Comment réagissez-vous à cette brusque flambée du chômage ?
De façon générale, j'ai tendance à me méfier de cette émotion statistique qui nous étreint, mois après mois, au vu des chiffres, non pas du chômage, mais des demandeurs d'emploi inscrits en catégorie 1 de Pôle emploi. Je constate d'ailleurs que le taux du chômage, au sens du Bureau international du travail, reste inférieur d'environ trois points aux maxima que nous avions atteints en 1994 et 1997, années où il approchait 11 %. A présent, ce chiffre se situe plutôt entre 7 et 8 %. Il faut donc relativiser la situation, même si elle est inquiétante. L'opinion publique est frappée, à juste titre, par la rapidité de la hausse du nombre des demandeurs d'emploi, ainsi que par l'incertitude qui pèse sur la durée de la crise actuelle. D'où une angoisse plus forte. Il ne s'agit pas seulement d'un moment particulier du cycle économique. Quelque chose de plus structurel, de plus profond, est en train de se jouer, et les gens le ressentent. Nous allons devoir régler plusieurs crises en même temps : la crise sociale dont nous ne sommes jamais vraiment sortis en France depuis le choc pétrolier de 1973-1974, une crise écologique dont on mesure mieux chaque jour l'ampleur, et une crise financière inédite.
Les salariés précaires sont parmi les premiers touchés. Mais de nombreux salariés en CDI le sont aussi. Faut-il craindre de voir basculer dans les difficultés toute une frange de la population qui parvenait jusque-là à s'en sortir ?
Parmi les premiers touchés, il faut malheureusement ajouter, une nouvelle fois, les jeunes. Je suis évidemment incapable de dire si la hausse du chômage va se poursuivre sur le même rythme dans les mois à venir. Une telle évolution dépendra de notre capacité de réaction collective, et d'un certain nombre de facteurs. Le premier étant la reprise de la confiance entre les banques. Il faut que le marché interbancaire se remette en route, et que le crédit reprenne, pour les entreprises comme pour les particuliers. Nous n'y sommes pas encore, malgré les mesures prises. Or cette paralysie contamine tout. On ne doit donc rien exclure, y compris, si la situation ne s'améliore pas, des nationalisations temporaires d'établissements bancaires. Le deuxième facteur, en cette période difficile, réside dans le soutien de la consommation et du pouvoir d'achat à court terme, sans altérer une compétitivité externe déjà insuffisante. Pour cela, le système de protection sociale doit jouer au maximum son rôle d'amortisseur. Entre autres, il ne faut pas hésiter à anticiper, dès maintenant, sur des mesures d'amélioration des minima sociaux et d'indemnisation du chômage. Concernant les salaires, je pense qu'il faut les augmenter chaque fois que cela ne pèse ni sur la compétitivité des entreprises ni sur l'emploi. Ce qui exclut, à mon avis, les mesures générales telles que la hausse du SMIC. Il s'agit également de faire appel à la créativité des entreprises et des partenaires sociaux pour trouver des solutions qui minimisent la casse sociale. Ainsi, on a raison de développer le chômage partiel dès lors qu'il est convenablement indemnisé. Le système de formation professionnelle doit aussi être utilisé afin de compenser les périodes de chômage. En Franche-Comté, par exemple, on profite dans certaines entreprises de cette période d'inactivité pour mieux former les salariés. Enfin, le troisième facteur repose sur notre capacité à préparer l'avenir. Il est justifié d'insister sur l'investissement, la recherche et les économies d'énergie. Mais nous sommes dans une société où l'excès de désirs des uns nuit à la satisfaction des droits fondamentaux des autres. Avec des taux de croissance de l'ordre de 2 % par an, on ne peut pas tout faire, et il faudra que chacun accepte de distinguer l'essentiel du superflu. Nous devons aller vers une société plus sobre, plus juste, autrement créative, et développer davantage le sens du collectif. A l'avenir, les problèmes de justice et de redistribution seront au moins aussi importants que la question de la production.
Les personnes déjà en grande difficulté, en particulier les allocataires des minima sociaux, ne risquent-elles pas d'être repoussées encore plus loin de l'emploi ?
La crise actuelle visibilise fortement les nouveaux demandeurs d'emploi, mais le plus grand nombre devrait retrouver du travail assez rapidement dès que la situation s'améliorera. En outre, ces personnes seront à peu près bien indemnisées. En revanche, celles qui étaient déjà éloignées de l'emploi vont effectivement se trouver encore plus en difficulté. Elles ne feront pas l'objet de la préoccupation générale et leur retour à l'emploi se révélera encore plus problématique. D'autant que les organisations qui s'occupent d'elles vont voir leur charge de travail s'accroître. Dans cette conjoncture, le revenu de solidarité active (RSA) arrive à point nommé, car il devrait aider beaucoup de personnes, notamment celles qui travaillent à mi-temps et devraient bénéficier d'un supplément de revenu important. En même temps, le RSA tombe moins bien, dans la mesure où les opportunités d'emploi vont être sans doute plus limitées, au moins temporairement.
