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« Le ghetto est à la fois une cage et un cocon »

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Le ghetto est bel et bien une réalité française. Telle est la conclusion de la longue enquête de terrain menée par le sociologue Didier Lapeyronnie. Un ghetto qui est le produit de comportements collectifs des habitants des quartiers en difficulté, sur fond de ségrégation, de relégation et de pauvreté.

Les chercheurs ont longtemps refusé, en France, d'appliquer le terme « ghetto » aux quartiers en difficulté. Pourquoi l'utilisez-vous aujourd'hui ?

On se refusait à employer ce terme car on estimait qu'il n'existait pas, en France, de phénomène de ghettoïsation. A savoir l'existence d'une population ségréguée pour des raisons à la fois sociales et raciales, et en même temps auto-organisée. Ce refus se fondait également sur des raisons idéologiques persistantes fondées sur la conviction que, dans le modèle français, la ségrégation est sociale, et non raciale comme aux Etats-Unis. Mais à partir du milieu des années 1990, on a vu la population des quartiers en difficulté devenir de plus en plus homogène, en termes sociaux comme ethnico-raciaux. La population du quartier où j'ai effectué cette recherche est ainsi à plus de 80 % d'origine africaine ou maghrébine. Et le chômage y est plus du double de la moyenne nationale. Cette concentration a fini par fabriquer un mode de vie particulier que j'appelle le « ghetto ». Reste que celui-ci ne recouvre pas un secteur géographique. Il s'agit d'un ensemble de conduites sociales. De ce point de vue, il y a plus ou moins de ghetto dans un quartier, et tous les habitants ne vivent pas sous son emprise. En résumé, ce que je nomme « ghetto » désigne un ensemble de conduites sociales fabriquées collectivement dans un espace territorialisé qui n'est cependant jamais complètement fermé.

Le ghetto serait donc aussi une création collective de ceux qui y vivent ?

De fait, le ghetto s'explique par un environnement fait de pauvreté, de relégation sociale et de ségrégation raciale, tout en étant le fruit d'une construction collective. Il constitue pour les habitants une façon de se défendre, de se protéger d'une société qui les discrimine, qui les humilie et leur renvoie en permanence une image négative. En ce sens, il s'agit bien d'une fabrication sociale. Le ghetto est à la fois une cage et un cocon. Les gens qui vivent dans ces quartiers sont forcés d'y rester. Ils ne peuvent matériellement pas aller ailleurs, alors que tous rêvent de s'en échapper. Dans le même temps, ils ont du mal à en sortir, car ils doivent affronter l'extérieur et le regard que l'on porte sur eux. Tandis que, dans le ghetto, ils sont protégés du racisme, des discriminations. Ils y trouvent en outre une certaine forme de solidarité et de dignité. Ce qui n'est pas le cas au-dehors. C'est cette ambivalence que j'ai voulu montrer.

Vous montrez aussi que le prix à payer individuellement est très lourd, en particulier pour les femmes...

Plusieurs recherches ont attesté que les populations appauvries ont tendance à se replier sur ce qui leur reste, c'est-à-dire sur les formes très traditionnelles de rôles sociaux. Et elles expulsent tout ce qui peut menacer cette construction sociale. C'est une sorte de carapace sociale dont le prix à payer est le renoncement à une certaine individualité. Bien sûr, pour la plupart, il s'agit d'un rôle qui se joue dans la rue, dans le collectif. Dans l'intimité, les individus se montrent sous un autre jour. Il n'en demeure pas moins que la contrainte collective des rôles sociaux et familiaux est extrêmement forte. Elle oblige chacun à intégrer ces modèles et à expulser de lui la part qui n'y entre pas. Cela pèse lourdement sur les femmes, mais aussi sur les hommes qui se replient davantage sur ces rôles sociaux.

Vous montrez aussi que le prix à payer individuellement est très lourd, en particulier pour les femmes...

