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L'Association de réadaptation et de réinsertion pour l'autonomie de déficients visuels (ARRADV), à Marseille, propose à ces derniers un suivi spécifique, mené par une équipe pluriprofessionnelle, afin de les aider à apprendre à vivre avec le handicap.

« Depuis que je suis à l'ARRADV, je casse beaucoup moins de verres et d'assiettes ! », sourit Latifa El Aouini. A 36 ans, cette mère de famille souffre depuis plusieurs années d'une cataracte. Pourtant, à l'Association de réadaptation et de réinsertion pour l'autonomie de déficients visuels (ARRADV) (1), elle n'a pas suivi de traitement thérapeutique réduisant son handicap. Au contraire, dans ce service d'accompagnement médico-social pour adultes handicapés (Samsah), une équipe pluriprofessionnelle l'a aidée à apprendre à vivre avec son atteinte visuelle, à retrouver son autonomie en dépit du handicap, à ne plus avoir peur de sortir de chez elle, « de crainte de chuter ou de rencontrer quelqu'un sans pouvoir le reconnaître », précise Latifa.

Un handicap méconnu

« J'entends trop souvent dire : «Personne ne croit que je ne vois pas et je n'ose pas toujours l'avouer», rapporte le Dr Françoise Gerin Roig, directrice de l'ARRADV. La déficience visuelle, à l'exclusion de la cécité totale, demeure un handicap fortement méconnu, parce qu'il présente comme paradoxe d'être difficilement visible. Et les ophtalmologistes libéraux, trop souvent centrés sur leurs actes techniques, ne prennent pas en compte les difficultés consécutives à ce handicap. » Après avoir fait le constat de ce hiatus entre la prise en charge sociale et la prise en charge sanitaire des malvoyants, cette ancienne experte en ophtalmologie auprès de la Cotorep a ouvert, en septembre 2005 à Marseille, le premier Samsah pour déficients visuels, avec la complicité de Laurence Pès, orthoptiste spécialisée « basse vision ». Son équipe pluridisciplinaire propose une prise en charge souple et adaptable en fonction du projet de vie et de l'importance de la perte d'autonomie des bénéficiaires. « Ces personnes peuvent accéder à notre service si elles répondent aux critères de l'Organisation mondiale de la santé, qui définissent la déficience visuelle sur des critères médicaux, explique Françoise Gerin Roig. Cela ne veut pas dire qu'elles ne souffrent pas parfois d'autres handicaps, mais c'est l'atteinte visuelle qui domine, qu'elle soit d'origine accidentelle ou médicale. Les principales pathologies sont la rétinopathie pigmentaire, la myopie forte, le glaucome et autres neuropathies, la rétinopathie diabétique et, le plus souvent, la dégénérescence maculaire liée à l'âge [DMLA]. » En 2008, 138 personnes (2) sont passées par les bureaux de l'ARRADV, dont 70 % âgées de plus de 60 ans. Certaines pour un accompagnement à visée évaluative, d'autres, lorsque cela a été jugé nécessaire, pour un accompagnement à visée rééducative. « Pour moi, il existe deux types de Samsah : les premiers prennent les personnes en charge sur le long terme ; les seconds, comme l'ARRADV, proposent des interventions n'excédant pas trois ans, leur objectif étant la reprise d'une autonomie rapide, et donc la sortie du service », détaille la directrice. L'association s'est ainsi fixé trois missions : diminuer la fréquence des complications liées à la malvoyance (dépressions, chutes, traumatismes tels que des brûlures et des contusions) ; réduire le coût de la compensation en diminuant ou en optimisant l'aide humaine, et enfin permettre à la personne de retrouver une véritable dynamique de vie.

