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La « bientraitance » un concept en trompe l'oeil ?

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En quelques années, la notion de « bientraitance » s'est substituée dans les discours à celle de maltraitance. Le risque serait pourtant de construire de nouvelles pratiques, comme y incite le plan « bientraitance » lancée par Valérie Létard fin 2008, en oubliant que les racines de la maltraitance sont loin d'être extirpées. Sur le terrain, le cap reste celui de la prévention.

Il en va de la « bientraitance » comme d'autres concepts d'action novateurs qui se forment dans le champ social. Ouvrant tout à coup de nouveaux horizons, ils envahissent en quelques années l'espace professionnel jusqu'à passer dans le vocabulaire commun, puis se retrouver dilués dans des usages de plus en plus divers et imprécis. « Alors que la notion de maltraitance apparaissait comme une préoccupation de plus en plus partagée par les professionnels du secteur soucieux de faire évoluer leurs pratiques, nous avons assisté au cours des ans à un glissement sémantique substituant progressivement le mot «bientraitance» à celui de «maltraitance» », constate Isabelle Donnio, psychologue enseignante à l'Ecole des hautes études en santé publique de Rennes, et membre de Psychologie et vieillissement, une association engagée dans la réflexion sur la maltraitance depuis 1993 (1).

Un terme sécurisant

Positif, le mot a une certaine allure. Sur dix mémoires parvenant à un jury de Cafdes (certificat d'aptitude aux fonctions de directeur d'établissement ou de service d'intervention sociale), le diplôme phare des directeurs d'établissements, les trois quarts abordent désormais la bientraitance. Peu de temps avant, les mêmes mémoires parlaient de protocoles destinés à sécuriser les accompagnements. Idem dans les catalogues de formation, où les traditionnels intitulés du type « prévenir les risques de maltraitance » ont cédé le pas au sécurisant « promouvoir la bientraitance », souvent d'ailleurs sous la pression des commanditaires d'actions de formation, soucieux de ne pas effrayer les équipes. Un véritable emballement, qui n'est pas sans laisser circonspects de nombreux observateurs. Notamment par sa tendance à reléguer au second plan le point de départ, en l'occurrence les violences faites aux personnes vulnérables, et par la nouveauté, voire l'imprécision du concept.

C'est en effet en 1995 que le premier signal d'alarme sur ce qui est appelé « la maltraitance des personnes âgées » est tiré en France, avec le lancement du réseau national d'écoute téléphonique Allô Maltraitance (Alma). Puis, en 2002, un premier état des lieux est remis par le professeur Michel Debout à Paulette Guinchard-Kunstler, secrétaire d'Etat aux personnes âgées. Et, en 2005, intervient le premier plan national de « lutte contre les maltraitances ».

La notion de bientraitance, perçue comme un ensemble d'actes positifs, émerge entre-temps et se voit adoubée en 2008 avec la création de l'AFBHA (Association française pour la bientraitance des handicapés et des aînés), pilote du numéro national d'appel 39 77, et la diffusion par l'ANESM (Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux) de bonnes pratiques professionnelles pour « la mise en oeuvre » de la « bientraitance » dans les établissements et services. Autant dire que la bientraitance n'a pas d'histoire. Pour l'ANESM, aucune définition « définitive » ne peut être invoquée (2), la bientraitance ne pouvant se comprendre que dans le sillage d'une « recherche collective de sens ». « La bientraitance, précise l'agence, est une culture inspirant les actions individuelles et les relations collectives au sein d'un établissement ou d'un service. Elle vise à promouvoir le bien-être de l'usager en gardant présent à l'esprit le risque de maltraitance. »

Mais le choix de l'un ou l'autre terme n'est pas sans conséquence, « c'est pourquoi il convient de rester dans une perspective critique », avertit Isabelle Donnio. « Quand on fait le constat de l'absence de projet dynamique dans certains services, le risque n'est-il pas pour les personnels de penser pouvoir faire l'économie d'une réflexion sur la maltraitance et de s'engouffrer tête baissée dans une démarche, certes positive, mais à laquelle il manquerait un fondement ? » De fait, à peine libérée du tabou qui l'entourait, la maltraitance des personnes vulnérables reste entourée d'un halo de flou. Négligences, violences psychologiques ou physiques, abus d'autorité, manque de soins, infantilisation, sont autant d'écueils connus qui font l'objet de plans de formation, sans que pourtant on parvienne à épuiser un problème aux allures de tonneau des Danaïdes.

