Yolande Thuret tend une cuillerée à madame B. : « C'est du boeuf mixé », explique l'aide-soignante à l'octogénaire assise dans un fauteuil à côté de son lit, devant son plateau-repas. Après un petit temps d'arrêt, la vieille dame, chaudement vêtue, se saisit des couverts et commence à manger, l'oeil rivé sur l'écran télé. Aux murs couleur saumon sont proprement scotchées des images d'oiseaux. « J'ai décoré la chambre en fonction des goûts de madame », glisse Yolande Thuret. Après s'être assurée que madame B. mange sans difficulté, elle passe dans la chambre voisine pour installer confortablement madame Z., qui demande à regagner son lit. « Chantal, appelle-t-elle, le fil est mal mis. » L'infirmière sort du poste de soins, où elle transmettait des consignes à une stagiaire, pour vérifier une sonde fichée dans le corps de la vieille dame... Dans une troisième chambre à la lumière tamisée, un vieux monsieur, le regard désemparé, caresse doucement la main de son épouse allongée sur un lit.
La Maison sur Seine est une unité de soins palliatifs, installée depuis 2003 dans le XVIIIe arrondissement parisien (1). Gérée par l'association SOS Habitat et Soins (2), elle dispose de 20 lits répartis sur cinq étages. La particularité du lieu est d'accueillir en priorité des patients en situation de précarité. Ainsi, 8 % des patients accueillis en 2007 ne disposaient d'aucun hébergement et 10 % vivaient chez des amis ; 12 % bénéficiaient de l'aide médicale d'Etat et 20 % de la CMU-C. « Et 9 % étaient sans mutuelle, ce qui peut également représenter une forme de précarité économique quand il faut s'acquitter d'un forfait hospitalier de 16 € par jour », souligne le Dr Michel Denis, médecin directeur de l'unité.
L'autre spécificité de l'établissement, c'est l'accueil des personnes séropositives en séjour dit « de répit ». Initialement, la Maison sur Seine avait été pensée pour accueillir des malades du sida en fin de vie. « Le projet avait été écrit avant 1995, précise le Dr Michel Denis. A l'époque, les malades séropositifs présentaient des tableaux cliniques dramatiques, et les services hospitaliers se trouvaient particulièrement démunis pour les accompagner dans ces moments difficiles. » Puis les temps ont changé, et les trithérapies ont amélioré les perspectives de vie pour ces patients. « Progressivement, il y a eu de moins en moins de décès dus au VIH, poursuit le médecin. Alors nous avons décidé d'axer notre activité vers une prise en charge plus généraliste, avec une orientation particulière pour les patients en situation de précarité sociale. Cependant, 20 % de nos lits restent réservés à des patients séropositifs qui présentent des complications handicapantes, irréversibles, n'engageant pas le pronostic vital de l'individu mais rendant la vie au domicile impossible. » Ils viennent ici le temps de trouver un hébergement plus adapté, du type appartement de coordination thérapeutique (ACT) (3), et souvent de clarifier leur situation administrative : régularisation d'un titre de séjour ou ouverture de droits sociaux. « Car ils sont aussi souvent concernés par la précarité, le VIH aggravant les difficultés sociales », note encore le Dr Michel Denis.
La liste d'attente pour entrer dans l'unité se révèle impressionnante : en 2007, pour 127 admissions enregistrées, on a dénombré 930 demandes déposées par des services hospitaliers, des cliniques, des maisons de retraite, des médecins généralistes, etc. « Lorsqu'un lit se libère, notre commission d'admission étudie les dossiers en attente en fonction de critères sociaux, explique le Dr Denis. Mais c'est souvent l'isolement humain qui nous amène à retenir un dossier plutôt qu'un autre. » De fait, parmi les patients admis, 64 % sont considérés comme à risque d'isolement, qu'ils soient célibataires, veufs ou séparés.
L'accompagnement des personnes en situation de précarité est spécifique. Il nécessite avant tout une adaptation à des besoins concrets et pratiques du patient : certains ne possèdent parfois même pas de linge de toilette... « Nous bénéficions d'une petite cagnotte alimentée par les dons de familles dont un proche a été suivi chez nous, explique Chantal Herblot, infirmière. Cela permet qu'un bénévole, voire une aide-soignante, aille acheter le nécessaire. » Dans le quartier, il est en outre possible de récupérer quelques vêtements auprès d'une association caritative... et qu'un membre de l'équipe aille laver le linge d'un patient dans une laverie automatique. Mais c'est surtout l'approche du patient qui diffère : « Pour ceux qui viennent de la rue, intervient souvent toute une phase d'apprivoisement, explique Hélène Viennet, psychologue. Ils arrivent ici dans une belle chambre avec un beau dessus-de-lit, une télévision, du personnel pour s'occuper d'eux. Parfois, c'est presque trop d'un coup, et cela réveille des angoisses de mort. » Il peut se produire une période initiale où le contact s'avère difficile, le patient, désagréable. Pour Yolande Thuret, la désinsertion sociale des patients provoque même un impact direct sur le soin : « Ce sont des gens qui n'ont pas l'habitude d'exprimer leurs besoins ou leurs douleurs, mais comment les soulager s'ils ne nous parlent pas ?, réfléchit-elle. Il faut les apprivoiser progressivement, pas à pas. Et, au fil du temps, on arrive à gagner leur confiance, à faire la toilette de ceux qui n'avaient pas l'habitude de ce soin, à recueillir les confidences des uns ou des autres... »
Au quotidien, la Maison sur Seine cherche à s'adapter à chacun. La toilette s'effectue lorsque le patient est éveillé, et il n'est pas question de déranger quelqu'un en faisant le ménage dans sa chambre pendant qu'il dort. « Il est arrivé que nous autorisions des gens sans domicile fixe à sortir prendre un verre au café du coin, note Anne de Raphélis, cadre infirmière. Les patients qui viennent de la rue, lorsqu'ils arrivent ici, se sentent parfois enfermés. » Certains parlent même d'une « prison dorée »... « Faudrait-il leur interdire cet espace de liberté parce qu'ils risquent de tomber en chemin et les laisser mourir avec cette sensation d'enfermement ? », s'interroge la cadre infirmière. L'unité n'impose pas non plus d'horaires de visites. Les proches peuvent même dormir sur place pour accompagner les derniers instants d'un patient. « On s'adapte vraiment aux uns et aux autres », explique Anne de Raphélis. Au point même de recevoir les amis « clochards » d'un patient en train de mourir. « Ils sont venus avec leurs canettes et leurs bouteilles, mais c'était important pour monsieur C. qu'ils passent cette nuit avec lui », se rappelle Yolande Thuret.
L'équipe de la Maison sur Seine est constituée de 11 binômes infirmiers-aides-soignantes qui se relaient par tranche de 12 heures, sous l'autorité d'une cadre infirmière. « Ici on ne casse jamais un binôme, souligne Yolande Thuret, cela nous permet de bien nous connaître et de mieux travailler ensemble. » Un kinésithérapeute, une pharmacienne, une psychologue sont présents dans la structure à temps partiel, ainsi que trois médecins et deux agents de service hospitalier. Une journée par semaine, un poste d'assistant de service social vient compléter le dispositif.
Actuellement, c'est Yves Delanoë, éducateur spécialisé de formation, qui remplit cette fonction à la suite du départ de l'assistant social qui occupait le poste. Il consacre le reste de son emploi du temps à l'accompagnement de personnes hébergées en ACT, également dans le cadre de l'association SOS Habitat et Soins. « Ma place ici est assez difficile à définir, reconnaît-t-il. Quand je suis arrivé, on m'a prévenu que j'aurais soit à m'occuper d'urgences, soit à donner un coup de main. A la différence du travail en ACT où je suis un interlocuteur privilégié pour quelqu'un qui va me parler de son projet de vie, ici l'interlocuteur privilégié, c'est le soignant. » Et puis les patients de la Maison sur Seine ont généralement déjà un travailleur social de référence, le plus souvent dans l'hôpital qui les a orientés vers l'unité de soins palliatifs. « Je suis en contact avec cet interlocuteur qui souvent continue de suivre les démarches administratives enclenchées, explique Yves Delanoë. Cela me permet de les tenir au courant de l'évolution du patient, et de mieux connaître les personnes afin d'éviter de leur demander de raconter leur parcours si elles n'en ont pas envie. »
Chaque mercredi matin, dès son arrivée, Yves Delanoë prend connaissance du planning d'occupation des chambres. « Il manque quelqu'un dans la chambre 503, interroge-t-il ce jour-là. Madame A. est décédée ? » Le médecin avec qui l'assistant social partage son bureau acquiesce et précise que la famille s'occupe d'organiser les obsèques. Yves ne travaillant ici qu'une journée par semaine, d'une permanence sur l'autre on déplore toujours au moins un ou deux « départs ». « Quand il n'y a pas de famille ou que celle-ci refuse de s'en occuper et que je suis présent, je me charge d'organiser les obsèques avec la Ville de Paris », explique-t-il. En son absence, chacun des membres de l'équipe connaît les formalités à accomplir et les services à contacter. De même, lorsque le responsable de la chambre mortuaire n'est pas là - il ne travaille que l'après-midi -, l'ensemble du personnel est en mesure d'installer les corps dans les casiers réfrigérés et d'organiser la présentation à la famille...
