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Les pieds dans l'eau

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A Marennes, en Charente-Maritime, l'établissement et service d'aide par le travail Claires et Mer forme les travailleurs handicapés à la culture de l'huître, un métier difficile. Aujourd'hui, confronté à la crise du secteur, il cherche à diversifier ses activités.

Les petites rivières qui drainent le bassin marécageux de Marennes, en Charente-Maritime, sont ourlées de givre. Mais l'eau, toujours vive, va et vient suivant le cours de la marée. Salée lorsqu'elle remonte de l'océan, elle est douce lorsqu'elle s'y jette. C'est ce mélange saumâtre qui irrigue les claires, ces bassins creusés dans les marais où sont élevées les huîtres de Marennes-Oléron. Les fêtes de fin d'année sont passées et toutes les huîtres ont été ramassées pour être vendues. Les travailleurs handicapés de l'établissement et service d'aide par le travail (ESAT) Claires et Mer sont occupés à nettoyer les boues molles et les algues qui encombrent les bassins. Le moniteur-éducateur Arnaud Conseil conduit les travaux : « C'est un métier difficile, mais il est riche. Cette vase, ce n'est pas seulement de la gadoue. Il y a plein de choses à y voir. Et nous travaillons un produit noble, la Pousse en claire, qui est une huître haut de gamme, très charnue, au goût puissant. » Thierry Lèques, le créateur et directeur de l'ESAT fait la visite en voiture, de site en site. Sur les routes du bassin, sur les ponts qui enjambent l'estuaire de la Seudre puis le Coureau d'Oléron - le bras de mer qui sépare l'île de la terre -, il scrute ces paysages de terre et de mer confondues. « Je ne pourrais pas vivre loin de l'océan », confesse-t-il.

A l'image de son fondateur, Claires et Mer est un ESAT atypique, fortement enraciné dans son territoire. Situé à Arvert, en Charente-Maritime (1), il rayonne sur l'ensemble du bassin de Marennes-Oléron, le premier bassin ostréicole d'Europe. A l'origine de l'établissement, se trouve une association qui a pour but le maintien et l'insertion des personnes handicapées en milieu maritime : la Navicule bleue (2), du nom de cette algue microscopique qui donne son inimitable couleur bleu-vert aux huîtres du bassin. Ce projet a germé en 1995 dans l'esprit de Thierry Lèques, alors directeur d'un complexe médico-éducatif pour enfants déficients mentaux, à Arvert. « J'envoyais des jeunes issus du monde de la mer vers des ESAT maçonnerie, espaces verts... Cela n'avait pas de sens, car ce n'est pas dans leur culture, et surtout ce n'était pas ce qu'ils souhaitaient faire. » Thierry Lèques imagine donc de créer un institut médico-professionnel dédié aux métiers maritimes. Ce premier projet est refusé par la DDASS en 2002, car le schéma départemental en faveur des personnes handicapées a identifié des besoins bien plus pressants dans les établissements pour adultes. L'administration est cependant convaincue de la pertinence du projet et encourage la création d'un ESAT.

Une opportunité pour les gens de mer

Impossible de monter ce projet sans des soutiens locaux. Or, s'il a choisi un métier du social, Thierry Lèques a aussi noué des liens avec le monde maritime en s'engageant comme bénévole auprès de la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM). Il y a gravi tous les échelons : de plongeur, il est devenu patron de bateaux et enfin président de la SNSM du port de La Tremblade-Marennes. Une légitimité indispensable pour approcher les gens de mer, « un monde solidaire, mais assez fermé ». Thierry Lèques se rapproche d'abord de la municipalité d'Arvert, qui compte de nombreux ostréiculteurs. Celle-ci est emballée, à tel point que son premier adjoint, Yvan Baud, devient président de la Navicule bleue : « Le monde ostréicole traverse une crise économique, explique-t-il. Ce projet était à nos yeux une véritable opportunité pour préserver les traditions locales, redonner vie à des marais et des cabanes ostréicoles à l'abandon. Et sur une commune comme la nôtre, il n'y a pas tous les jours des entreprises de 80 personnes qui s'implantent. » Informés du projet, les pêcheurs locaux se montrent eux aussi intéressés, car l'Association des gens de mer du port de La Cotinière, sur l'île d'Oléron, cherche une solution pour un jeune pêcheur devenu invalide à la suite d'un accident de la route. « Nous avons entendu parler du projet d'ESAT à Arvert, raconte son président, Roland Ricout. Et en creusant la question du handicap, nous avons réalisé que de nombreuses personnes étaient potentiellement concernées sur le port. » Roland Ricout rejoint donc le conseil d'administration de l'association en tant que vice-président.

Le projet prend peu à peu forme, au fil des échanges avec les ostréiculteurs et les pêcheurs, en vue d'identifier les besoins en activités nouvelles, adaptées aux travailleurs handicapés. Si ces derniers se trouvent interdits de mer par la législation, ils sont en revanche aptes à travailler à terre, dans l'ostréiculture. Thierry Lèques acquiert donc en son nom 12 hectares de marais ostréicoles sur le port de Coux, à Arvert, pour 15 000 € . Pour trouver sa place sans porter tort aux producteurs locaux, l'ESAT s'oriente rapidement vers l'élevage d'huîtres Pousse en claire, un marché assez confidentiel. « C'est un produit difficile à travailler, explique Arnaud Conseil. Il existe beaucoup plus de demandes que d'offres. Et nous ne vendons pas directement aux consommateurs, mais à des associations de producteurs. Ainsi nous n'entrons pas en concurrence avec les ostréiculteurs du bassin. »

A son tour, l'Association des gens de mer identifie une activité sur le port de La Cotinière : le ramendage - la réparation des filets -, jusque-là assuré par les pêcheurs lorsqu'ils restaient au port. « Mais avec l'augmentation des heures de travail, ils sont ravis de pouvoir confier cette tâche à d'autres », souligne Roland Ricout. Et comme la Navicule bleue vise également à la préservation et à la valorisation du patrimoine local, la création d'un atelier d'artisanat marin est envisagée.

En 2004, le projet passe avec succès devant le comité régional de l'organisation sociale et médico-sociale (CROSM). La Navicule bleue ouvre l'ESAT en septembre 2005, avec un capital social de 2 500 € . Elle ne possède pas de locaux, mais peut compter sur ses soutiens. Si la mairie ne lui accorde pas de subventions, elle lui fournit en effet une aide précieuse. Le temps du montage du projet, elle a mis des bureaux à la disposition de Thierry Lèques, alors démissionnaire de son précédent poste de directeur. Puis elle loue à l'association pour un prix très modéré des cabanes ostréicoles qu'elle a remises en état. La DDASS est également un partenaire de poids de l'association. Elle acquiert début 2006 les locaux d'une ancienne maison de retraite sur la commune d'Arvert. Au début 2006, l'association y installe ses bureaux, ses cuisines et la salle de restauration du personnel.

Un agrément pour tous les handicaps

Aujourd'hui, les ateliers de l'ESAT, situés sur cinq sites différents, sont « éclatés en milieu ouvert, et ressemblent à tous les autres », se félicite Thierry Lèques. Sur le petit port ostréicole de Coux, 16 personnes handicapées travaillent à l'élevage des huîtres. Sur celui de La Grève à Duret, dans une jolie cabane ostréicole, 11 autres se consacrent à l'artisanat marin. Sur la commune voisine de La Tremblade sont concentrées les activités de sous-traitance, qui emploient 10 personnes. Enfin, 4 personnes sont occupées au ramendage des filets sur le port de La Cotinière. « La DDASS nous aide dans notre développement, car elle nous a fixé pour objectif d'accueillir à terme 80 travailleurs. Ils sont aujourd'hui 50, mais seront 66 en juillet prochain, et devraient être 80 en 2010 », précise Thierry Lèques.

Le lancement de l'ESAT réserve néanmoins une surprise. Alors qu'il est agréé pour accueillir des travailleurs déficients mentaux, il voit affluer surtout des candidatures de personnes venant du milieu ordinaire, dont beaucoup d'accidentés de la route. « Nous avons donc obtenu un changement d'agrément pour pouvoir prendre en charge les quatre grands handicaps », raconte le directeur. Soit des déficiences sensorielles, physiques, psychiques ou intellectuelles, mais uniquement des monohandicaps. Actuellement, sur les cinquante travailleurs de l'ESAT, 55 % souffrent de retards mentaux, 37 % d'une déficience physique, 6 % de déficiences motrices et 2 % de déficiences visuelles. Une diversité des publics qui devient très vite un atout : « Dès le départ, l'image de la structure n'est pas trop marquée par un handicap en particulier », explique Thierry Lèques. Et la cohabitation se révèle harmonieuse. « Les moniteurs d'atelier doivent toujours veiller à maintenir une certaine paix sociale. Mais on ne relève pas plus de difficultés que dans d'autres établissements. Et cela produit même des effets positifs : les usagers ayant des handicaps moins sévères portent les autres vers le haut », constate Delphine Becam, chef de service. Avant que le directeur précise : « Face à des personnes qui ont des histoires toutes différentes, il nous faut parler non pas à un groupe, mais à des individus. Et leurs expériences antérieures dans la vie ordinaire leur permettent d'avoir un regard critique. Beaucoup connaissent et revendiquent leurs droits. Finalement, toutes les personnes employées à l'ESAT, du travailleur en situation de handicap au directeur, sont considérées de la même manière. » Autre avantage de la cohabitation des publics : aux yeux des clients et des visiteurs, le handicap s'estompe. Cette volonté de « normaliser » la structure est d'ailleurs l'un des axes du projet.

La communauté par le travail

Parmi les travailleurs handicapés, beaucoup sont originaires du bassin de Marennes, et certains ont grandi dans le milieu des gens de mer. Comme Sébastien Chaillouleau, dont les oncles sont marins : « Je voulais rester sur le port de La Cotinière », raconte-t-il. Avant de rejoindre l'ESAT, il y passait ses journées, et les pêcheurs lui confiaient parfois de petites tâches à accomplir. Maxime Pigeaud, lui, est allé à l'école de marine - « mais j'ai pas pu être marin », dit-il pudiquement. Un accident l'a laissé handicapé, l'ESAT lui a permis de ne pas tout à fait renoncer à son rêve : « Quand on n'a pas trop de boulot, on va sur le port et on discute avec les marins. » Patrick Catrou, fils d'ostréiculteur, a travaillé avec ses parents avant de rejoindre l'ESAT : « J'aurais voulu reprendre l'exploitation familiale, dit-il. Mais je ne pouvais pas car je ne savais pas lire. » Une trentaine de ces travailleurs vivent de manière autonome. Pour les accompagner dans leur vie quotidienne, en juillet 2007, la Navicule bleue a créé en son sein un Service d'accompagnement à la vie sociale (SAVS) baptisé Espar, du nom de ces bouts de bois qui servaient autrefois de mâts sur les bateaux. Ce service est coordonné par William Delerce, qui s'affirme convaincu des vertus sociales du dispositif : « Ce qui fait communauté, c'est le travail. Cela permet de prendre du recul avec le handicap. Beaucoup de personnes handicapées ont rejoint la structure avant tout parce qu'elles souhaitaient travailler. C'est courageux, car cela leur rapporte à peine plus d'argent que de ne rien faire. Mais elles s'engagent ainsi envers elles-mêmes et la société. Elles se sentent autorisées à y prendre leur place. »

Le directeur de la Navicule bleue s'est entouré de professionnels aux profils atypiques, eux aussi ancrés localement et riches d'expériences diverses. Les deux moniteurs d'atelier qui encadrent l'élevage des huîtres sont d'anciens ostréiculteurs. Richard Pantaléon, lassé par ce métier harassant, et pressentant la crise économique qui affecte aujourd'hui durement le secteur, a revendu son exploitation pour rejoindre l'ESAT. Et il s'apprête à s'engager dans la formation de moniteur d'atelier, un peu à contrecoeur - « car je n'ai jamais aimé les études ». Quant à Arnaud Conseil, il est la cinquième génération d'une famille d'ostréiculteurs, l'une des plus connues du bassin. Mais il voulait « voir autre chose ». « Après des stages d'orientation, je me suis tourné vers le métier de moniteur-éducateur. » Qui l'a naturellement conduit à rencontrer Thierry Lèques, puis à rejoindre l'ESAT. « L'ostréiculture est à mes yeux un bon support pour le travail social », estime-il. Sur le port de La Cotinière, dans un hangar au bord de l'eau, le moniteur de l'atelier de ramendage est, lui, un ancien patron de pêche. René-Paul Robin était interdit de mer à la suite d'un infarctus. « J'étais devenu inutile sur terre », commente-t-il sobrement. C'est l'Association des gens de mer du port de La Cotinière qui l'a orienté vers la Navicule bleue. « Je suis toujours dans ce que j'aime. Même si, au début, cela a été compliqué pour moi de former des travailleurs. Il faut être patient, expliquer et réexpliquer. Alors que, sur un bateau, on se passe souvent de paroles. » Neuf patrons de pêche ont déjà confié leurs filets à leur confrère de retour sur le port.