« La représentation de la maltraitance n'est que très récente alors qu'elle existe depuis la nuit des temps. Nous avons besoin d'études, de description du phénomène pour en comprendre l'environnement et les facteurs de risque », déplore Robert Moulias, gériatre et président du bureau d'Alma France (3). Les sources remontant du réseau Allô Maltraitance ont déjà permis de poser quelques jalons, en montrant notamment le poids des violences familiales au domicile et la place occupée par les négligences dans les institutions. Toutefois, les données recueillies ne traduisent qu'une faible partie des phénomènes de maltraitance, reconnaît le président d'Alma : « Des pans entiers échappent, comme ce qui se passe dans les hôpitaux, hauts lieux de l'âgisme. Une maltraitance routinière peut par exemple être acceptée comme une norme et ne choquer personne, n'être l'objet d'aucune plainte malgré sa gravité éventuelle. » La raison en incombe aux représentations morales de ce que peut être une pratique bonne ou mauvaise. « Depuis l'introduction du mot «maltraitance», plusieurs définitions ont été données, constate Jean-Charles Sacchi, philosophe enseignant à l'université catholique de l'Ouest, à Angers. Toutes ont en commun l'idée que quelque chose de mal, dont les caractères observables relèveraient de l'abus, du manque de soins ou d'aide, peut affecter la relation d'aide. » Sauf qu'une telle notion est « essentiellement empirique » et qu'elle place aussitôt devant une nouvelle difficulté : « Ce que l'on appelle aujourd'hui maltraitance vaut-il pour tous les temps ? », se demande le philosophe. A l'image de la contention physique. Unanimement dénoncée aujourd'hui, celle-ci restait prescrite il y a seulement quelques années par de nombreux gériatres. Et l'indétermination croît encore lorsqu'il s'agit de fixer les limites au-delà desquelles un acte deviendrait maltraitant. S'agissant de la contention, « est-ce mieux s'il s'agit d'une contention chimique ? », avance encore Jean-Charles Sacchi, ou mieux s'il s'agit de bracelets électroniques censés « sécuriser » les déplacements des personnes âgées démentes ? « Tout cela montre bien la difficulté à identifier ce que signifie la maltraitance. Il importe par conséquent de continuer à effectuer un examen critique pour simplifier notre pensée et la rendre opérante. »

Conséquence : les acteurs ont le sentiment de construire sur des sables mouvants. « Je me demande parfois si les acteurs publics que nous sommes ne sont pas coresponsables des systèmes de maltraitance en ne pouvant définir, à un moment donné, les contraintes que l'on souhaite imposer dans un but de «bientraitance» à l'ensemble des personnes, professionnels ou aidants », confie Laurent Lagès, chargé de mission sur les personnes âgées au conseil général des Hautes-Pyrénées. Même constat du coordonnateur de l'observatoire des maltraitances du conseil général du Nord, Pierre Grzesiak. « Nous mettons en place des formations, ce qui est bien, mais à partir du moment où le phénomène n'est pas clairement identifié, on peut se demander si les formations de base destinées à différents types de professionnels sont bien adaptées. N'est-ce pas un rideau de fumée ? Ce que je crains, c'est qu'on ait l'impression que cela suffira à régler le problème. »

Une cartographie des maltraitances

Sur le terrain, en tout cas, le cap est encore fixé sur la prévention. Afin de sortir de l'approximation et de se doter de leviers d'intervention, de nombreux conseils généraux tentent d'installer des dispositifs regroupant observation des pratiques et promotion de nouveaux comportements professionnels. Alliant pour la plupart numéro d'appel départemental et cellules d'analyse des plaintes, ces dispositifs permettent un partage de l'information entre les services d'inspection de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS), le conseil général, voire la justice (4). Bien que très récents, leur premier mérite est de commencer à fournir une cartographie des situations maltraitantes. Ainsi, au conseil général d'Ille-et-Vilaine, un service d'écoute téléphonique, assuré par des travailleurs sociaux formés au recueil de la plainte, devient le maillon essentiel d'un système de remontée d'informations aboutissant à un observatoire animé par les services de l'Etat et du conseil général. Après trois ans de fonctionnement, et près de 400 situations traitées, dont 16 ayant fait l'objet d'un signalement au procureur, la réalité de la maltraitance au quotidien commence à apparaître : petites violences ordinaires, épuisement des familles, ressentiment des résidents entre eux, manque de soins, acharnement thérapeutique, déni de la souffrance, ou simplement manque de formation et de contrôle des professionnels. « Des faits en apparence si ténus que les travailleurs sociaux du numéro d'écoute sont souvent conduits à aider les appelants dans leur prise de conscience du caractère anormal de ce qu'ils vivent, explique Marie-Luce Leguen, médecin responsable des actions médico-sociales en faveur des personnes âgées-personnes handicapées au conseil général d'Ille-et-Vilaine. Par exemple au domicile, nous sommes surpris par le nombre des conflits de voisinage qui se mettent à envahir la personne jusqu'à perturber gravement son équilibre. Ce qui montre aussi que nous pouvons tous être maltraitants. » Chaque plainte provenant d'un établissement (environ le quart des signalements) fait l'objet d'une enquête de la DDASS d'Ille-et-Vilaine, jusqu'à déclencher une inspection pour les cas inquiétants. « Mais il est rare que des faits liés à des comportements individuels soient relevés, précise Corinne Foucault, inspectrice à la DDASS. La plupart s'apparentent à de la maltraitance institutionnelle, que ce soit par des prises en charge inadéquates, des locaux inadaptés, ou des circuits de décision trop confus. »

La difficulté de repérage d'une situation à risque peut également conduire à diffuser des outils méthodologiques à destination des professionnels. En Indre-et-Loire, les acteurs sociaux et médico-sociaux ont à leur disposition un ensemble de fiches techniques, conçu par la commission « maltraitance des personnes âgées », qui leur permet de repérer les signaux de la maltraitance sur une personne et de mesurer la gravité d'une situation. Autre piste : dans la Drôme, la réflexion sur la prévention de la maltraitance est conduite avec l'établissement dans le cadre des conventions tripartites, et les services à domicile doivent s'engager sur une charte de qualité, préambule à l'autorisation et à la tarification des services.

Pour d'autres départements, comme les Yvelines, l'accent est mis sur la mutualisation des expertises. « La question de la maltraitance s'est posée ici dès 1997, alors que des professionnels apparaissaient inquiets par rapport à des situations qu'ils maîtrisaient mal. On s'est alors rendu compte que la lutte contre la maltraitance n'était pas seulement l'affaire d'un conseil général, mais qu'elle relevait d'un travail de partenariat, de réseau, où chacun devait porter sa part », explique Michèle Demarcq, responsable de secteur APA-Maltraitance au conseil général des Yvelines. Développé en partenariat avec l'Association gérontologique des Yvelines (AGY), le dispositif accorde une large place aux actions de sensibilisation auprès du grand public, des professionnels et des étudiants en travail social, et s'appuie sur les travailleurs sociaux des coordinations (CLIC et coordination du handicap), déjà impliqués dansl'évaluation des usagers, pour enquêter après un signalement. Parallèlement, un groupe technique, où figurent notamment gériatre, psychiatre, psychologue et juriste, aide les professionnels à mieux comprendre les situations de maltraitance. « Le groupe se réunit toutes les semaines en alternance dans quatre communes du département. Les professionnels peuvent présenter de façon anonyme une situation critique pour laquelle ils ont besoin d'axes de travail. L'AGY assure ensuite le suivi et recontacte les professionnels à échéance de trois ou six mois pour voir comment la situation a pu évoluer », explique Anne Giafferi, psychologue et coordinatrice de l'association. Pour parachever l'édifice, un observatoire des maltraitances est en phase d'expérimentation. « Sa première mission sera de quantifier et de qualifier l'ensemble des situations de maltraitance dans deux secteurs du département, l'un en zone urbaine, l'autre en zone rurale. Ce qui ne peut se faire sans l'adhésion de tous les partenaires, communes, caisses d'assurance maladie, paramédicaux, ou autres », indique Michèle Demarcq.

