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L'odyssée des espaces

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Après vingt ans de réflexion et d'études, l'APEI du pays du Mont-Blanc a achevé en 2005 de rebâtir sa structure dédiée aux jeunes handicapés, Le Clos Fleuri, à Passy (Haute-Savoie). Réunissant à cette occasion son institut médico-éducatif et son service d'éducation spécialisée et de soins à domicile.

Les boules de neige volent. Les élèves des trois classes s'amusent dans la cour de récréation. Les jeux de jardin sont entourés d'une flaque molle de flocons fondus. Quelques courageux ont entrepris de la traverser. Cela fait rire les éducatrices, qui profitent d'un rayon de soleil passager. Pour quelques instants, les nuages s'écartent, découvrant les sommets des chaînes des Fiz ou des Aravis, quand ce n'est pas le mont Joly.

« Avant, l'hiver, personne ne sortait, se souvient Françoise Tillier, institutrice depuis 1981 à l'institut médico-éducatif (IME) Le Clos Fleuri (1). La cour se situait trop loin et, comme elle restait à l'ombre, elle était pleine de boue. » Géré par l'Association des amis et parents d'enfants inadaptés (APEI) du pays du Mont-Blanc, Le Clos Fleuri était implanté depuis les années 1960 au Fayet, dans un ancien aérium destiné aux enfants fragiles, aux convalescents ayant besoin de grand air. Quant au service d'éducation spécialisée et de soins à domicile (Sessad), il était situé à Sallanches, à huit kilomètres de là. « L'IME se trouvait dans un grand chalet pas du tout fonctionnel, se rappelle Michèle Challamel, directrice adjointe. C'était une maison à deux étages, et quatre demi-niveaux, avec des escaliers partout. Cela posait évidemment des problèmes de sécurité. Nous ne pouvions pas accueillir de fauteuils roulants, et c'était peu commode pour les enfants ayant du mal à marcher. » Les pièces étaient étroites et en nombre insuffisant, à tel point que les réunions d'équipe s'effectuaient dans le couloir. Les classes, elles, se situaient en bas d'un chemin en pente. « Pour descendre, l'hiver, c'était le parcours du combattant », témoigne Françoise Tillier. Et Didier Foubert, l'instituteur, complète : « Les toilettes étaient dehors, et condamnées l'hiver. Il fallait remonter jusqu'à la maison. Et dans les préfabriqués, quand une classe faisait du bruit, tout le monde en profitait et le chahut se répandait. » Des préfabriqués abritaient également les jeunes autistes, de l'autre côté de la route. « Le midi, pour apporter le repas aux jeunes, il fallait attendre, les plats à la main, que les voitures passent, avant de pouvoir rejoindre le bâtiment », dépeint Michèle Challamel. Et pendant que les résidents montaient ou descendaient de voiture, les éducateurs se transformaient en agents de circulation.

Danger d'implosion

En 1986, un projet de reconstruction de l'IME est décidé. Il faudra cependant attendre la fin des années 1990 pour qu'il se concrétise. Car Le Clos Fleuri doit alors relever d'autres défis. « L'établissement était en grande difficulté de fonctionnement et de management, il était prêt à imploser », explique André Morel, consultant du cabinet d'ingénierie sociale Atis Phalène, mandaté en 1998 par la direction départementale des affaires sanitaires et sociales pour mener à bien le projet de reconstruction (voir encadré page 39). Avant d'ajouter : « L'administration a voulu trouver une solution, et a estimé qu'un nouveau lieu était nécessaire. Le projet a donc été relancé. » Atis Phalène est alors chargé d'accompagner l'association pour les études de faisabilité, la recherche du terrain, le montage financier, les dossiers de demandes d'autorisation, jusqu'à la réalisation des travaux. « La DDASS a fixé la somme qu'elle pouvait allouer, poursuit André Morel, et nous avons cherché à réaliser le maximum avec ce budget, en traquant les dépenses inutiles et en essayant de trouver d'autres financements. » Parmi lesquels, notamment, des dons de l'association Perce-Neige. De même, l'APEI organise des vins chauds et des festivités à diverses reprises pour récolter des fonds.

