souffrance du jeune. » Ce dernier arrive, en effet, sans son dossier, qui est conservé par l'institution d'origine. Laquelle reste l'interlocuteur pendant toute la durée du séjour. L'Hermitage ne demande que le minimum d'informations administratives utiles pour une courte durée (ordonnances de placement, droits de visite). Ce refus de prendre connaissance du dossier est l'un des éléments clés de l'accueil à l'Hermitage. « Le refus de tout savoir sur l'autre au travers d'un dossier colporté, où l'épaisseur des données n'est souvent que le cumul des stigmatisations opérées et répétées, nous permet de jouer le jeu de la déstigmatisation, affirme Didier Lesbats. Le jeune peut nous donner une autre image de lui-même, même si elle est fausse. Cela peut apparaître comme une illusion du point de vue théorique, mais c'est lui permettre de passer par un endroit où il aura pu s'inventer une histoire différente, une projection imaginaire. » Elève en troisième année d'IRTS, Quentin Le Gorrec en a fait l'expérience lors de son stage à l'Hermitage. « J'avais connu lors d'un précédent stage un enfant très difficile, présenté comme dangereux, limite psychotique, qui avait mis le feu à l'ITEP, raconte-t-il. Je l'ai revu ici et il s'était construit une image totalement différente. »

A l'inverse de ce que l'on pourrait croire, la violence est très peu présente dans la structure. « Grâce au respect, à la communication et à la confiance », explique Magali Caubit. « On désamorce la violence dans l'oeuf », complète José Pinto Loureiro, accompagnateur socio-éducatif de 33 ans, qui évoque l'histoire d'un jeune, auteur de coups dans ses trois établissements précédents, qui n'a pas récidivé à l'Hermitage. L'explication réside dans la façon de recevoir les jeunes, qui détonne par rapport aux structures classiques. Elle a en tout cas désarçonné Quentin Le Gorrec à son arrivée. « J'avais effectué auparavant un stage en ITEP où l'on posait d'abord le cadre. Lorsque je suis arrivé ici, j'ai eu une impression de laxisme, se souvient-t-il après neuf mois à l'Hermitage. Plein de choses n'étaient pas reprises chez les jeunes, comme les impolitesses, les casses... Mais je me suis rendu compte que les rappels à l'ordre systématiques perturbaient le travail avec les jeunes, que des fonctionnements rigides avec surenchère d'autorité induisaient justement des passages à l'acte symptomatiques. »

Souple, mais pas laxiste

Une souplesse qui n'est cependant pas synonyme de laisser-faire. Dès l'accueil par le directeur Didier Lesbats ou par la chef du service éducatif Yasmina Mohamed, en présence d'un éducateur, il est indiqué que les transgressions violentes feront l'objet d'une plainte. En outre, un partenariat avec la gendarmerie locale permet de mener un travail de prévention et de rappeler, à l'occasion, les textes en vigueur ainsi que les sanctions possibles. En cas de besoin, les travailleurs sociaux ont la possibilité de contenir physiquement le jeune en crise afin qu'il s'apaise... « Mais il ne s'agit surtout pas d'une forme de violence en retour d'un passage à l'acte, précise le directeur. Ce qui nécessite, lors de leur recrutement, de bien évaluer le positionnement des personnels par rapport au conflit et à l'agression. » S'il se produit un passage à l'acte violent, la question du maintien du jeune dans la structure est systématiquement posée, sans que l'exclusion soit la réponse obligatoire. Et, à l'inverse, au cas où un adulte agresserait un jeune, il est clairement précisé que l'institution soutiendrait ce dernier. De même, à l'Hermitage, on constate très peu de fugues, malgré (ou grâce à) l'absence de mur et des portes ouvertes. Il est précisé d'emblée que les fugues ne sont pas sanctionnées. Ce qui peut donner des propos amusants, comme : « Ce soir je fugue », suivis d'appels téléphoniques pour préciser que tout va bien.

L'Hermitage est plutôt perçu par les jeunes comme un refuge. S'ils se trouvent en danger à l'extérieur, ils savent que quelqu'un viendra les chercher, de jour comme de nuit. « Les jeunes disent que c'est leur deuxième famille », témoigne Christelle Chappe, l'inspectrice de l'aide sociale à l'enfance. A noter que l'Hermitage ne compte pas de cuisinier. Les salariés et les jeunes font les courses et cuisinent ensemble.

L'éducateur présent lors de l'accueil devient le référent. Il s'occupe de l'articulation avec la structure d'origine, les médecins, le juge... « Chacun peut choisir de s'investir auprès d'un autre éducateur que son référent, détaille Didier Lesbats. Ce qui nous importe, c'est la qualité de l'approche. Nous n'avons que quelques mois. L'éducateur doit établir rapidement le contact. » Par tous les moyens et en toute liberté. « Ici, le jeune n'a pas d'obligations. Il peut proposer ce qu'il veut », complète Bruno Michels, technicien de l'intervention sociale et familiale. Un adolescent d'origine tahitienne, qui souhaitait retourner en Polynésie, a ainsi pu rencontrer la communauté tahitienne de Bordeaux avec l'aide de son éducateur. « Nous observons et improvisons beaucoup, de façon à saisir les moments où les adolescents adhèrent à quelque chose », poursuit le travailleur social. La prise en charge est individualisée au maximum et l'équipe ne rejette à priori aucun projet. Elle accompagne le jeune dans sa démarche, quitte à ce que celui-ci se heurte au principe de réalité. « La population est tellement polymorphe que l'on ne peut pas la faire entrer dans un cadre strict, explique Didier Lesbats. Certains sont scolarisés en ITEP, d'autres ne sont pas scolarisés du tout. Nous avons donc mis en place, avec le réseau Emmaüs, du soutien scolaire et des stages. » En outre, une palette d'activités est proposée au sein de l'établissement, de la boxe à la musique en passant par les chevaux, et bientôt un atelier d'arts plastiques.