Partout, la finalité est la même. « Face à la maltraitance, le professionnel ne doit pas se sentir seul, il faut qu'il parvienne à se situer dans une dimension collective », résume Henri Mialocq, référent « Prévention maltraitance en institution » à la direction de la solidarité du conseil général des Pyrénées-Atlantiques. Ce psychologue visite les établissements du département et y propage un référentiel de bonnes pratiques qui place à égalité le respect du droit des usagers et celui des professionnels. « Pour que l'institution soit bientraitante, il faut aussi qu'elle ait de la considération à l'égard des personnels, sinon ce sont les usagers qui en pâtissent », explique-t-il. Chaque visite d'établissement permet de faire un point complet sur la sensibilité des professionnels à la maltraitance. La rencontre se fait avec l'accord de la direction - « pour ne pas cristalliser les positions défensives » - et se déroule en plusieurs demi-journées au cours desquelles les professionnels, les usagers et les familles racontent leur vécu. L'écoute se focalise sur le respect de la dignité des personnes, telle qu'elle transparaît sous les mots. « Nous sommes dans l'innomé », explique le référent. Les outils issus de la loi 2002-2 (contrat de séjour, projet de vie individualisé, règlement de fonctionnement, conseil de vie sociale...) sont passés au crible dans le même esprit. Au final, une analyse des échanges et des observations est restituée devant l'ensemble des interlocuteurs, comme un reflet de leur fonctionnement collectif. 40 établissements sur les 200 que compte le département ont été visités depuis le lancement de ce dispositif, en 2006. Le chemin reste long, mais Henri Mialocq en est certain : « Le premier effet de la démarche, c'est que les directions en parlent. Nous sommes en train de faire émerger des problématiques dont il nous semble qu'elles concourront à plus de bienveillance envers l'usager. »

Reste que ces politiques composent en bout de chaîne avec les contraintes internes des institutions. Manque de personnels, enfermement des professionnels dans de petites équipes, import dans l'établissement de violences déjà amorcées dans la famille, « la maltraitance est un risque permanent. Ce qui serait grave, ce serait de le nier », fait remarquer Irène Ipsos, directrice de la maison de retraite Saint-Cyr, à Rennes. Partant d'un plan de formation interne, qui répondait à un grave cas de maltraitance verbale et physique, cette responsable a dû dévider tout l'écheveau des situations à risque dans un document de référence rédigé avec son équipe. En quelques pages, celui-ci détaille les circonstances dans lesquelles peut se rencontrer la maltraitance, évoque la citoyenneté des usagers, précise ce qu'est une atteinte à la dignité d'une personne, et fixe les réponses à mettre en place. Parallèlement, un groupe de travail sur la « bienveillance » réunit salariés et familles pour continuer à creuser les pratiques. « Personne ne voulait que ce groupe s'appelle «bientraitance», s'empresse d'ajouter la directrice. Nous avons tellement le sentiment de dépendre des injonctions ministérielles que nous souhaitions que ce soit vraiment notre initiative. » Pour autant, ce « cadrage » de la maltraitance ne lui apparaît concevable qu'en complément d'une démarche globale, inscrite dans la durée, « ce qui nécessite de pouvoir prendre le temps de la réflexion et de se donner la possibilité de se réunir lorsqu'on est en difficulté ».

Le 16 octobre dernier, la présentation par la secrétaire d'Etat chargée de la solidarité, Valérie Létard, de mesures en faveur de la « bientraitance des personnes âgées accueillies en établissement » est venue parachever le grand brassage sémantique entamé depuis plusieurs années. Prévoyant un renforcement des contrôles inopinés des établissements, ce plan instaure un processus d'auto-évaluation des « pratiques de bientraitance » des établissements (5). A cet effet, les directeurs devront établir un bilan mensuel de leurs avancées en lien avec le médecin, l'infirmier coordinateur et le président du conseil de la vie sociale. Chaque année, ils devront également remplir et adresser aux autorités de tutelle un questionnaire dans lequel figureront des indications sur la formation des salariés à la bientraitance. « En l'absence d'auto-évaluation ou en cas d'incohérence manifeste dans le remplissage du questionnaire, une enquête flash sera diligentée, afin d'identifier les problèmes rencontrés par l'établissement », prévient le gouvernement. Enfin, 250 000 professionnels des maisons de retraite devraient être formés en trois ans aux « techniques d'accompagnement personnalisées » et des « assises de la bientraitance » devraient se tenir dans chaque département.

L'étonnement est vif parmi les spécialistes (6). « Au-delà des effets d'annonce, s'agit-il d'une diversion d'un Etat qui chercherait à faire oublier ses responsabilités, alors que, dans le même temps, il accorde des moyens insuffisants pour remplir les exigences de qualité qu'il impose ? », se demande Isabelle Donnio.