Alors que les salariés n'y croyaient plus, le terrain de l'ancien aéroport de Chamonix est acheté, sur la commune de Passy. Un nouveau directeur, Xavier Bonte, est nommé. Et, après quelques déboires, un architecte est finalement retenu en 1999. Pour l'association, il s'agit de rassembler sur un même lieu le Sessad et les différentes sections de l'IME : l'internat, la section d'éducation et d'enseignement spécialisés (SEES), la section d'initiation et de première formation professionnelle (Sifpro), l'Atelien (pour les enfants autistes) et les classes. « Nous tenions également à créer au sein de l'IME une section pour les jeunes polyhandicapés, poursuit Michèle Challamel. Auparavant, ils devaient se rendre dans d'autres établissements du département ou rester à domicile avec un accompagnement Sessad, inadapté et limité pour ces jeunes. Sur notre nouveau terrain, nous avons donc prévu un bâtiment à leur intention. »

Pour l'équipe médico-sociale, comme pour les professionnels du batiment, c'est l'occasion unique de tout remettre à plat. Michèle Challamel évoque d'ailleurs plutôt « une restructuration » qu'un déménagement. « Pour la première fois de ma carrière, je pouvais construire tout un ensemble en même temps, plutôt que d'ajouter des éléments au coup par coup. C'était passionnant », commente pour sa part Marc Valère, l'architecte. « C'était pour moi la possibilité de réaliser un établissement complet, sur un grand terrain vierge, se souvient à son tour Xavier Bonte, le directeur. J'avais déjà été directeur d'établissement pendant une quinzaine d'années et, en arrivant en Haute-Savoie, j'avais l'occasion de créer une structure sans être coincé par des murs existants. J'ai eu l'impression d'être ainsi plus en adéquation avec ce que j'avais envie de faire, de pouvoir mettre en place une pédagogie cohérente. Ce n'est pas possible quand il n'y a pas assez d'espace, trop de bruits, pas de possibilité de constituer des petits groupes, ou quand on est obligé de déranger les voisins pour passer, faute de couloirs. »

Très rapidement, l'image du futur établissement se dessine. « Quand nous avons vu qu'il y aurait de nombreuses fonctions, nous avons imaginé un bâtiment pour chacune d'elles, facilement identifiable de l'extérieur et de l'intérieur, pour aider les résidents à se repérer, rapporte Marc Valère. Un peu comme dans un village... » (2). Des principes directeurs sont posés. Le premier d'entre eux concerne la construction de plain-pied, afin que les jeunes, même polyhandicapés, puissent se déplacer sur toute la structure. « C'était plus cher car cela nécessitait plus de terrain et de toiture, mais il s'agissait d'une priorité, commente l'architecte. Ensuite, nous avons fait d'autres choix. Tout est en bois, par exemple, ce qui s'avère moins onéreux. » L'autre impératif touche les véhicules de livraison : ils doivent évoluer le plus loin possible des lieux où les enfants et le personnel circulent, sur des chemins piétonniers. Une seule route, utilisée à heures fixes, permet aux ambulances et aux taxi-ambulances de pénétrer jusqu'au bâtiment pour accompagner les jeunes polyhandicapés.

Il n'est pas question non plus de sacrifier aux tendances de la mode. L'établissement devait être « agréable mais fonctionnel », rappelle Xavier Bonte. Avec des murs blancs et des éclairages au néon, la convivialité n'est, en effet, pas la principale priorité. Car il s'agit plus de bâtir une école et un lieu éducatif spécialisés qu'une maison. Un lieu qui n'interdise aucune activité. Les résidents pourront de la sorte bénéficier d'une salle de sports, d'une autre de balnéothérapie et d'une salle multisensorielle. « Nous voulions que le lieu soit le plus adapté possible à notre fonctionnement. Avec le personnel, nous avons donc beaucoup parlé de notre manière de travailler, raconte le directeur. Cela nous a amenés à repenser l'ensemble du projet, pour qu'il soit plus cohérent. »

L'équipe décide, entre autres, de former des groupes d'âges plutôt que des groupes de niveaux, comme c'était le cas jusqu'alors. « Parce que l'on grandit, quel que soit son niveau, explique le directeur, il fallait sortir de la sclérose dans laquelle étaient enfermés certains jeunes au sein du bâtiment précédent, toujours dans la même pièce pour toutes les activités, et toujours dans le même groupe. » Les jeunes du Sifpro sont séparés en deux groupes - cadets et majeurs -, avec un projet différent pour chacun. Dans la même logique, dès la rentrée prochaine, l'internat comprendra trois groupes d'âges mixtes : les enfants, les adolescents et les jeunes majeurs. Une répartition que facilite la distribution des pièces du nouveau bâtiment.

