Le lieu, bien sûr, n'est pas multiséculaire : il a ouvert ses portes en 1895. En outre, ses 120 000 volumes ne sont pas entassés en colossales pyramides, mais alignés sur des étagères horizontales. Pourtant, à la manière de Bonaparte en Egypte, le visiteur découvrant le Musée social a le sentiment que, du haut de ces rayonnages, des siècles de réflexion le contemplent. De fait, l'institution recèle des trésors de productions de l'esprit sur l'histoire des luttes, des doctrines, des politiques, de l'économie, de l'action et des professions sociales. Un patrimoine dont la valeur vient de faire l'objet d'une reconnaissance officielle : en avril dernier, une grande partie des archives de cette fondation privée a été classée « archives historiques » - distinction équivalant à celle de « monument historique » pour un tel bien.
Cette consécration permettra peut-être au Musée social de faire plus largement connaître sa bibliothèque. D'autant que celle-ci va aussi gagner en visibilité quand ses fichiers seront interrogeables en ligne. Jusqu'à présent, faute de moyens suffisants, l'informatisation rétrospective du catalogue n'avait pas été réalisée (1). Grâce à l'aide de la Bibliothèque nationale de France, avec laquelle une convention de partenariat a été signée à l'automne, cette opération va pouvoir être menée à bien. Autant dire que le Musée social a de nouveaux atouts à valoriser pour étendre le cercle réduit de ses aficionados avertis.
L'historien Pierre Rosanvallon fait partie de ces fidèles. Il goûte particulièrement l'« atmosphère de sérénité studieuse et d'intimité discrètement militante » de cet « espace feutré et quelque peu suranné » (2). Comme ce connaisseur, les amoureux des livres apprécient aussi le contact direct qu'ils peuvent avoir avec les publications (ouvrages, périodiques, brochures...). Ici, pas de microfiches, mais le plaisir sensuel de toucher du doigt le cheminement « des institutions et organisations sociales qui ont pour objet et pour résultat d'améliorer la situation matérielle et morale des travailleurs » (article 1 des statuts).
Nul besoin de montrer patte blanche pour se saisir de ces éditions originales. Il suffit d'acquitter un droit d'entrée des plus symboliques. Celui-ci a été instauré il y a six ans car, si les escabeaux sont d'époque, les finances, elles, n'ont plus le lustre d'antan. Moyennant 3 € - avec des tarifs dégressifs pour qui compte revenir -, étudiants, travailleurs sociaux, syndicalistes, chercheurs ou simples curieux : tout un chacun peut se demander, avec le pamphlétaire Eugène Richter, Où mène le socialisme ? (1894) - livre qui n'est pas le plus ancien détenu par la bibliothèque mais le premier qu'elle ait acheté. Ou bien réfléchir à l'évolution du travail social en compulsant deux opus ayant visiblement été très consultés : le Petit Guide du Travailleur Social (1931) de l'abbé Jean Viollet, qui a notamment fondé l'une des premières écoles de service social, et Cinquante ans de service social (1947) d'Apolline de Gourlet, membre fondatrice de l'Association des surintendantes d'usine. Accueilli par les maîtres du lieu - l'historien et sociologue Michel Prat, responsable de la bibliothèque, et son jeune collègue Anthony Lorry, également historien, mais aussi iconographe, informaticien et webmestre -, le lecteur n'a plus qu'à accrocher son manteau au perroquet de bois pour méditer en toute tranquillité.
Tranquille, le Musée social ne l'a certainement pas toujours été. C'est qu'avant de devenir un haut lieu de la mémoire du social, il l'a fabriquée. Autrement dit, derrière une paisible dénomination de « musée », choisie par ses fondateurs pour son caractère « acceptable facilement et pour tous », il y avait un bouillonnant laboratoire d'idées. Celui-ci est né de la rencontre entre des hommes férus d'économie sociale - tels les entrepreneurs, savants et/ou hommes politiques Léon Say, Emile Cheysson et Jules Siegfried - et un mécène : le comte Aldebert de Chambrun (1821-1899), qui avait hérité de sa femme les cristalleries Baccarat et léguera l'intégralité de sa fortune à la nouvelle institution.