Si les autres encadrants de l'ESAT ne sont pas d'anciens professionnels de la mer, tous sont fortement attachés à leur territoire. Sylvette Millet, chef comptable de la Navicule bleue, a travaillé pendant vingt ans avec Thierry Lèques dans son précédent poste et l'a suivi sur ce projet, dont elle a réalisé le montage administratif et financier : « Dans ma famille, comme c'est le cas pour beaucoup de gens d'ici, nous avons notre propre claire, où nous élevons des huîtres. Je peux donc allier mes compétences professionnelles, ma passion pour la mer et les savoir-faire anciens », confie-t-elle. De même, les autres membres de l'équipe profitent d'expériences croisées, comme la chef de service de l'ESAT, Delphine Becam. Cette jeune femme originaire de Bretagne, psychologue clinicienne de formation, a travaillé en foyer d'hébergement, mais a aussi tenu une entreprise dans le secteur des loisirs. Elle a été séduite par « ce projet associatif, qui cherche à concilier les volets sociaux et économiques ». Elle pilote les équipes de moniteurs, suit les projets individuels des personnes handicapées, tout en étant chargée de la commercialisation et de la recherche de nouveaux contrats.

Vers des activités plus rentables

L'équilibre économique de l'ESAT reste fragile, et cet établissement, comme toute entreprise, doit s'adapter au contexte économique et diversifier ses activités. Dans les marais, en plus des huîtres, les travailleurs handicapés élèvent depuis peu des dorades, des gambas, des palourdes et des crevettes. Une nursery d'huîtres est également en construction : les premiers naissains - les tout jeunes coquillages - y grossiront dans quelques mois. Claires et Mer est également contraint de se diversifier en dehors des activités maritimes et ostréicoles, « pas assez rentables et trop instables d'une année sur l'autre », constate son directeur, avant de préciser : « Notre objectif économique est d'en tirer la moitié de nos ressources, et l'autre moitié d'activités plus rémunératrices. » L'ESAT fait ainsi de la sous-traitance pour des entreprises locales : il intervient ponctuellement auprès d'une vinaigrerie et fabrique des épuisettes, crochets et élastiques pour des ostréiculteurs. En outre, il a développé depuis 2007 une activité d'entretien d'espaces verts. Au final, le chiffre d'affaires s'élevait en 2008 à 140 000 € , dont 31 % sont issus des activités liées au marais (huîtres, dorades, palourdes...), 10 % du ramendage, 20 % de la sous-traitance ostréicole, 32 % des espaces verts, et 6 % de l'artisanat marin. A ces revenus propres s'ajoute la subvention de fonctionnement de la DDASS, qui s'élève à 730 000 € .

La création de l'ESAT et du SAVS ne sont que des étapes. La Navicule bleue a bien d'autres projets de développement dans ses cartons. Courant 2009, un foyer d'hébergement de 24 personnes accueillera les travailleurs handicapés qui éprouvent des difficultés à vivre de manière autonome. Cette même année est prévue la création d'un restaurant qui devrait ouvrir ses portes au public, poursuivant l'objectif de normalisation de l'établissement. Son chef sera Patrice Brouhard, issu de la restauration traditionnelle et membre du conseil de développement du bassin de Marennes-Oléron. Très prochainement l'association inaugurera également une entreprise adaptée de réparation des filets sur le port de La Cotinière, afin d'accueillir des marins-pêcheurs qui ne peuvent plus travailler en mer mais dont le niveau de handicap n'est pas suffisant pour qu'ils puissent intégrer l'ESAT. Et elle prévoit déjà de reproduire, à terme, son expérience dans le bassin d'Arcachon, et peut-être en Bretagne. Dans les locaux exigus de l'association, les idées fourmillent et les projets s'empilent.

Notes

(1) ESAT Claires et Mer : 8, rue des Pêcheurs - Coux - 17530 Arvert - Tél. 05 46 85 02 16 - E-mail : naviculebleue@wanadoo.fr.

(2) L'association la Navicule bleue a été classée sixième lors du concours organisé en février 2008 par le réseau Ashoka, destiné à promouvoir l'entrepreneuriat social.

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