Accompagner les demandes, susciter les envies, enclencher une dynamique sont les soucis permanents de cette équipe enthousiaste et atypique. Les accompagnateurs socio-éducatifs, en contrat d'accompagnement à l'emploi, sont ainsi recrutés selon trois critères : leur pratique auprès de populations adolescentes, leur souhait de se former dans le travail social, et le fait d'avoir une passion à transmettre, comme la musique, la boxe ou la cuisine. Emmaüs leur offre une expérience et un parcours de formation, et la plupart préparent la sélection d'entrée en école d'éducateurs ou sont engagés dans une démarche de VAE. « Certains d'entre nous ont suivi des parcours un peu similaires aux jeunes, et nos expériences nous servent énormément », souligne Bruno Michels, titulaire d'un CAP de mécanicien et d'une expérience en restauration, avant de devenir éducateur. « La musique m'a aidé à canaliser des émotions et à grandir. Cela peut le faire pour eux aussi », renchérit José Pinto Loureiro, accompagnateur socio-éducatif sans diplôme, avec quinze ans d'expérience dans la musique. Ce fonctionnement ouvert, sans a priori, est assumé par le charismatique Didier Lesbats, qui a lui-même été infirmier puis anthropologue, avant de s'orienter vers le secteur social : « Il nous faut accepter d'être des bricoleurs, et d'engager dans ce bricolage une diversité d'acteurs. Face à la complexité des situations et au rejet vécu par ces adolescents, les structures officielles et leurs méthodologies ne peuvent pas apaiser totalement leurs souffrances. Les représentations théoriques de leurs actions ont parfois altéré une ouverture sur certains cas et empêché l'innovation dans la rencontre. » Au démarrage du projet, quelques éducateurs diplômés ont d'ailleurs eu un peu de mal à accepter ce fonctionnement particulier... « Ils étaient peut-être trop formatés et ne se sont pas adaptés », estime Magali Caubit.

Simple pause ou réel changement ?

Au terme de la prise en charge, la moitié des jeunes retournent dans leur établissement d'origine, les autres étant réorientés, généralement vers des ITEP ou des structures psychiatriques. Il reste à savoir si le passage par l'Hermitage a constitué pour eux une simple respiration ou l'amorce d'un véritable changement. « Il faut rester humble, mais le fait de partir du jeune et de ses attentes, sans a priori, semble produire des effets bénéfiques. répond Didier Lesbats. Et puis quatre mois, dans la temporalité d'un adolescent, c'est énorme. Cela permet de se repositionner. » Pour sa part, Christelle Chappe souligne : « Nous n'avons pas encore de recul sur le long terme, mais sur le court terme les établissements d'origine nous disent que le passage par l'Hermitage aide à apaiser les crises et à repartir d'un nouveau pied. C'est un sas. » L'ASE de Gironde soutient d'ailleurs fermement le projet. Une structure telle que l'Hermitage apparaît en effet précieuse. « Vu les difficultés diverses auxquelles les jeunes sont confrontés, il est important de leur proposer des lieux ressources comme celui-là, affirme l'inspectrice ASE. Avec la loi du 5 mars 2007 sur la protection de l'enfance, qui diversifie les modes d'accueil, ils seront amenés à se développer. Un établissement de ce type par département me semble une bonne chose. » Un comité de pilotage se réunit une fois par an, de façon à suivre l'expérimentation. Il rassemble un représentant de l'ASE, des ITEP, des MECS, de la MDPH, de la PJJ, ainsi qu'un médecin du secteur psychiatrique. Et les échanges entre comité de pilotage et direction autorisent un réajustement permanent des orientations, par exemple concernant l'âge des enfants et la durée de leur séjour.

A Emmaüs Gironde, dans le secteur de l'enfance, d'autres projets qui devraient utiliser le parc du château sont en phase de préparation. Destiné à des enfants de 4 à 12 ans placés en famille d'accueil par l'ASE, l'un d'eux consiste à les recevoir pendant les vacances et en attendant une famille d'accueil. Les maisons seront bâties par les ateliers d'Emmaüs, sur le modèle des maisons en bois développé en Gironde pour les exclus. L'autre projet est une structure de post-cure, plus médicalisée que l'Hermitage, visant à recevoir en moyen séjour des adolescents présentant des troubles psychiques. Une manière de répondre aux difficultés rencontrées par la structure expérimentale pour l'accueil de ces jeunes après leur passage en son sein.

Notes

(1) L'Hermitage : 91, route de Cadaujac - 33650 Martillac - Tél. 05 56 30 71 32.

(2) Outre Emmaüs Hermitage, le mouvement Emmaüs compte trois associations en Gironde : Emmaüs Insertion, Emmaüs 33 Urgence Sociale et Emmaüs Développement (économie sociale et solidaire).

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