« J'ai connu l'ARRADV en 2005 par mon frère, qui souffre lui aussi de DMLA, raconte Aimée Frandgie, 77 ans. J'avais tenté des opérations, des lasers, et chaque fois qu'on m'a fait un traitement, ma vue a chuté davantage. J'ai arrêté de lire, d'écrire, de sortir... » A l'ARRADV, après un premier contact téléphonique, elle est reçue par Françoise Gerin Roig et par l'assistante sociale du service, Marianne Briatte. « Elles m'ont assuré qu'on allait trouver des solutions, continue-t-elle. Elles m'ont redonné l'espoir de pouvoir vivre comme tout le monde. » Ce premier rendez-vous fournit surtout l'occasion pour les professionnelles d'aider la personne déficiente visuelle à exprimer ses difficultés. « Souvent, elle arrive ici en se plaignant juste de ne plus pouvoir lire ni écrire, précise la directrice. Puis on arrive à la faire parler de ses pertes d'équilibre, de l'isolement social... » Une fois les besoins cernés, le Samsah peut inscrire la personne dans la phase évaluative, d'une durée de trois mois, au cours de laquelle elle rencontrera les différents intervenants . « J'ai vu l'opticien, l'ergothérapeute, le psychomotricien, l'instructrice en locomotion, l'orthoptiste, la psychologue, puis à nouveau l'assistante sociale », se souvient Aimée Frandgie. Chaque professionnel identifie les problématiques de la patiente. Ainsi Pascale Frances, ergothérapeute, s'est déplacée au domicile d'Aimée Frandgie pour faire un bilan de vie quotidienne : « J'ai une liste de 70 items représentant toutes les difficultés qu'un déficient visuel peut rencontrer au quotidien : les soins, les repas, la gestion budgétaire, les activités domestiques, la vie en société et la vie pratique... Puis j'établis un programme personnalisé selon les axes que la personne a envie de travailler. »

Pour sa part, Laurence Pès, qui a gardé en tant qu'orthoptiste une activité libérale à mi-temps, a analysé le potentiel visuel d'Aimée Frandgie dans les domaines essentiels de la lecture et de l'écriture. « Soit il reste à nos usagers un potentiel qui peut être exploité, et je les envoie alors vers un orthoptiste «basse vision», qui travaille avec eux sur la réadaptation fonctionnelle et leur enseigne l'utilisation de matériel grossissant. Soit les personnes n'ont plus de potentiel, et je les oriente vers du matériel audio. Il y a toujours une option. » Autre spécialiste, Christian Faivret, psychomotricien à mi-temps à l'ARRADV, témoigne : « Mon travail consiste à aider les bénéficiaires à prendre conscience que la vision n'est pas uniquement le fait de l'oeil, mais que la faculté de voir se situe dans le cerveau. J'évalue donc si les personnes ont besoin qu'on leur restitue cette vision mentale, cette capacité à se représenter leur environnement. Je dépiste aussi les troubles collatéraux, comme les problèmes d'équilibre. »

De son côté, l'assistante sociale spécialisée joue un rôle central, en gérant toutes les formalités administratives. « Je cible quelle va être la prise en charge sociale, en posant des questions précises, détaille Marianne Briatte. Le bénéficiaire a-t-il une auxiliaire de vie sociale ? La famille est-elle présente ? Comment vient-il au service ? S'il est venu ici seul, peut-on lui financer un transporteur ? A-t-il une carte d'invalidité ? Touche-t-il l'allocation personnalisée d'autonomie ? » Enfin, une rencontre avec la psychologue, Marilyn Oyonarte (également à mi-temps), permet de cerner d'éventuels symptômes dépressifs. « Notre public a tendance à s'isoler, car personne ne comprend vraiment ce qu'il ressent. Quand quelqu'un a une jambe dans un plâtre, il se produit un réflexe comportemental d'empathie de la part de tout un chacun. La déficience visuelle ne se voyant pas, les personnes voyantes ne font pas d'efforts. Certains malvoyants sont exaspérés de devoir toujours expliquer leur handicap. L'essentiel de mon travail clinique consiste à rendre compte qu'il existe en chaque personne une capacité de rebondir et de s'approprier la vie en faisant le deuil de ce qui a été. »

Après l'évaluation, une synthèse

Aimée Frandgie, elle, n'a pas eu besoin de soutien psychologique et est entrée, au terme des trois mois d'évaluation, dans la phase d'accompagnement rééducatif. « A l'issue de l'accompagnement évaluatif, l'équipe fait une réunion de synthèse où nous décidons ce qui peut être proposé au bénéficiaire », résume la directrice de l'ARRADV. Trois cas de figure sont possibles : le premier concerne les personnes ayant simplement besoin d'informations et de conseils. Le deuxième implique les individus nécessitant un plateau technique lourd ou présentant un polyhandicap important. L'ARRADV les oriente alors vers l'un de ses partenaires, la clinique de réadaptation et rééducation fonctionnelle pour déficients visuels de Nîmes. Enfin, on trouve les personnes qui doivent acquérir des techniques réadaptatives. Dans ce cas, Françoise Gerin Roig propose un plan de prise en charge à la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) des Bouches-du-Rhône. Après acceptation, elle fait signer au bénéficiaire un document individuel de prise en charge - en gros caractères - dans lequel sont détaillés le plan d'intervention et le nombre de séances prescrites selon les situations. Ainsi, pour apprendre à maîtriser complètement l'utilisation d'une canne, certaines personnes en cécité totale peuvent suivre jusqu'à 100 séances.

Quant à Aimée Frandgie, elle n'a eu besoin que d'une dizaine d'heures avec l'instructrice en locomotion. « La canne, c'est ce qu'il y a de plus dur à accepter psychologiquement. Mais, en fait, elle nous protège. En apprenant à la manier, j'ai repris possession de mon corps, et donc de ma vie », assure la retraitée, pour qui l'accompagnement rééducatif a été centré sur l'orthoptie, l'ergothérapie et la locomotricité. L'acquisition d'un téléagrandisseur s'est révélée une grande satisfaction. Les médicaments, le dentifrice, les boîtes de conserve, mais surtout les documents dactylographiés... elle peut désormais tout agrandir et voir, en modifiant les contrastes, les couleurs, les fonds d'écran, etc. Un matériel qui coûte près de 4 000 € et qu'elle a pu acquérir en partie grâce aux financements obtenus par Marianne Briatte. « Un dossier de demande de prestation de compensation du handicap [PCH] «aides techniques» nécessite de réunir un grand nombre de documents, précise l'assistante sociale, unique travailleur social du Samsah. Avec un public «voyant», on peut s'échanger des courriers ou des e-mails, mais avec les déficients visuels on ne peut pas fonctionner à partir des écrits. Je dois donc me rendre régulièrement à domicile pour aider les personnes à trouver leurs papiers, et ce, sur l'ensemble du département. »

Aimée Frandgie raconte : « L'ergothérapeute est ensuite venue chez moi et m'a appris des techniques pour que je puisse mettre seule un appareil en marche, remplir un verre d'eau sans en renverser, piquer avec la fourchette dans mon assiette, etc. » Autre changement : désormais, elle s'y retrouve dans sa paperasse à l'aide d'un système de grosses gommettes de couleur. Et parvient, au toucher, à reconnaître les pièces de monnaie - même s'il lui arrive encore de se faire avoir ! « Je donne des repères, et travaille avec les personnes sur le poids, l'écoute, le toucher, la dextérité. Mais c'est aussi à elles de mettre en place leurs propres stratégies, déclare Pascale Frances. Ainsi, si leur perte de vue s'aggrave une fois qu'elles sont sorties du dispositif, elles sauront s'adapter. » L'ergothérapeute a toujours travaillé auprès de déficients visuels : « Ces adultes qui ont connu avant la vie avec la vue éprouvent beaucoup de souffrances et de résistances. Quand ils n'arrivent pas à apprendre telle ou telle chose, ce n'est pas parce qu'ils n'en sont pas capables, mais parce que ça leur renvoie leur handicap. » La jeune femme, qui propose également, au sein des bureaux de l'ARRADV, des ateliers collectifs de bricolage et de soins esthétiques, a appris auprès de ces personnes à redéfinir sa notion de l'autonomie en fonction de leur projet de vie : « Certains bénéficiaires demandent juste à réapprendre à jouer au loto et aux cartes, et je respecte cela, même si j'essaie, petit à petit, de les emmener vers des activités plus globales. »

Développer des sens compensatoires

Christian Faivret, psychomotricien, a enseigné à Aimée Frandgie de quelle façon développer ses sens compensatoires et utiliser son propre corps pour sonder l'espace. « Techniquement parlant, mon intervention débute par un travail de relaxation, car quand on n'y voit pas, on est plus stressé : une ombre passe devant le soleil, on pense qu'on va se prendre un poteau dans la figure... Ensuite vient la phase d'assouplissement des extenseurs qui vise, à la fois, à contrer la peur et à renforcer l'équilibre. Puis le travail sur l'équilibre proprement dit. Au fil des séances, je prouve aux déficients visuels qu'ils peuvent fonctionner sans les yeux ! »

Enfin, la bénéficiaire de l'ARRADV a pu participer aux groupes de parole mensuels animés par la psychologue. « Mon travail de soutien clinique consiste à encourager ces personnes à redynamiser leur vie et à dire : «Je suis quelqu'un avec une déficience visuelle, mais je ne suis pas que déficient visuel», précise Marilyn Oyonarte. Le groupe de parole aide à rompre l'isolement et à donner un aspect réel à la prise en charge car, quand on dit à un bénéficiaire qu'il va parvenir à faire quelque chose, il n'y croit pas vraiment. Ici, il rencontre des gens qui sont passés par les mêmes étapes et les ont dépassées. » Le groupe de parole est aussi un lieu d'information qui accueille des intervenants extérieurs : entre autres, un responsable de l'atelier informatique adapté et l'Ecole internationale d'arts martiaux, qui propose des cours et des formations professionnelles, y ont participé.