« Dans chacun des lieux, je n'ai pas hésité à complexifier l'architecture selon les besoins du projet. D'où leur forme un peu bizarroïde », explique l'architecte. Ainsi, l'internat ressemble à un Y. Chaque groupe y dispose de son aile, isolée, afin de protéger l'intimité des jeunes. « Cette disposition évite aussi la contagion des autres groupes quand un jeune est en crise », ajoute le directeur. Les trois ailes de l'internat débouchent sur un hall commun, troué d'un puits de lumière arboré. « On a placé un puits au milieu dans l'idée de recréer des zones de circulation et de ne pas laisser du vide, qui génère de l'excitation chez nos jeunes », détaille Michèle Challamel. Les locaux doivent revêtir une fonction «contenante» pour ces jeunes handicapés. » L'adéquation entre l'architecture et les pratiques éducatives est interrogée en détail. « Nous avons demandé aux équipes éducatives comment elles envisageaient le fonctionnement de leur groupe », poursuit le directeur. Le groupe Eveil de la SEES, qui accueille les 6-9 ans, propose ainsi une pièce dans laquelle les enfants pourraient manipuler l'eau et la peinture sans contrainte, ainsi qu'une salle de repos. A La Cordée, le lieu où sont accueillis les jeunes polyhandicapés, un espace multisensoriel est prévu. La section Atelien de l'IME, destinée aux enfants autistes, est entièrement pensée par son équipe. « Nous voulions un sas d'entrée, pour travailler les notions du dedans et du dehors, et des salles dédiées à des activités bien identifiées, explique la directrice adjointe. Les enfants autistes ont besoin de repères et de calme. » Au centre du bâtiment, une grande pièce est prévue pour... ne rien prévoir : « Pour être à l'écoute de l'enfant, de tout ce qu'il peut nous apporter. C'est aussi par cette observation que l'on peut avancer dans le travail avec l'enfant », explique Maria Justo, éducatrice spécialisée.

7,5 millions d'euros au total

L'inauguration de la nouvelle infrastructure a eu lieu en 2005. Les travaux auront coûté au total 7,5 millions d'euros, comprenant l'achat du terrain et du mobilier. Désormais, l'établissement dispose de 4 500 m2 habitables répartis sur deux hectares - contre seulement 2 000 m2 auparavant. Le personnel a lui aussi été multiplié par deux, jusqu'à atteindre 80 salariés. En effet, les capacités d'accueil ont augmenté. Le centre accueille aujourd'hui 80 jeunes à l'IME, dont certains à temps partiel, et 30 au Sessad. Quatre ans après la fin des travaux, les équipes, dans leur ensemble, disent apprécier le fait de disposer de plus d'espace. « Auparavant, les enfants n'avaient qu'une pièce pour tout faire, même manger, dans un préfabriqué bruyant, rappelle Maria Justo. Profiter d'une pièce pour chaque activité a beaucoup changé nos pratiques. Les locaux, ça structure le travail éducatif. » Même si la salle centrale de l'internat reste pour l'instant peu investie, faute de recoins. « L'Atelien était surtout un groupe. Maintenant c'est aussi un dispositif », résume avec fierté Michèle Challamel, la directrice adjointe. Les bâtiments, mieux adaptés et sans escaliers, offrent en outre plus d'indépendance aux résidents. « Nous disposons d'une grande fenêtre sur un terrain de jeux clos par des barrières. Nous pouvons laisser aux enfants cet espace de liberté, avec la possibilité de les surveiller de l'intérieur, sans être en permanence derrière leur dos », souligne Liliane Jacquet, monitrice-éducatrice au groupe Eveil de la SEES. Autre avantage des nouveaux locaux : la salle de repos offre aux enfants la possibilité de s'isoler quand ils en ressentent le besoin. « On observe moins d'agressivité sous-jacente », remarque Michèle Challamel. En effet, les travailleurs sociaux s'accordent à constater que les résidents paraissent plus apaisés depuis le déménagement. « Dans l'ancien bâtiment, les enfants vivaient en vase clos : tout le monde pouvait observer tout le monde, confirme Bénédicte Delacoste, éducatrice spécialisée. Les nouveaux bâtiments autorisent plus d'intimité. Nous vivons plus en groupes aujourd'hui, séparés des autres. Quand un enfant passe d'un groupe à l'autre, ses nouveaux camarades ne connaissent pas tout sur lui. Cela lui permet aussi de grandir. »

Néanmoins, certains travailleurs sociaux ont le sentiment de ne pas avoir été entendus dans leurs demandes. « Les nouveaux bâtiments offrent plus de possibilités pour les activités. Mais, dans la SEES, notre groupe dispose des salles les moins réussies. Nous nous situons dans le passage, et la salle est petite quand tous les enfants sont là. Cette disposition ne correspond pas à celle que nous avions souhaitée », constate Horia Cassagrande, monitrice-éducatrice, qui s'occupe des 12-15 ans à la SEES. D'autres encore regrettent un temps plus convivial, plus « familial », où les groupes étaient moins dispersés.