Quoi qu'il en soit, les racines de la maltraitance paraissent devoir encore résister à bien des plans, tant elles se révèlent profondes et multiples. « Vraiment, il nous faut nous prémunir contre le risque de confusion et d'illusion qui laisserait penser que, là où on a engagé toutes les conditions favorables à la bientraitance, il n'y aurait pas de maltraitance. Ce serait oublier notre condition simplement humaine. »

« BIENTRAITANCE » : DE QUOI PARLE-T-ON ?

Pas tout à fait bienveillance, ni bienfaisance, ni sollicitude, ou plutôt tout cela à la fois plus d'autres considérations managériales « positives » : la définition de la bientraitance que fait l'ANESM, dans une recommandation parue en juin 2008 (7), pose ce concept à la confluence de nombreux autres. Selon l'agence, loin de se focaliser sur la maltraitance, « la bientraitance, démarche volontariste, situe les intentions et les actes des professionnels dans un horizon d'amélioration continue des pratiques tout en conservant une empreinte de vigilance incontournable ». Elle ne se réduit donc ni à l'absence de maltraitance, ni à la prévention de la maltraitance. Il s'agit au contraire d'un « mouvement d'individualisation et de personnalisation permanente de la prestation », qui ne supporte aucune définition définitive dans la mesure où « il appartient à chaque équipe de professionnels, en lien avec les usagers, d'en déterminer les contours et les modalités de mise en oeuvre dans le cadre du projet de service et d'établissement ». Posture professionnelle à part entière, la bientraitance est également « une manière d'être, d'agir et de dire soucieuse de l'autre, réactive à ses besoins et à ses demandes, respectueuse de ses choix et ses refus ». Néanmoins, la bientraitance « ne peut relever d'un choix arbitraire » et quelques fondamentaux apparaissent indispensables, ajoutent les auteurs de cette recommandation, en citant notamment « une culture du respect de la personne et de son histoire », la nécessité de rendre l'usager co-auteur de son parcours avec un projet d'accueil et d'accompagnement personnalisé et évalué, la valorisation de son expression, ou encore un accompagnement soutenu des professionnels.

Pourquoi cette recommandation, qui ne reprend finalement que ce qui était déjà dit dans plusieurs lois récentes, en particulier la loi 2002-2, la loi « handicap » de 2005 et la loi réformant la protection de l'enfance de 2007 ? Pour assurer une « médiation » entre ces textes récents, « porteurs d'un projet de bientraitance envers l'usager », et les projets institutionnels, répond l'ANESM. Et de préciser que « le choix du thème de la bientraitance a, en outre, relevé de la volonté d'aborder les pratiques professionnelles sous un angle positif ».

UNE « CLINIQUE DES RATAGES PROFESSIONNELS »

L'importance de l'organisation du travail au sein d'un service et de la considération des professionnels n'est plus à prouver dans la prévention des actes maltraitants. Pour Pascal Pignol, psychologue à la cellule de victimologie générale du centre hospitalier Guillaume-Régnier, à Rennes, c'est dans les failles de ces organisations que peuvent naître des « bavures professionnelles ». Chaque profession, explique-t-il, fabrique sa « norme » qui lui permet d'auto-évaluer en permanence son activité. Pour qu'une profession existe au sein d'une organisation pluridisciplinaire, « il y a donc nécessité qu'une politique des compétences, de différenciation des postes de travail et de collaboration soit conduite dans la structure ». Or cette organisation n'est pas toujours présente dans les services. Loin s'en faut. « Une autre façon de théoriser la maltraitance consiste alors à la mettre en rapport avec la professionnalité. La maltraitance, c'est ce qui vient se greffer sur des ratés dans la manière professionnelle de fabriquer la norme », assure Pascal Pignol.

Le victimologue décrit ainsi huit types de « bavures » en apparence anodines, mais qui, parce qu'elles affectent des personnes vulnérables, peuvent conduire à une escalade.

