Recevoir la newsletter

« Dans les DOM, la pauvreté se transforme »

Article réservé aux abonnés

La grève générale qui paralyse les Antilles révèle un profond malaise sur le plan économique et social. L'universitaire martiniquais Justin Daniel analyse les nouvelles formes de la pauvreté dans les départements d'outre-mer, engendrées par l'essor de l'urbanisation et la désagrégation des solidarités de voisinage qu'il entraîne.

La pauvreté et la précarité recouvrent-elles les mêmes réalités dans les départements d'outre-mer (DOM) et en métropole ?

D'une manière générale, dans les DOM, les phénomènes de pauvreté et de précarité sont plus diffus, plus étendus et plus intenses qu'en métropole. Plusieurs indices le montrent. Par exemple, les seuils de pauvreté y sont bien plus bas qu'en métropole. Les chiffres datent de 2005, mais ils n'ont pas beaucoup bougé depuis. Le seuil de pauvreté était alors de 3 000 € par personne à la Guadeloupe et de 5 060 € à la Martinique, contre 7 225 € en France métropolitaine. A l'inverse, les taux de pauvreté des ménages étaient beaucoup plus élevés qu'en métropole. En Guyane, par exemple, où la situation se révèle vraiment dramatique, on comptait 20,5 % de personnes vivant en deçà du seuil de pauvreté, 12,5 % à la Guadeloupe et 12 % à la Martinique, contre 6,1 % à la même époque en métropole. C'est un écart très important. Un deuxième indice est le taux de bas revenus. Même s'il est calculé en tenant compte de l'écart entre le PIB de la métropole et celui des DOM, beaucoup de personnes disposent de revenus peu élevés et sont condamnées à vivre grâce à divers expédients. L'économie souterraine occupe d'ailleurs une très grande place outre-mer. Le troisième indice est le nombre très élevé de bénéficiaires de minima sociaux, en particulier du RMI. Au 31 décembre 2007, ils étaient 31 592 à la Martinique et 32 052 à la Guadeloupe. Même si une diminution s'est produite entre 2006 et 2007, rapportés à la population globale active, ces chiffres sont extrêmement élevés. Enfin, le marché de l'emploi est très dégradé, avec un chômage structurel marqué par une surreprésentation des femmes et des jeunes, le faible niveau de qualification des demandeurs d'emploi et l'importance du chômage de longue durée, qui dépasse souvent les trois ans. Il n'est pas rare que le chômage soit vécu à l'échelle de plusieurs générations. Le père a été chômeur, les enfants le sont aussi. De plus, beaucoup de personnes subissent le temps partiel, surtout les femmes et les jeunes.

Les solidarités familiales et de voisinage permettent-elles, plus qu'en métropole, d'amortir les conséquences de la pauvreté et de la précarité ?

C'est partiellement vrai. Aux Antilles et en Guyane, nous avons longtemps vécu avec une pauvreté intégrée. Ce que certains appellent la « pauvreté d'antan ». Il faut savoir que l'égalité sociale entre les DOM et la métropole n'est devenue une réalité qu'en 1996. Auparavant, depuis la départementalisation intervenue en 1946, on avait maintenu un système social spécifique qui ne permettait pas de résorber la pauvreté. Pour subsister, les gens devaient donc faire appel à l'aide de leurs familles. Celles-ci prenaient traditionnellement en charge ceux de leurs membres qui avaient du mal à accéder à un emploi. Depuis, des progrès considérables ont été réalisés, avec la mise en oeuvre de dispositifs de protection sociale. La couverture maladie universelle (CMU), par exemple, bénéficie à une frange très importante de la population. Mais à la Guadeloupe comme à la Martinique et en Guyane, il subsiste des poches irréductibles de pauvreté, avec des personnes en souffrance qui conjuguent le recours aux solidarités familiales et une très forte dépendance à l'égard des prestations sociales, sans lesquelles la situation serait encore plus dramatique. On observe cependant aujourd'hui un début de délitement de ce lien familial, notamment en raison d'une très forte urbanisation des sociétés antillaises. De plus en plus de personnes arrivent dans les villes et ne peuvent plus bénéficier de cette solidarité familiale. Un autre phénomène inquiétant provient de l'émergence de nouvelles formes de précarité ayant comme prolongements des phénomènes de violences assez nouveaux, liés entre autres au trafic de drogue. On peut donc dire que, si la pauvreté a toujours existé dans les DOM, elle est en train de se métamorphoser.

Justement, les processus d'exclusion, voire de désaffiliation, existent-ils dans les DOM comme en métropole ?