C'est aussi le cas de certains jeunes. « Avant, il y avait plein de recoins et de cachettes. Maintenant tous les éducs savent où on est », déplore Micky, de la classe des grands. Une pointe de nostalgie exprimée aussi par cette jeune fille du groupe des majeurs du Sifpro : « Avant, c'était mieux, on était tous ensemble dans les dortoirs. » Ce que reconnaît Xavier Bonte : « Dans l'ancien bâtiment, tout le monde se saluait tous les jours. Maintenant, on peut passer une semaine sans voir quelqu'un. » Un journal interne a d'ailleurs été créé, dans l'intention que chacun puisse prendre connaissance des activités des autres services. Mais, selon le directeur, le bilan demeure au final largement positif. « La réflexion sur le projet et le déménagement ont aidé à resituer les équipes dans leur véritable travail éducatif. Certains évoluaient dans des normes plus familiales que professionnelles : les locaux les entravaient, ils avaient baissé les bras. Aujourd'hui, le personnel s'est remobilisé. » De l'avis de Françoise Hattermann, éducatrice spécialisée, l'explication est simple : « A l'époque, nous étions pris dans une spirale. A l'occasion du déménagement, un travail d'équipe plus explicite a été mené, afin de définir un projet global, un travail d'écriture, sur lequel nous pouvons maintenant nous appuyer pour parer à la pathologie de l'enfant. »

En projet, un terrain multisport
ANDRÉ MOREL
« Le bâtiment est porteur des troubles de l'institution »

Programmiste, consultant d'Atis Phalène, cabinet d'ingénierie sociale, spécialisé dans le social, le médico-social et le sanitaire.

En quoi la conception architecturale d'un établissement social ou médico-social est-elle importante pour la qualité de la prise en charge ?

L'expérience nous démontre que le bâtiment est porteur des troubles de l'institution. Des bâtiments dégradés témoignent souvent de rapports dégradés entre les gens. En visitant les locaux, on constate si les espaces sont bien investis... Certains aménagements risquent de favoriser des dérapages que l'on se doit de corriger. Les anomalies relevées constituent alors un support d'échanges avec les professionnels. Ainsi, quand je vois à la fois une douche et une baignoire dans la salle de bains collective d'un établissement pour personnes handicapées, je m'interroge. On me dit qu'il s'agit de proposer de la variété, ce qui est positif. Mais parfois, en consultant les plannings, je constate qu'un même salarié supervise deux toilettes à la fois et que l'intimité des résidents n'est pas respectée. Des espaces différenciés, tout en favorisant le choix du résident, éviteront ce type de dérapage.

Quel est votre rôle en tant que programmiste ?

Quand un établissement veut bâtir, nous proposons un suivi pour les études de faisabilité, la définition de ses besoins spatiaux en lien avec le projet, la recherche du terrain, le montage financier, les dossiers de demandes d'autorisation. Nous pouvons aussi assister le maître d'ouvrage dans la sélection des intervenants et le suivi du chantier. Les institutions peuvent le faire seules, mais, souvent, la maîtrise d'ouvrage représente pour elles une situation nouvelle qui ne se reproduira pas. Ayant déjà accompagné de nombreuses opérations, nous cernons bien les erreurs à éviter, les règles à respecter, en termes d'espaces, de normes, de coûts. Nous essayons de fournir un cadre : le client doit s'approprier le projet qu'il désire. C'est un métier passionnant. Même si, une fois l'ouvrage terminé, tout le processus mené en amont avec les équipes, indispensable et déterminant pour sa conception, est vite oublié. Au final, la réussite du travail de programmiste se situe dans la satisfaction des résidents à y vivre et celle des professionnels à y travailler.

Notes

(1) IME Le Clos Fleuri : 47, rue Paul-Eluard - BP 19 - 74190 Passy - Tél. 04 50 78 14 21.

(2) Le Clos Fleuri compte au total sept bâtiments, un pour chacune de ses activités : administration, Sessad, internat (avec lingerie et infirmerie), SEES-Atelien-restauration, balnéothérapie-salles de sport-salles de classe, La Cordée, Sifpro-ateliers.

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