C'est le coeur de mon argumentation. Si le ghetto se construit de l'extérieur sur la pauvreté, la relégation, la ségrégation, etc., il se cristallise de l'intérieur sur l'articulation entre ce que j'appelle la « race des hommes » et le « sexe des femmes ». Le racisme de type colonial, qui persiste en France, fonctionne en effet de manière très différenciée entre hommes et femmes. Il enferme les premiers dans une identité raciale - qui est aussi une identité sexuelle négative projetée sur eux, faite de violence et d'agressivité -, alors qu'il tend à favoriser l'émancipation des secondes. Il s'agit de permettre aux femmes d'échapper à la violence sexuelle, ou supposée telle, de leurs hommes et de leur faire intégrer le modèle de la féminité occidentale. On observe ce phénomène, très concrètement, à l'entrée des boîtes de nuit. Les filles y sont admises, mais pas les garçons. De manière symbolique, cela revient à intégrer celles-ci à la société blanche occidentale. Ce que les jeunes hommes vivent comme une humiliation raciale et sexuelle très forte. L'un d'entre eux me disait même : « C'est comme une castration. » Les hommes ont donc tendance à se replier davantage sur leurs rôles sociaux familiaux. Dans le ghetto, ils ne se définissent pas par le travail, qui s'estompe en tant que référence normative et morale, mais en tant que futurs pères. Certains vivent même comme des puritains en expulsant la sexualité à l'extérieur du ghetto, les femmes étant en gros partagées en deux groupes : les vierges et les putains. Ce modèle extrêmement patriarcal permet aux hommes de garder une certaine dignité, mais il fait payer aux femmes le prix d'une féminité qui est certes un avantage à l'extérieur, mais un handicap à l'intérieur. Et tout le ghetto s'organise autour de cette articulation très particulière. Ce qui crée des tensions très fortes à l'intérieur des quartiers, notamment entre les femmes.

Vous faites état d'une hostilité assez forte entre les habitants et la plupart des travailleurs sociaux. Le travail social est-il encore possible dans le ghetto ?

Le travail social a toujours consisté à échanger des normes contre une promesse d'insertion et d'intégration sociale. Mais avec l'état de l'économie, du marché du travail et la montée des ségrégations, les travailleurs sociaux n'ont plus grand-chose à offrir en contrepartie. Comme tous les représentants de la collectivité, ils sont en perte de crédibilité. Cela génère des situations tendues, faites de relations instrumentales entre les habitants du ghetto et les services sociaux. Chacun va faire semblant d'adhérer aux normes pour obtenir des aides immédiates. Les travailleurs sociaux font eux-mêmes semblant d'être en capacité de favoriser l'intégration des usagers, mais personne n'y croit. C'est la même chose avec l'école. De ce point de vue, il existe d'ailleurs une certaine rationalité dans l'échec scolaire. Adhérer aux normes scolaires, c'est entrer dans un jeu où l'on risque de se faire humilier plutôt que de gagner. Cela ne signifie évidemment pas que les enfants du ghetto échouent tous à l'école, mais c'est le point de vue dominant. C'est ce qui explique que les gens ont un rapport très distant, parfois agressif, envers les institutions en général. Cette tendance n'est pas propre au ghetto, mais elle s'y trouve renforcée.

En 2005, on a beaucoup dit que les émeutes dans les banlieues manifestaient l'émergence d'un certain désir politique. Pensez-vous que les ghettos puissent générer leur propre expression politique ?

En 2005, les émeutes comportaient évidemment une dimension protopolitique, même si les émeutiers n'étaient pas des militants. Mais on a voulu les cantonner au registre de la violence urbaine et de la délinquance. Ce qui ne correspondait pas à la réalité. Et les gens des quartiers ont eu le sentiment que l'élection de Nicolas Sarkozy s'est jouée là-dessus, parce qu'il les avait désignés comme boucs émissaires. Son élection a donc été vécue comme une humiliation profonde. Maintenant, le ghetto ou le quartier peuvent-ils être à la base d'une forme de construction collective positive ? Peuvent-ils remplacer le travail comme point d'appui d'une action collective et revendicative ? Cette question taraude les sociologues et certains responsables politiques. Pour ma part, je n'y crois pas beaucoup. Quant à voir se développer un discours politique provenant des quartiers, la principale difficulté reste l'absence de relais qui pourrait prendre en charge les revendications des habitants et construire une forme d'expression collective. Du coup, dans les quartiers, on remplit ce vide politique avec beaucoup de bêtises, entre autres de l'antisémitisme. Et on continue à produire de la violence collective ainsi que quelques réussites individuelles.

REPÈRES

Didier Lapeyronnie est professeur de sociologie à l'université de Paris-Sorbonne. Pour son dernier ouvrage, Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd'hui (Robert Laffont, 2008), il a enquêté, de 2004 à 2007, dans un quartier de la banlieue d'une ville moyenne française. Cette recherche s'appuie sur des rencontres avec des groupes d'habitants, des entretiens semi-directifs, des récits de vie et des observations de type ethnographique.

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