Quelles mesures concrètes envisager pour faire face à cette montée du chômage ?
D'une part, dans l'immédiat, nous avons besoin de contrats aidés de qualité, c'est-à-dire d'une durée suffisante, à temps plein, et assortis d'un dispositif d'accompagnement social et de formation. Les mesures prises à l'automne en faveur des contrats aidés seront-elles suffisantes ? Pour l'instant, le contingent est loin d'être consommé, mais il ne faudra pas hésiter, si nécessaire, à l'augmenter. D'autre part, il importe de donner à Pôle emploi les moyens de faire face à l'afflux d'inscriptions nouvelles liées à la conjoncture ainsi qu'à la mise en oeuvre du RSA. C'est également vrai pour ses cotraitants, l'APEC et les missions locales jeunes, qui vont nécessiter des moyens supplémentaires. A moyen terme, nous défendons, à Solidarités nouvelles face au chômage [SNC], l'universalisation de l'assurance chômage. Autrement dit l'extension de son périmètre au plus grand nombre, les minima sociaux redevenant un simple filet de sécurité. Ce projet pourrait trouver sa place dans la prochaine convention Unedic, dans deux ans. Les trois fonctions publiques contribueraient, elles aussi, à l'assurance chômage et, grâce aux ressources ainsi obtenues, il serait possible d'étendre les allègements de charges aux cotisations d'assurance chômage, afin d'améliorer la compétitivité de l'économie. Quitte à renforcer un peu les conditions ouvrant droit à ces allègements. Enfin, le développement du microcrédit et de l'auto-entrepreneuriat sont des pistes intéressantes, bien que relevant de l'action structurelle à long terme. Par ailleurs, j'avais évoqué lors du Grenelle de l'insertion la possibilité d'imposer aux entreprises d'embaucher des personnes au chômage de longue durée ou de s'en acquitter par une taxe stabilisant le financement des contrats aidés. Il faudra y réfléchir, car nous devons trouver une régulation permettant de résorber durablement le chômage de longue durée.
Certains évoquent à nouveau la piste du partage du temps de travail. Qu'en pensez-vous ?
A SNC, nous sommes favorables au travail à temps choisi, sans précarité ni pénalité. C'est une valeur d'avenir qui fait partie de ce modèle plus sobre que j'évoquais précédemment. Mais on se situe là aussi dans le long terme. D'une façon générale, il faut redonner un horizon, du sens, du projet à la société. Les sociétés qui ont un projet et des idées génèrent de l'emploi. Nous avons tous à travailler sur le modèle de développement de demain. Cela concerne tout le monde, la gauche comme la droite, les organisations syndicales et patronales, les associations, etc.
Que se passera-t-il si, en dépit des mesures prises, la situation continue de se dégrader ?
On ne peut pas exclure l'apparition de mouvements sociaux de grande ampleur. Nous devons être extrêmement attentifs à ce qui se passe, et veiller à faire preuve d'initiative et de solidarité, tant sur le plan collectif qu'individuel. Les corps intermédiaires se mobiliseront-ils ? Les entreprises vont-elles relever leur niveau de responsabilité sociale ? Les associations vont-elles être davantage solidaires entre elles, et sauront-elles convaincre des bénévoles de venir soutenir leur action ? Le niveau de conflictualité dépendra, entre autres, de cette capacité de mobilisation à tous les niveaux. Cette crise doit être, pour nous tous, l'occasion de sortir de notre individualisme et de notre peur du chômage et des chômeurs, de rejoindre les associations qui essaient d'aider les personnes en recherche d'emploi, et de prendre en compte la parole des demandeurs d'emploi (1). Trouvons ou retrouvons le sens de l'entraide. Réhabilitons-la !
Jean-Baptiste de Foucauld est président de l'association Solidarités nouvelles face au chômage (SNC) et ancien commissaire au Plan. Il a publié notamment Une société en quête de sens (Ed. Odile Jacob, 1995), en collaboration avec Denis Piveteau, et Les trois cultures du développement humain : résistance, régulation, utopie (Ed. Odile Jacob, 2002).
(1) Le 18 mars prochain, SNC organise avec le Mouvement national des chômeurs et précaires et l'Agence nouvelle des solidarités actives un colloque sur « la participation organisée des demandeurs d'emploi à Pôle emploi », avec le soutien de ce dernier.