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Libérez l'institution !

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Dans le mouvement de démocratisation des structures sociales et médico-sociales, qui a vu s'accroître les droits des usagers, les professionnels ont été oubliés. Et quelque peu sacrifiés sur l'autel de la « bonne gestion ». Il pourrait en être autrement, estime Raymonde Ferrandi, psychologue clinicienne, qui intervient dans le milieu associatif auprès de personnes précaires ou dans le cadre de la supervision d'équipe.

« Plus de 40 ans après 1968, force est de constater que les institutions du domaine sanitaire et social attendent toujours d'être «libérées». Contrairement à d'autres, comme la famille, passée du carcan à l'incertitude des repères, l'institution médico-socio-éducative reste régie, au mieux, par la convention de 1966, qui prévoit un organigramme parfaitement pyramidal. La loi rénovant l'action sociale et médico-sociale du 2 janvier 2002 cherche à introduire un peu plus de démocratie pour les usagers, mais les professionnels ont été oubliés. Cela peut avoir pour conséquences non seulement d'engendrer chez eux une certaine frustration, mais surtout de mettre en danger leur travail : le divorce est de plus en plus consommé entre, d'un côté, la hiérarchie et les autorités de tutelle, sensibles aux sirènes de la «modernisation», et des professionnels de terrain en déroute, partagés entre révolte et résignation. L'action sanitaire et sociale semble en effet frappée de plein fouet par la tentation libérale, qui seule semble s'opposer à la lourdeur de son organisation. Comment en est-on arrivé là ? L'institution est-elle dès lors condamnée à tomber de Charybde en Scylla, de l'archaïsme paternaliste à la logique «gestionnaire» ?

Au commencement était le responsable issu du terrain, tantôt leader charismatique, tantôt - un peu plus tard dans l'histoire des institutions - professionnel de la clinique des personnes (médecin, psychologue, éducateur...) motivé pour transformer la réalité par un dispositif thérapeutique ou éducatif et, dans ce but, pour agir au niveau de l'animation de l'équipe. La gestion était d'importance seconde, considérée comme une nécessité pour que le travail puisse se faire : le responsable se devait d'avoir cette compétence, mais elle pouvait avoir été acquise de façon empirique, et son identité continuait de lui être donnée par sa formation disciplinaire d'origine. Certes, cet âge d'or n'était pas sans défauts : dans le cas du leader charismatique, on pouvait déplorer le caractère fondamentalement narcissique du projet, les relations totalitaires qui sous-tendaient le travail ; dans le cas des professionnels sortis du rang, souvenons-nous de tel directeur analyste oubliant qu'il n'était pas l'analyste de son personnel, ou bien de cet ex-éducateur rivé à des références de terrain surannées... Mais enfin chacun savait encore pourquoi il était là.

Dans la période suivante, les directeurs sont de plus en plus issus de filières entièrement administratives, la gestion se professionnalisant et devenant de plus en plus indépendante du contenu à gérer. Pendant ce temps, les travailleurs sociaux, les psychologues... se réclament, en contrepoint, d'une clinique de terrain et optent donc, implicitement, pour des postes subalternes, puisqu'il n'y a pas, dans les organisations mises en place et conventionnées, de lieu hors hiérarchie. L'administration devient alors un autre «mammouth» occupé à sa propre reproduction. Ceux qui connaissent le mieux le travail sont désormais régis par ceux qui le connaissent le moins et se rendent compte, un peu tard, que cela a quelques effets sur leur pratique : les équipes doivent à date fixe se mettre «en projet» afin de rédiger le document afférent, alors qu'on a déjà tant de peine à mettre en oeuvre le précédent. Le désir n'a plus sa place ou peine à la trouver dans ces horaires mesurés en fonction d'un ordre qui n'est pas le sien, dans ces postes de travail qui imposent un interlocuteur ; l'intersubjectivité bute sur des procédures qui en recouvrent le sens, alors qu'elle est dans ce domaine l'essence du travail.

Libéralisation au lieu de libération

Au lieu de libération est venue la libéralisation, avec des références et parfois des directeurs venus de l'entreprise, après une formation en école de commerce. Les chiffres sont désormais posés avant toute notion de travail à réaliser. Ce dernier devient le moyen de les atteindre (tel est désormais l'«objectif»), afin de se positionner dans une «lutte des places», pour reprendre l'expression de Vincent de Gaulejac (1), au sein des divers schémas locaux. Certaines études statistiques prévoient sans rire que le budget de tel territoire hospitalier sera calculé pour n usagers... et demi, puisque les usagers à la limite entre deux territoires pourraient être autorisés à consulter dans celui d'à côté. Les personnes souffrantes sont virtualisées et les professionnels chargés de prendre en compte cette souffrance relégués au rôle d'empêcheurs de gérer en rond. La «nouvelle gouvernance», par ses tentatives pour saisir l'humain à travers les coquilles vides de ses apparences objectivables, est aussi éloignée des nécessités du terrain que la récente gestion des «subprimes» de l'économie réelle...

Le travail dénaturé

Le comble est atteint quand, sans urgence financière évidente, des exigences sont imposées aux professionnels au point de dénaturer leur travail, et donc de mettre en péril l'institution dans sa raison d'être, comme pour prendre les devants, pour se donner l'illusion de pouvoir encore contrôler quelque chose dans cette surenchère généralisée. Et ce fantasme de toute-puissance se donne encore à voir sous l'aspect de la bonne gestion, du réalisme et du modernisme !

Ne pouvait-on aller chercher du côté de l'entreprise d'autres leçons, comme sa capacité à inventer des organigrammes adaptés aux objectifs à réaliser, sans se laisser pétrifier par des traditions ? Mais cela dans le respect des usagers et des professionnels, considérés comme valeurs et non pas comme charges à précariser.

Les institutions sont-elles condamnées, après la famille telle qu'analysée par Michel Tort (2), à rester pour longtemps les représentants de l'Institution, ordre symbolique supposé devoir rester immuable pour structurer de façon adéquate notre inconscient d'animaux sociaux ? Ou bien pourraient-elles s'ouvrir à leur tour aux vertus de la coopération et de la négociation, y compris dans la façon de penser leur structure ? Cela permettrait de confier, par exemple, à des collègues alliant compétences de terrain et compétences administratives la responsabilité de les conduire : ces compétences se rencontrent déjà quand il y a écoute à l'intérieur de l'équipe, mais d'une façon toujours un peu faussée par la hiérarchie consacrée.

Faut-il en conclure, comme le proclamaient autrefois les murs : «Soyez réalistes, demandez l'impossible !» ? »

Contact : raymonde.ferrandi@wanadoo.fr

Notes

(1) La lutte des places - Editions Desclée de Brouwer, 2007.

(2) La fin du dogme paternel - Flammarion, 2007.

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