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Le don, un barrage contre les dogmatismes

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Comment résister de façon constructive à l'obsession gestionnaire qui gagne les pratiques managériales du secteur social et médico-social ? A cette question, Philippe Poirier, responsable de formation à l'Ecole de formation psychopédagogique (EFPP) à Paris, répond en mettant en avant l'utilité du « don », concept qui fournit selon lui un appui théorique et concret, dans l'accompagnement des usagers comme dans la conduite d'équipe (1).

«Les ravages du dogmatisme financier fournissent une belle occasion de mettre à plat un certain nombre de tendances, elles aussi dogmatiques, qui font pression sur le secteur social et médico-social.

Les signaux politiques adressés aux pauvres, aux chômeurs, aux personnes en grande fragilité sociale et/ou psychique et que sont censés relayer les professionnels de l'action sociale sont inquiétants. Simplistes, agressifs (sinon violents), ils ne tolèrent aucune controverse et véhiculent une idéologie populiste du «si tu veux, tu peux»... Autrement dit : «Si tu ne t'en sors pas, c'est que tu ne veux pas vraiment. Tu profites donc du système et nous ne t'aiderons qu'à condition que tu sortes de cet assistanat» (terme revenu à la mode et remplaçant celui de «solidarité»). L'opprobre est ainsi lancé sur les chômeurs qui refuseraient plus de deux offres d'emploi et sur ceux qui ne sauraient utiliser à bon escient le revenu de solidarité active. Les travailleurs sociaux sont en première ligne pour saisir la force des systèmes de valeurs et préjugés qui accompagnent ce discours.

Mais la question est moins binaire qu'il n'y paraît : quel professionnel n'a jamais été confronté à des personnes qui viennent réclamer leur dû en donnant le sentiment de profiter d'un système au lieu de l'utiliser pour «s'en sortir» ? Force est de constater que, pour populiste qu'elle soit, cette idéologie a du mal à se voir opposer des arguments, tant conceptuels que référés à l'action concrète.

On peut trouver dans le secteur social et médico-social quelques similitudes avec la situation que je viens de décrire. Du fait de la culture managériale dominante issue de l'entreprise qui s'y impose, les équipes subissent bien souvent les conséquences de postures d'encadrement inadaptées à leurs pratiques professionnelles. Les méthodes de management inspirées de logiques économiques qui oublient l'homme génèrent plus de souffrance au travail que de mobilisation collective (mise en concurrence des salariés entre eux, individualisation du travail, attentes de résultats inadaptés, indicateurs d'évaluation décalés, etc.). La reconnaissance des compétences et la nécessité d'avoir du personnel qualifié sont remises en question. Les considérations liées à la gestion s'imposent comme seuls critères de décision...

Pour ces raisons, la plainte et la colère actuelles sont légitimes. Elles deviennent cependant contre-productives lorsqu'elles débouchent sur une «idéologie défensive de métier» (2) marquée par un repli sur soi qui ne laisse plus place à l'intelligibilité et à l'élaboration. Or la période nouvelle qui s'ouvre fournit paradoxalement une occasion unique de créativité. Un espace est possible pour opposer une résistance constructive, faite de propositions nourries de confrontation agonistique, c'est-à-dire de «défi pour lier».

Injecter du sens dans les actions

Les professionnels doivent étayer leur expertise et rendre lisibles leurs compétences, s'ils veulent lutter contre le risque d'instrumentalisation des pratiques et la déqualification qui l'accompagne. Ils n'ont d'autre choix que d'injecter du sens à leurs actions par des mises à jour théoriques régulières qui enrichiront en retour leurs pratiques. Cette attitude permet une meilleure prise sur le monde et fait contrepoids aux idéologies dominantes destructrices de lien.

Quant aux dirigeants (associations et encadrement), ils ont la responsabilité d'offrir un cadre pour favoriser ces réflexions et confrontations afin qu'elles soient sources de créativité. Or, trop souvent portés par un pragmatisme dominateur et par un modèle de management référé à des valeurs individualistes et utilitaristes, ils donnent peu de crédit au débat (considéré comme une perte de temps). Ils le réduisent à un simple rapport de force entre acteurs ne visant qu'à faire plier l'autre, plutôt que d'y voir un espace d'influence réciproque source d'innovation. Certes, une gestion rigoureuse est nécessaire, mais l'espace pour «l'implication émotionnelle critique» (3) nourrie des apports des sciences sociales et partagée collectivement reste aussi fondamentale.