Créée en 1894 et quasi immédiatement déclarée d'utilité publique, cette fondation est installée rue Las-Cases, dans un hôtel particulier du VIIe arrondissement de Paris dont elle n'a jamais bougé (3). Elle se trouve à quelques encablures de l'ancienne gare d'Orsay, qui avait été édifiée à l'occasion de l'Exposition universelle de 1900. Le Musée social, lui, a partie liée avec celle qui s'est tenue en 1889. A l'origine, en effet, le projet, relativement modeste, était de conserver et d'exposer en permanence les documents de la galerie d'économie sociale qui avaient été présentés lors de l'Exposition de 1889 (voir encadré, page 28). Et puis, de l'idée de musée, ses promoteurs ne gardent vite que le nom : c'est un véritable institut de recherche qu'ils mettent en place, avec des sections d'études spécialisées - agricoles, juridiques, d'hygiène urbaine et rurale, des assurances sociales, des institutions patronales... - et une pléiade d'experts chargés d'aller enquêter sur le terrain, en France et à l'étranger. Ces derniers suivent l'actualité ouvrière, « couvrent » les grèves, assistent à toutes sortes de congrès français et internationaux (syndicaux, coopératifs, mutualistes...). D'Australie à l'Afrique du Sud, en passant par la Nouvelle-Zélande, l'Allemagne ou les Etats-Unis, les chercheurs vont aussi étudier les expériences novatrices qui peuvent susciter le débat, impulser de nouvelles réalisations, contribuer à l'évolution des lois - et nombre de législations sociales de la IIIe République partent d'ailleurs du musée.
Brochures, journaux, tracts, pétitions : les matériaux glanés par les enquêteurs nourrissent des dossiers remis à la bibliothèque, cependant que les intéressés rédigent des rapports pouvant faire l'objet de conférences et de publications. Ce mode original de collecte de documents et la politique d'achats et d'abonnements conduite par l'institution lui permettent, au fil du temps, de constituer un fonds inégalé sur la « question sociale », particulièrement pour la période 1870-1940. En matière d'assistance et de philanthropie, ces collections sont enrichies en 1963 par l'apport de la bibliothèque de l'Office central des oeuvres de bienfaisance (OCOB), qui avait été fondé en 1890 (4). En effet, confrontés à de gros problèmes financiers, les deux organismes fusionnent. Voulant se donner un petit air de modernité et élargir ses possibilités d'intervention, le Musée social fait alors précéder son appellation d'origine de la mention : Centre d'étude, de documentation, d'information et d'action sociales (Cedias).
« Cedias-Musée social » : ce double nom reflète le double visage de la fondation. La sauvegarde du patrimoine, d'un côté. Les études sur des problématiques d'actualité, de l'autre. Avec, entre ces deux secteurs qui ont leurs quartiers à des étages différents de l'hôtel particulier, quelques passerelles à tonalité plutôt historique ou contemporaine selon le thème des conférences organisées dans la salle de réunion du rez-de-chaussée et celui qui est débattu dans Vie sociale, la revue de l'institution.
La mémoire du social est l'essentiel de la fonction de la bibliothèque. Il ne s'agit pas uniquement d'une mémoire figée. La bibliothèque continue à se préoccuper des questions relatives à l'action sociale, au travail social et à la formation des professionnels. Elle est abonnée à 200 périodiques - dont les ASH, archivées depuis le 19 janvier 1996. C'est aussi depuis 1996 que, par convention avec la direction générale de l'action sociale, le Cedias-Musée social recense tous les mémoires de DSTS soutenus chaque année et collecte les meilleurs d'entre eux pour qu'on puisse y accéder (5). De nombreux documents qui relèvent de la littérature grise, comme les rapports d'évaluation du revenu minimum d'insertion (RMI), peuvent également être consultés rue Las-Cases.
Par ailleurs, la salle de lecture s'enrichit de quelque 500 nouveaux ouvrages par an, grâce à des dons et aux envois gracieux de livres adressés par les éditeurs à la revue Vie sociale. En effet, ne disposant d'aucun autre budget d'achat que l'enveloppe allouée à ses abonnements, la bibliothèque ne peut pas avoir de véritable politique d'acquisition. Aussi est-ce d'abord et avant tout un espace de conservation. Le petit millier de lecteurs qui, chaque année, fréquente les lieux, ne s'y trompe pas : dans près de 90 % des cas, les consultations portent sur le fonds ancien. C'est donc sur ce coeur précieux des collections que, depuis quelques années, « nous faisons porter l'essentiel de notre effort, afin de le valoriser », souligne Michel Prat. A cet égard, le responsable de la bibliothèque se réjouit que cette dernière soit désormais intégrée au réseau des « pôles associés » de la Bibliothèque nationale (BNF), ce qui lui permettra de participer au Catalogue collectif de France, le catalogue national informatisé qui recense les fonds de la BNF, des bibliothèques universitaires ou spécialisées et des grandes bibliothèques municipales.