On assiste en effet depuis quelques années, en dépit de la persistance des solidarités familiales, à l'apparition d'une population en totale déshérence. Les sans-abri existaient traditionnellement aux Antilles, mais de manière très marginale. Or, aujourd'hui, le phénomène tend à se développer. Il s'agit d'une forme de pauvreté moderne qui touche des gens qui ont complètement décroché et sont engagés dans un processus de désaffiliation et d'errance. Tout cela associé au trafic et à l'usage de la drogue ainsi qu'à la manifestation de diverses formes d'incivilité. Ces figures émergentes de l'exclusion suscitent la peur et révèlent, en même temps, une certaine impuissance des pouvoirs publics.

On imagine que la persistance d'une pauvreté importante dans les DOM a quelque chose à voir dans les manifestations actuelles...

Beaucoup de Martiniquais et de Guadeloupéens qui n'étaient jamais descendus dans la rue ont effectivement manifesté pour dénoncer la cherté de la vie. C'est ce qui explique que des revendications très hétéroclites aient pu être rassemblées sous une bannière. Dans nos départements, la fixation des prix souffre d'un réel manque de transparence. Le coût des produits de première nécessité apparaît excessif, comparé à ce que l'on observe en métropole. Cela va bien souvent du simple au double, et même parfois au triple, sans que cela soit justifié par le coût du transport ou par les prélèvements effectués par les collectivités. A tort ou à raison, on pense que certains intermédiaires ou commerçants prélèvent des marges abusives. Et dans ce contexte les catégories sociales du bas de l'échelle, et déjà fragilisées, représentent évidemment les premières victimes. Les travailleurs sociaux le savent bien, car ils côtoient en permanence des personnes en difficulté et mesurent, bien souvent, leur impuissance à les aider.

A l'occasion du rapport rédigé il y a deux ans sur la pauvreté, la précarité et les nouvelles formes d'exclusion à la Martinique, que vous avez coordonné, vous avez interrogé de nombreux travailleurs sociaux. Ont-ils, selon vous, les mêmes approches que leurs confrères métropolitains ?

Apparemment il n'existe pas de grandes différences entre les acteurs sociaux institutionnels et associatifs des DOM et leurs homologues de métropole, avec lesquels ils partagent à peu près les mêmes concepts et les mêmes valeurs. Ainsi, ils utilisent des termes identiques pour parler des usagers, tels que « Rmistes », « familles monoparentales », « personnes en souffrance psychique », « familles défavorisées »... Ils pointent, eux aussi, l'aggravation de la situation sociale avec l'arrivée de la drogue, la disparition des solidarités familiales, la persistance du chômage... Ce qui les différencie réside plutôt dans leur façon de décrire les situations de pauvreté. Aux Antilles, les professionnels opposent souvent la pauvreté d'antan à cette nouvelle pauvreté associée à la dissolution du lien social. En outre, il n'est pas rare qu'ils entretiennent un rapport ambivalent avec les usagers. D'abord, parce que certaines personnes n'hésitent pas à instrumentaliser les services sociaux. Ensuite, parce que nombre de travailleurs sociaux sont issus des mêmes milieux que les personnes qu'ils prennent en charge. Ce qui ne les empêche pas de manifester une grande inquiétude à l'égard de la montée des nouvelles formes de pauvreté et d'exclusion dans les départements d'outre-mer.

Le sentiment de citoyenneté est-il vécu de la même façon dans les DOM et en métropole ?

La citoyenneté aux Antilles et en Guyane a longtemps été vécue comme une incomplétude. Il a fallu se battre pour acquérir les droits sociaux inhérents à la citoyenneté française. Rappelez-vous que l'on a dû attendre cinquante ans pour que soit proclamé le principe de l'égalité sociale avec la métropole. Aujourd'hui, cette égalité est à peu près obtenue, mais de plus en plus de revendications particularistes se font jour, notamment dans le champ culturel. L'accent est mis sur la notion de dignité. On l'entend dans les manifestations à Fort-de-France comme à Pointe-à-Pitre. Il y a là une évolution intéressante.

REPÈRES

Justin Daniel est doyen de la faculté de droit et d'économie de la Martinique, professeur de science politique à l'Université des Antilles et de la Guyane, et membre du Centre de recherche sur les pouvoirs locaux dans la Caraïbe. Il a coordonné la rédaction du rapport commandé par le ministère de l'Outre-mer « Pauvreté, précarité et formes d'exclusion en Martinique : une approche qualitative » (janvier 2007).

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur