«Dans le contexte actuel, quel est le sens de l'insertion et qui sert-elle réellement ? Que signifie l'insertion au regard de la situation économique et sociale, caractérisée par la pénurie d'emplois, de logements et le délitement du lien social ? Et quel est le rôle des acteurs sociaux qui la portent ? Sont-ils de simples exécutants alignés sur la commande publique ou des êtres animés par la certitude que le travail social a un sens, notamment celui de questionner les politiques publiques et d'être partie prenante de l'écriture d'un projet sociétal conforme à des valeurs mettant humanité et justice sociale en son coeur ?
Le sens des politiques d'insertion ? En théorie, il crève les yeux, mais dans les faits, on le cherche et c'est bien souvent l'incohérence que l'on trouve, si ce n'est un manque flagrant d'honnêteté intellectuelle. Prenons les cas, particulièrement révélateurs, de deux de ses vecteurs : l'insertion par l'emploi et l'insertion par le logement, deux concepts nés au milieu des années 70.
Dans le champ de l'insertion, l'insertion par l'emploi tient une place prépondérante, le discours dominant faisant du travail la base de notre inscription dans la société. L'insertion par l'emploi repose avant tout sur le postulat suivant : l'apport du travail n'est pas uniquement financier, il a une incidence en termes de reconnaissance sociale, donc d'insertion sociale. Celle-ci ne peut passer que par l'échange d'un travail contre une rémunération dans le cadre d'un contrat de travail. Par conséquent, l'insertion par l'emploi a pour objet de développer la formation afin de faire accéder au monde du travail et de réintégrer dans le fonctionnement social régulier des personnes qui en ont été exclues ou qui sont sur le point de l'être.
S'il ne s'agit pas ici de nier la fonction identitaire du travail, de son rôle dans la reconnaissance sociale ou l'importance de son apport sur le plan économique, il est encore moins question de «se raconter des histoires»... Peut-on raisonnablement concevoir que la société du plein emploi ne soit pas une utopie alors qu'elle n'a qu'une existence historique très courte et, qui plus est, à tempérer, le taux de chômage pendant les trente glorieuses n'ayant jamais été nul ? Au regard de la réalité économique, le processus d'exclusion est désormais considéré par beaucoup comme structurel : dans ce contexte de pénurie d'emplois et d'inadéquation entre offre et demande en la matière, comment travailler à l'insertion ou à la «réinsertion» ? Comment faire avec des personnes qui ne (re)trouveront peut-être jamais de travail ?
Sur cet échiquier complexe, il semble que la marge soit restreinte pour les personnes accompagnées comme pour les accompagnateurs à l'emploi. Pressés par leurs financeurs, ces derniers sont bien souvent contraints de «faire du chiffre». Orienter, faute de travail, dans des formations ou des stages ressemblant plus à des «parkings» qu'à des tremplins. Ainsi, bien des personnes à la recherche d'un emploi ont, à juste titre, le sentiment de tourner en rond et subissent de surcroît quotidiennement un discours stigmatisant et culpabilisant sur la «valeur travail». Ils endossent ainsi de manière contrainte l'habit des marginaux dont la fonction sociale est de pérenniser la norme.
Il ne s'agit pas de fustiger l'insertion par l'emploi qui a sa place dans le champ de l'insertion, mais de lui attribuer un rôle et des objectifs qui soient en cohérence avec la réalité économique. Sinon, c'est la dérive statistique : on se réfugie derrière des critères de comptabilité dans lesquels la personne accompagnée n'a plus de place. Il y a un problème lorsque, comme c'est la tendance aujourd'hui, l'on peut être considéré comme inséré avec un CDD de six mois ou des missions d'intérim qui permettront de toucher les Assedic. Si le travail n'est plus accessible à tous, chaque personne a néanmoins besoin d'être reconnue comme un sujet à part entière, d'avoir une place valorisée dans le groupe. C'est pourquoi il est urgent de penser la société en tenant compte des mutations qui la traversent, de créer un modèle sociétal en relation avec ces besoins. A ce titre, n'est-il pas temps de penser plus en termes d'activité que de travail salarié, de créer d'autres modes de valorisation, d'accès à la reconnaissance sociale ? Pourquoi ne pas, à côté de la recherche d'emploi, assujettir la délivrance du RMI ou des Assedic à un investissement choisi par la personne dont la finalité serait l'intérêt général ? Faire confiance à l'autre, en sa capacité à trouver sa place dans le collectif, ne pas lui assigner ce statut de citoyen de seconde zone en le culpabilisant et en le stigmatisant. Le bénévolat, qui de par son évolution est dans bien des cas devenu un métier
où les compétences requises sont loin d'être négligeables, peut également en constituer un des vecteurs de cette reconnaissance. Qui plus est, il est lui aussi producteur de richesse et de lien social.
Dans ce contexte économique et social tourmenté, l'insertion par le logement constitue une alternative particulièrement intéressante. Elle part du postulat que l'habitat est un élément fondamental du bien-être de tout être humain. Sa résonance est très forte en termes de sécurité, de dignité, de liberté et par là même d'identité. Il est saisissant de voir les effets que peut produire l'inscription dans un logement : désormais stabilisées, les personnes se sentent armées pour s'insérer économiquement mais également socialement (implication dans la vie du quartier, services entre voisins...). La vie familiale gagne en sérénité et la scolarité des enfants, étape essentielle à leur insertion future, est favorisée. A ce titre, dans une société où le retour sur investissement est roi, le logement est sans doute l'un des «placements» les plus judicieux sur le court et le long terme !
L'insertion par le logement se décline en un double mouvement : d'une part, l'apport d'un toit à ceux qui en ont besoin et, d'autre part, un accompagnement social permettant de donner toutes les chances à la personne, souvent déstabilisée par les difficultés qu'elle a rencontrées, de s'inscrire de manière pérenne dans son lieu de vie. En effet, l'optique visée est plus «curative» que «palliative», et le logement un moyen d'être inséré plutôt qu'une fin. Par ailleurs, cette solution est également bien plus avantageuse en termes de dépenses publiques.
Or, une nouvelle fois, les choix politiques ne permettent pas aux travailleurs sociaux d'accomplir au mieux leur mission. Combien d'entre eux se trouvent désemparés devant la faiblesse de l'offre de logements sociaux, sans parler du parc privé ? Comment travailler sur les sorties d'hébergement quand des personnes prêtes à quitter le dispositif sont contraintes d'y rester faute de logements disponibles ?
Si la loi Quilliot de 1982 affirme que «le droit à l'habitat est un droit fondamental» et que pour la loi Besson de 1990 «garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l'ensemble de la nation», le constat 25 ans après est amer. En effet, selon la Fondation Abbé-Pierre, près de 10 millions de personnes connaissent une problématique forte de mal-logement ou vivent en situation de réelle fragilité à court ou à moyen terme en raison d'un manque de confort de l'habitat et de difficultés pour se maintenir dans le logement : 15 % de la population totale résidant en France ! Au regard des constats alarmants régulièrement effectués depuis des décennies, comment ne pas se dire que le logement n'est pas la priorité des gouvernants. Ce qui signifie que les lois clamant haut et fort son caractère fondamental ne sont que de l'affichage.
Pourtant, il semble bien moins difficile de créer des logements que de l'emploi et, qui plus est, la construction de logements a toujours constitué un poumon du marché du travail... De plus, ne pas donner accès à un logement digne signifie de facto ne pas reconnaître aux personnes le statut d'habitant de la Cité et par là même les assigner à une place marginale et aux stigmates qui y sont associés. Cela ne peut qu'engendrer des dégâts à terme, donc un coût social et financier.
En terre des droits de l'Homme, les situations de personnes en emploi dans l'impossibilité de se loger se multiplient. Et bien que nombre d'entre elles ne subviennent qu'à peine à leurs besoins primaires, la valeur travail est brandie à tout propos. Alors que le discours dominant, sournoisement performatif, répète «travailler plus pour gagner plus», la réalité pour beaucoup est tout autre.
Face à l'instrumentalisation des politiques d'insertion au profit d'un néolibéralisme qui dessine les contours du modèle sociétal, quelle est la place des acteurs sociaux et des institutions qui portent l'insertion ? A bien des égards, nombre de personnes intervenant dans le champ du social ont le sentiment d'être placées entre le marteau et l'enclume : faute de moyens, mais néanmoins sommées de panser les plaies d'un système économique ne profitant pas à tous, elles ne peuvent qu'être des «casque bleus du social», voire des agents participant au contrôle social. De plus, né dans le sillon de l'éducation populaire, «le social» est fréquemment montré du doigt pour son militantisme, qui, pour beaucoup, est encore synonyme de non-professionnalisme. A ce titre, le coût du travail social est dénoncé par les politiques et sa marchandisation est progressive. Ses métiers sont peu valorisés, la course aux subventions se fait plus rude et les contrats précaires. Pourtant, défendre ses idées et faire preuve de professionnalisme n'ont jamais été antinomiques. Par conséquent, les acteurs sociaux et les institutions oeuvrant dans ce champ doivent, de par la place qu'ils occupent, être légitimement considérés comme des personnes ressources pouvant éclairer les choix politiques et non comme de simples exécutants de ces derniers. Il est urgent de les placer - et qu'ils se positionnent - au centre des questionnements sur ce qu'insérer veut dire, et par là même sur ce qu'accompagner signifie et présuppose en termes de posture et de moyens. En effet, sans son rapport au politique, quel est le sens du travail social ? »
Contact :
(1) ELIA pour « Evaluation logement insertion activité ». L'activité historique de l'association est l'insertion par le logement. Elle a développé par la suite un service « seniors-jeunes » et un service formation.
(2) Sur la question de l'investissement de l'espace politique par le travail social, voir aussi ce numéro, p. 30.
(3) Dan Ferrand-Bechmann - Le métier de bénévole - Ed. Economica, 2000.