L'impéritie : le défaut de compétence dans une fonction exercée. « L'activité du professionnel est uniquement déterminée par ses savoirs acquis, et il peut parfois négliger une tâche, un accompagnement, en se disant qu'il se rattrapera plus tard. »

L'autocratie : chacun détermine son activité en fonction de son rôle propre, sans concertation avec les autres. « Poussée à son extrême, elle peut occasionner des ratés monumentaux dans la mesure où certains n'obéissent qu'à leur propre logique. » L'autocratie peut aussi transformer un professionnel en franc-tireur au sein de son institution. « Celui-ci s'arrange pour ne pas prendre sa place dans le collectif ou pour échapper à la place qu'il est censé avoir. » Là encore, les risques de dérapage sont innombrables.

La toute-puissance : « un professionnel va intégrer dans son travail tout ce qui se présente à lui, sans déléguer à un autre plus compétent. Ce qui peut conduire à des exercices illégaux. » La toute-puissance peut également amener un aide-soignant à décider de lui-même de modifier un protocole de soins, sans en référer au médecin.

La connivence avec un usager, qui, lorsqu'elle est poussée, peut faire partie aussi des bavures professionnelles. « En l'occurrence, l'activité ne se définit plus en fonction des règles de collaboration, mais des attentes de l'usager. Des soignants peuvent par exemple se prendre pour le parent de la personne et exercer leur autorité sur elle. »

Le carriérisme : les professionnels ne font que ce qui leur rapporte du mérite et laissent de côté ce qu'ils estiment accessoire. « Un comportement qui peut aller jusqu'à choisir son patient préféré ou à faire d'un autre son souffre-douleur. » En cas de contrôle des tutelles, ces mêmes professionnels tendent à protéger l'institution en cachant une réalité qui les sert si bien au quotidien.

La prévarication : « Le professionnel ne remplit pas sa mission ou déroge à ses obligations professionnelles », en toute conscience.

La persévération : c'est le syndrome du professionnel désabusé. Celui-ci effectue ses actes conformément aux règles, mais ne se préoccupe pas du résultat. « Il peut ainsi persévérer dans une manière de faire inadéquate, par exemple dans une toilette, sans se soucier des protestations des personnes. »

Le décrochage entre rétribution et compétences des professionnels apparaît comme un facteur aggravant qui peut conduire au « laisser-aller » et au « désinvestissement » de la tâche.

Partant de la bavure professionnelle, une mécanique d'intimidation peut ensuite se mettre en place. « Confronté à une plainte, le professionnel nie toute responsabilité, voire tout préjudice. Plutôt que de se corriger, il impute les fautes à l'usager, s'en prend à sa personne, à ses valeurs », explique Pascal Pignol. S'en suit alors le cycle de la maltraitance, fait de fonctionnements répétitifs dans lesquels la victime devient sous emprise... Cette « clinique des ratages professionnels », ainsi que la nomme Pascal Pignol, a l'autre avantage d'éclairer les raisons pour lesquelles il est si difficile de recueillir le témoignage des personnes. « Une victime de ratés professionnels, à qui on dit que c'est de sa faute, a du mal à se poser comme victime. Plus l'acte l'atteint, plus elle se culpabilise, et moins elle est à même d'alléguer sa maltraitance pour faire valoir ses droits. »

Notes

(1) Qui organisait le 20 novembre dernier, à Rennes, une journée-débat « Maltraitance, bientraitance : quels repères pour les professionnels d'aujourd'hui ? » -Psychologie et vieillissement : 6, square de Provence - 35000 Rennes - Tél. 02 99 54 94 68.

(2) Voir ASH n° 2569 du 22-08-08, p. 13.

(3) Lors des rencontres techniques du Club PA-PH, « Prévention et lutte contre la maltraitance : quels dispositifs locaux ? », organisées par IDEAL Connaissances, le 24 octobre 2008 - IDEAL Connaissances : 93, avenue de Fontainebleau - 94276 Le Kremlin-Bicêtre cedex - Tél. 01 45 15 08 49.

(4) Voir à ce sujet le dispositif de surveillance et de contrôle des établissements pour personnes âgées lancé dans l'Essonne en février 2005, ASH n° 2460 du 16-06-06, p. 29.

(5) Voir ASH n° 2578 du 24-10-08, p. 7.

(6) Les mesures ont d'ailleurs été jugées insuffisantes par les organisations du secteur - Voir ASH n° 2578 du 24-10-08, p. 45.

(7) « La bientraitance : définition et repères pour la mise en oeuvre » - Juin 2008 - www.anesm.sante.gouv.fr.

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