Tous les quinze jours, des réunions d'équipes contribuent à rassembler les morceaux du puzzle que représentent les diverses interventions des professionnels. Ces derniers évoquent l'avancement de la rééducation et échangent sur les cas particuliers. En dehors de ces temps, ils peuvent aussi faire des points informels sur la prise en charge des bénéficiaires. Lesquels sont reçus par la directrice au milieu de la phase rééducative, puis à son terme, pour un bilan global destiné à vérifier ce qui a été acquis. « En sortant du Samsah, ajoute Françoise Gerin Roig, il leur est toujours possible de nous contacter s'ils rencontrent des difficultés. » Car l'essentiel, pour l'ARRADV, c'est de faire en sorte que ce ne soit pas la déficience visuelle qui domine la personne, mais la personne qui domine sa déficience.

TÉMOIGNAGES
« En un an, j'ai réappris tous les gestes quotidiens »

Raphaëla Catry (51 ans). « J'ai eu un problème vasculaire qui a attaqué mes yeux. Avant de venir à l'ARRADV, orientée par le CCAS, j'étais perdue, et me disais qu'il n'y avait aucun avenir. Les professionnels m'ont prise en charge, redonné confiance. En un an, j'ai réappris tous les gestes quotidiens. Je fais la cuisine, me déplace avec une canne, et couds même ! J'ai attendu un an pour obtenir un téléagrandisseur, mais depuis cinq mois que je l'ai, je peux de nouveau lire ce qui me plaît. »

Latifa El Aouini (36 ans). « En 2005, lors de ma première venue à l'ARRADV, j'ai pris la fuite quand on m'a parlé de canne blanche ! Mais ma cataracte a empiré, je passais mes journées à pleurer et ne pouvais plus m'occuper de mes quatre enfants. Poussée par mon mari, je suis revenue en 2007... Avec l'aide de l'ergothérapeute, j'ai appris à compter les pièces, plutôt qu'à tendre mon porte-monnaie. Pour m'habiller, j'utilise le regard de mes enfants ou de mon mari. Dehors, désormais, j'ose demander des renseignements. J'ai compris que l'aide humaine est un outil comme un autre. Mais je m'inquiète un peu : je pars bientôt en Tunisie, et ne sais pas reconnaître la monnaie locale... »

Yves Luciani (58 ans). « Je souffre d'une sclérose en plaques qui a touché mes nerfs optiques. J'ai arrêté mon travail car je commençais à faire des bêtises. J'étais sportif, et aimais conduire, je ne peux plus. Ici, grâce au groupe de parole, j'ai trouvé des gens qui comprennent mes problèmes. C'est une vie qui recommence. Il m'a fallu tout changer dans bien des domaines, mais le changement est possible. »

Luc Nahm (46 ans). « J'ai commencé à perdre la vue en 1995 du fait d'une maladie nosocomiale, ce que j'ai caché un certain temps. Puis, quand il m'a été impossible de conduire, on m'a mis en arrêt maladie. J'ai fait une dépression. Sur les conseils de mon opticien, je suis venu à l'ARRADV avec une demande précise : un financement pour du matériel. Mais là les professionnels m'ont fait évoluer. Je me déplace aujourd'hui en autonomie complète avec ma canne, et j'ai même repris des études. J'ai créé l'Association des déficients visuels marseillais (3), qui regroupe d'anciens bénéficiaires de l'ARRADV ayant envie de faire évoluer la société. Trop d'actions restent de l'ordre de l'assistanat, alors que nous demandons des moyens pour faire les choses pour nous-mêmes et par nous-mêmes. »

Notes

(1) Samsah ARRADV : 132, boulevard de la Libération - 13004 Marseille - Tél. 04 91 42 53 11 - www.arradv.fr.

(2) En 2006, la file active était de 111 personnes, et de 125 en 2007. En 2008, les 138 bénéficiaires de l'ARRADV étaient âgés de 19 à 92 ans.

(3) Contact : 06 63 72 52 93 - nahn.luc@neuf.fr

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