De son côté, le secteur « études » de la maison a sensiblement évolué au cours des deux dernières décennies. Pendant les années 90 durant lesquelles elle a dirigé le Cedias-Musée social, Brigitte Bouquet - qui n'avait à ses côtés aucun chercheur permanent salarié - a surtout développé les travaux sur les professions sociales. A cet effet, l'actuelle titulaire de la chaire de travail social du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) a fondé, en 1989, le Réseau histoire du travail social, qui continue à proposer chaque année trois rencontres d'une journée.
Depuis 2001, ce n'est plus une assistante sociale, mais un éducateur spécialisé à qui ont été confié les rênes de l'institution. Jean-Yves Barreyre n'est pas venu seul, mais avec l'équipe qu'il dirigeait au centre régional pour l'enfance inadaptée (CREAI) d'Ile-de-France et l'ensemble de leurs missions, car ce CREAI a été dissous pour malversations de son président (6). La « greffe » a pris : outre son directeur, sociologue, le Cedias-Musée social dispose, désormais, de six chercheurs à demeure. Leurs travaux portent la griffe « délégation régionale Ancreai-Ile-de-France », intitulé de la branche « études » de l'institution qui en affiche clairement la couleur : lesdites études sont quasi exclusivement centrées sur le handicap.
Par convention avec la direction régionale des affaires sanitaires et sociales d'Ile-de-France (Drassif), ce département de la fondation a des activités de conseil technique des acteurs des politiques sociales et médico-sociales (Drassif, DDASS, collectivités territoriales, associations, établissements et services, usagers), ainsi qu'un rôle d'animation de groupes de travail régionaux - tels ceux qui ont été organisés en 2007 et 2008 sur la scolarisation et l'accès à la formation professionnelle des jeunes handicapés.
La délégation régionale Ancreai exerce aussi une fonction d'évaluation des besoins des populations vulnérables en Ile-de-France et participe à la conception d'enquêtes nationales, comme l'enquête Santé-Handicap Incapacité Dépendance 2008. « Une autre de nos missions est l'accompagnement des schémas départementaux d'organisation sociale », explique Jean-Yves Barreyre. Au carrefour « entre la réflexion sur les politiques sociales au niveau national et les conseils techniques auprès des promoteurs d'action sociale au niveau local, c'est un axe essentiel de notre travail », souligne-t-il. En dehors de ses activités proprement CREAI, le pôle « études » du Cedias-Musée social réalise aussi des recherches en réponse à des appels d'offres. Ainsi, celle que Jean-Yves Barreyre a pilotée en 2008 sur les « incasables » pour l'Observatoire national de l'enfance en danger (7), ou bien l'évaluation des situations de handicap d'origine psychique, menée depuis deux ans pour la caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (8).
Participer à la conception et à la mise en oeuvre des politiques sociales : tel est le rôle que le Cedias-Musée social entend jouer au XXIe siècle comme il l'a fait par le passé - même si la distance qu'a maintenant la fondation avec le personnel politique ne permet plus de la confondre avec une « antichambre de la Chambre » comme cela a pu être le cas autrefois. Autre différence d'importance avec le Musée social d'hier : des finances qui sont loin d'être aussi florissantes. De fait, receler des trésors n'empêche pas la bibliothèque de vivoter, malgré une petite aide de la direction régionale des affaires culturelles (entre 5 000 et 10 000 € selon les années) et de la Mairie de Paris (subvention annuelle de 10 000 € ). Et si l'équilibre budgétaire est retrouvé depuis une poignée d'années, c'est notamment grâce à la location des salles de réunion et du 4e étage de la maison, ainsi qu'aux intérêts rapportés par le placement des restes de la fortune du comte de Chambrun (9).
