Pratique ancestrale, le « glanage alimentaire » est, pour la première fois, l'objet d'une étude qualitative réalisée par le CerPhi (Centre d'étude et de recherche sur la philanthropie) (1). Demandée par Martin Hirsch, Haut Commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté, l'enquête vise à mieux connaître la démarche des « glaneurs », ces personnes de tous âges qui récupèrent de la nourriture à la fin des marchés, dans les poubelles des commerçants ou dans les containers des supermarchés. Elle doit inspirer une réflexion sur les moyens de faciliter la mise à disposition des invendus et la diversification des produits des services d'aide alimentaire.
Après avoir observé les pratiques dans trois villes - Paris, Dijon et Amiens -, les enquêteurs ont réalisé une quarantaine d'entretiens. Au total, 22 hommes et 21 femmes ont été interrogés, parmi lesquels 18 se servent uniquement dans les poubelles des rues commerçantes, 15 uniquement à la fin des marchés et 10 peuvent pratiquer un « glanage alterné », avec toutefois pour chacun d'eux « un type de site privilégié ». Ainsi, les pratiques sont très variables selon le lieu et illustrent la diversité des publics. Les auteurs précisent d'ailleurs que certaines personnes n'ont pas souhaité répondre. Résultat, plusieurs catégories de glaneurs - les personnes de 50 ans et plus, d'origine étrangère, celles vivant à la rue ou en foyer et les mères isolées avec enfant - sont sous-représentées.
Aussi diverses que soient les situations, les glaneurs recourent presque tous à cette pratique du fait de difficultés économiques. Si quelques-uns vivent dans la rue, la plupart ont un logement : « Avoir la place et l'équipement nécessaire pour stocker et préparer la nourriture détermine la possibilité même de glaner en quantité et/ou des produits qui doivent être préparés, de les conserver et de les cuisiner. » Le glanage est plutôt bien vécu lorsqu'il est perçu comme une « optimisation des ressources disponibles » et peut même perdurer une fois que la situation économique des personnes s'est améliorée. Au contraire, lorsqu'il est vécu comme une « exploitation des restes », il est utilisé en dernier recours et est associé à un fort sentiment de honte. D'autres variables (tranche d'âge, origine sociale, trajectoire antérieure, situation familiale...) ont permis de définir une dizaine de profils de glaneurs, en étudiant notamment leur rapport à l'aide sociale et à l'aide alimentaire.
Cette pratique est plutôt bien vécue par les personnes de moins de 25 ans. L'étude distingue « les jeunes marginaux » qui vivent dans la rue des « jeunes ayant un mode de vie de type alternatif ». Les premiers sont dans une logique de survie au jour le jour grâce à la manche et au glanage. Souvent en rupture, ils n'ont pas droit aux minima sociaux et n'ont aucune relation avec les services sociaux institutionnels. L'aide alimentaire fait partie des ressources possibles : leur logique est « d'exploiter tous les plans », ils peuvent avoir recours à l'aide d'urgence de manière ponctuelle. Quant aux « glaneurs alternatifs », ils vivent dans un logement et sont souvent étudiants. Cette pratique est alors vécue comme un moyen transitoire de gérer des budgets serrés. Certains bénéficient des bourses d'études et n'ont aucun contact avec l'aide alimentaire, dont ils ont une « image repoussoir ».
Du côté des retraités, le glanage est vécu de manière beaucoup plus honteuse. La plupart sont des femmes seules avec des retraites du niveau des minima sociaux. Issues de familles modestes, elles ont connu une période de stabilité économique. Les difficultés ont commencé au moment de la retraite, parfois aggravées par un divorce ou le décès du conjoint. « L'augmentation du coût général de la vie est fortement ressenti et cité », souligne l'étude. Le glanage est de préférence pratiqué hors de son quartier. Contrairement aux personnes qui récupèrent dans les poubelles et qui semblent plus fragilisées psychologiquement, celles qui se servent sur les marchés semblent disposer de plus de ressources et tentent de conserver une certaine maîtrise sur leur vie et leur alimentation. La honte freine le recours aux services sociaux ou favorisent « les relations conflictuelles » avec eux. Et l'usage de l'aide alimentaire est « globalement hors-champ, car ce serait reconnaître un besoin qu'elles s'appliquent à dénier ».
La tranche d'âge intermédiaire, les 26-50 ans, présente des profils très hétérogènes. Ceux qui vivent dans la rue depuis plus de 20 ans glanent surtout dans les poubelles des commerces, ont des relations distantes voire inexistantes aux aides institutionnelles. Ils connaissent bien l'aide d'urgence et y ont recours en cas de besoin. Parmi ceux ayant un logement, certains n'ont presque jamais travaillé, perçoivent les minima sociaux et présentent un problème d'insertion de longue date. Peu à peu, le glanage est devenu pour eux une source principale d'approvisionnement alimentaire. La plupart ont des relations très problématiques avec les assistants sociaux chargés de leur suivi. Ils recourent peu à l'aide alimentaire par manque d'information, une mauvaise image et des relations difficiles avec les services sociaux.
Au final, ce sont les glaneurs qui ont des enfants à charge (souvent des mères seules) qui recourent le plus à l'aide alimentaire. Elles le font loin du domicile même si leur sentiment de honte tend à être occulté par leur mission nourricière. Dans leur recherche de solutions de survie, elles s'emparent de toutes les opportunités possibles, auprès des services sociaux ou de l'aide alimentaire.
Reste que l'âge, la fatigue, l'isolement, les difficultés psychologiques, la capacité à nouer des liens avec les commerçants influent sur l'efficacité du glanage. Et à ces obstacles, s'ajoute une forme de concurrence entre les personnes...
(1) Disponible sur