Parmi les modèles théoriques, le concept de don a l'avantage de fournir des réponses aussi bien conceptuelles que concrètes, qui peuvent être utilement sollicitées tant au niveau de la pratique éducative (4) qu'en ce qui concerne la conduite d'équipe. Et l'on sait à quel point la synergie entre ces deux niveaux est essentielle.

Le concept de don nourrit une dynamique des échanges caractérisée par un cycle de trois gestes - donner, recevoir, donner à son tour - associés à quatre composantes structurellement liées entre elles : l'attention à soi et le souci de l'autre, la liberté et le sentiment d'être l'obligé de quelqu'un. Le don est porteur de valeurs directement opérationnelles, il fournit des clés pour développer l'estime de soi et faciliter les processus de reconnaissance indispensables au vivre ensemble. Ainsi le professionnel offrira de la considération aux personnes, il les amènera progressivement à reconnaître leurs ressources (leurs efforts non reconnus, les personnes sur qui elles peuvent compter ou au contraire qu'elles soutiennent...) afin d'ouvrir des perspectives d'avenir. Certaines devront abandonner leur position victimaire, d'autres seront confrontées à l'engagement qu'elles auront pris, à la capacité à tenir leur parole, à considérer les conséquences de leurs actes pour elles et leurs proches...

L'intervention concrète à laquelle ouvre le don permet de rester exigeant tout en redonnant aux personnes l'estime d'elles-mêmes sans laquelle il devient de plus en plus difficile de se relancer. Lorsque je dis au revoir à cette jeune femme de 19 ans après un accompagnement de près d'une année, que dois-je considérer comme essentiel pour son avenir, sa satisfaction d'être confirmée dans son emploi, ou l'insistance avec laquelle elle nous remercie en nous affirmant avec intensité «je sais aujourd'hui que quoi qu'il m'arrive dans l'avenir, jamais je ne recommencerai ce que j'ai fait avant de venir ici» ?

Le don permet aussi de repenser les relations de travail en abandonnant la seule lecture individualiste. Les dirigeants doivent «oser la confiance» et soutenir l'engagement des professionnels auprès des personnes qu'ils accompagnent. Cela oblige en retour ces derniers à mobiliser les ressources disponibles et à préférer les critiques constructives porteuses de progrès, aux disqualifications destructrices dans lesquelles ils s'enferment parfois.

Respect et exigence

Le concept de don ouvre à un dialogue exigeant et respectueux, respectueux parce qu'exigeant. Il est une invitation où chacun, se sentant librement l'obligé de l'autre, entretient un lien en s'enrichissant de ce qu'il donne et reçoit.

A condition de le mettre en oeuvre et de le faire savoir, le modèle du don peut contribuer à ce que le secteur social et médico-social :

conserve les racines humanistes qui l'ont toujours porté ;

témoigne avec rigueur d'un engagement concret auprès des personnes en difficulté ;

s'oppose conceptuellement à la destruction du lien social par le rouleau compresseur de la logique économico-utilitariste ;

maintienne son niveau de qualification et développe une expertise communicable ;

propose un modèle de management singulier et innovant. »

Contact : p.poirier@efpp.fr - www.donpoirier.fr.

Notes

(1) Philippe Poirier est aussi l'auteur d'un ouvrage intitulé Don et management : de la libre obligation de dialoguer - Ed. L'Harmattan, 2008.

(2) Christophe Dejours, « Psychanalyse et psychodynamique du travail : ambiguïté de la reconnaissance » in La quête de reconnaissance : nouveau phénomène social - Alain Caillé (dir.) - Ed. La Découverte MAUSS, 2007.

(3) Pour reprendre l'expression utilisée par Xavier Bouchereau dans la rubrique « Vos idées », dans les ASH n° 2590-2591 du 9-01-09, p. 32.

(4) Cf. la démarche intéressante issue des travaux d'Ivan Boszormenyi-Nagy - www.fractale-formation.fr.

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