Il n'empêche : c'est bien à continuer dans l'esprit de celui-ci que veulent s'employer ses héritiers. Rappelant que la volonté du comte de Chambrun n'était pas d'ériger un musée, mais d'enquêter sur le terrain et de rendre possible « le travail du social sur lui-même », Jean-Yves Barreyre revendique son inscription dans cette lignée de promoteurs de la recherche-action. Aujourd'hui, ajoute le sociologue, l'expertise en matière d'action sociale d'un organisme comme le Cedias-Musée social est plus que jamais requise. A un double titre. D'une part, pour faire émerger des réponses à des questions aussi complexes que celle du cinquième risque et de ses enjeux en termes budgétaires et de droits de l'Homme. D'autre part, pour éclairer le débat citoyen en organisant des conférences publiques. A l'instar de celles qui avaient été initiées par le musée dès 1896 à l'intention d'un public d'ouvriers et d'étudiants autant que de spécialistes, les rencontres actuelles permettent à la population francilienne de dialoguer avec des experts sur les sujets les plus pointus. Après le handicap psychique l'an dernier, le cycle d'échanges proposé cette année prend la forme d'une interrogation : « Où va l'intervention sociale ? »
Le Cedias-Musée social, quant à lui, semble savoir où il se dirige. « Notre projet est surtout de faire évoluer la maison », résume Marc de Montalembert, universitaire spécialisé dans les politiques sociales, qui préside aux destinées de la fondation depuis 15 ans. Cette évolution devrait se faire dans deux directions : rénovation de la bibliothèque et élargissement au domaine de la famille du champ d'investigation de la délégation Ancreai jusqu'à présent très axé sur le handicap et la perte d'autonomie. « Je souhaite aussi qu'on accueille des travaux et des recherches de groupes comme ceux du MP4-Champ social [Mouvement pour une parole politique des professionnels du champ social] », précise-t-il. Et de saluer, à cet égard, le rôle de Jacques Ladsous, secrétaire général de la fondation, initiateur de mouvements, comme le réseau « 7,8,9 » à qui le Cedias-Musée social donne l'hospitalité.
« Le Cedias est un lieu inclassable, qui peut accueillir tout le monde - hors orientations politiques extrémistes », commente Marc de Montalembert. Un lieu tiers de réflexion, ancré dans l'histoire et braquant le projecteur sur les grandes interrogations que suscite le retour de la question sociale : l'ambition des animateurs de l'institution n'est pas mince. En cela aussi, ils sont fidèles à leurs prédécesseurs.
Particulièrement intrigante, l'idée d'un social qui s'expose revient à Frédéric Le Play, ingénieur et pionnier de la sociologie (1806-1882). C'est lui qui, « pour la première fois en 1867, [...] ouvrit les Expositions universelles aux préoccupations sociales », explique son disciple et collaborateur, Emile Cheysson, inspecteur général des Ponts et Chaussées et l'un des initiateurs du Musée social (10). En 1889, « on voulut élargir encore la place faite en 1867 aux questions sociales », poursuit-il. « Au lieu de simples dossiers à consulter par un jury, on se décida à mettre toutes les pièces sous les yeux du public et à exposer les institutions elles-mêmes. »
Située juste en face du pavillon colonial, la section d'économie sociale comportait, en fait, deux expositions, précise l'historienne Janet Horne (11). D'une part, une cité sociale, conçue comme un grandiose village ouvrier avec, notamment, la reproduction d'une rue d'habitations à bon
marché grandeur nature et un Café de la Tempérance où l'on servait du thé. D'autre part, une galerie d'économie sociale, qui présentait des expériences d'amélioration du bien-être social, principalement dans le cadre industriel. Dessins, graphiques, diagrammes, photos, panneaux muraux, maquettes de logements ouvriers ou de crèches : tout avait été fait pour intéresser « le visiteur pressé, qui ne s'arrête pas à feuilleter des brochures ou des tableaux de chiffres », commente Emile Cheysson. Et de souligner que ce « coin de l'esplanade des Invalides, où était installée l'économie sociale, a été l'un des plus fréquentés et des plus étudiés, non seulement par les hommes de science et les «professionnels«, mais encore par la foule, par les ouvriers. »
(1) Actuellement, le catalogue n'est informatisé que pour les ouvrages, mémoires et brochures entrés à la bibliothèque après 1992. On peut le consulter sur
(2) Cf. « Le miroir du Musée social », préface de Pierre Rosanvallon à l'ouvrage de Janet Horne : Le Musée social. Aux origines de l'Etat-providence - Ed. Belin, 2004.
(3) Cedias-Musée social : 5, rue Las-Cases - 75007 Paris - Tél. 01 45 51 66 10.
(4) Ce sont les collections du Musée social jusqu'en 1963, c'est-à-dire comprenant aussi celles de l'OCOB, ainsi qu'un certain nombre de fonds privés acquis après cette date, qui ont été classés « archives historiques ».
(5) Ces mémoires, dont la note est égale ou supérieure à 14/20, sont consultables sur place et, sauf veto de leur auteur, en ligne. Ce sont également les seuls documents de la bibliothèque qui peuvent être empruntés.
(6) Voir ASH n° 2192 du 8-12-00, p. 36.
(8) Qui sera discutée lors du colloque organisé le 23 mars à Versailles par la CNSA et le Cedias-Musée social -
(9) En 1928, la naissance du franc Poincaré a fait fondre cet héritage de 80 %.
(10) Allocution d' Emile Cheysson au Congrès international des accidents du travail organisé à Milan en octobre 1894.
(11) In Le Musée social. Aux origines de l'Etat-providence - Ed. Belin, 2004.