Aujourd'hui, Yves Delanoë a prévu d'accompagner monsieur L. à l'agence SNCF la plus proche pour acheter un billet de train : ce patient en séjour de répit doit en effet partir s'installer dans un appartement de coordination thérapeutique en Haute-Savoie. « Je vais attendre 11 heures pour l'appeler, car je sais qu'il dort assez tard », affirme l'assistant social. En attendant, il se penche sur le dossier d'un autre patient qui lui a signalé ses difficultés à faire reconnaître par la sécurité sociale son affection de longue durée. « Selon moi, le bien-être de la personne dépend des solutions que l'on va trouver à ses difficultés, résume l'éducateur. Parfois, des questions matérielles prennent une importance démesurée, obsessionnelle, pour des patients en fin de vie. » Il se chargera aussi de chercher une place en établissement de long séjour pour madame B., avant de monter rendre visite à un autre patient pour remplir avec lui un dossier d'admission en maison d'accueil spécialisée (MAS). « A chaque fois que c'est possible, j'essaie de faire les choses avec la personne, et non pas à sa place », justifie Yves Delanoë. En revanche, il n'est pas question pour lui de faire la « tournée des patients ». Nombreux sont d'ailleurs ceux qu'il ne rencontrera jamais durant leur séjour. « Je ne veux pas arriver comme un cheveu sur la soupe dans la chambre de quelqu'un qui n'a pas besoin de moi », précise-t-il. Ce sont les médecins ou le cadre infirmier qui lui signalent les problèmes rencontrés : mutuelle à mettre en place, contact à renouer avec la famille, orientation à chercher pour un patient qui n'est pas en fin de vie, etc. « Et je téléphone toujours au préalable à la personne pour vérifier si elle est prête à me recevoir. »
Dans sa chambre, monsieur M. a également opté pour la décoration artisanale proposée par Yolande, l'aide-soignante : aux oiseaux s'ajoutent ici divers bords de mer ou rivières... Voilà plus de un an qu'il est hospitalisé à la Maison sur Seine, avec des passages intermittents dans d'autres unités de soins palliatifs. « Son cas est exceptionnel, précise le Dr Denis. Ce monsieur présente une pathologie neurologique très lentement évolutive. Mais comme l'établissement, financé par l'assurance maladie, est conventionné pour des séjours d'environ trois mois en moyenne, de temps en temps il doit être admis dans une autre unité... » Des déménagements dont on imagine qu'ils ne sont pas de tout repos pour le corps déjà éprouvé du patient... En moyenne, les personnes accueillies à la Maison sur Seine passent cinquante-huit jours dans l'unité. Pour l'heure, le formulaire d'admission en MAS à la main, Yves Delanoë s'enquiert de la vie familiale de monsieur M. Celui-ci lui confie qu'il a du mal à renouer avec son épouse, également malade. Sa fille, en revanche, lui rend visite régulièrement.
Les dimensions psychosociales du suivi de chaque patient sont abordées le mercredi après-midi, lors d'une réunion d'équipe animée par la psychologue de l'établissement, Hélène Viennet, et l'éducateur spécialisé. Au rythme des bippers qui signalent les appels des patients, la situation et l'évolution de chacun d'eux sont abordées. C'est l'occasion de partager les bribes d'informations recueillies au quotidien. « Malgré les difficultés pour établir le contact, note Yolande Thuret, on finit toujours par apprendre quelque chose, que la personne parle de sa famille ou que quelqu'un vienne lui rendre visite. » De plus, le courant passe parfois mieux avec tel soignant qu'avec tel autre « Je sais que les patients africains me parlent facilement, poursuit l'aide-soignante. Peut-être parce que je représente pour eux cette figure de la mama. » En effet, 27 % des patients de la Maison sur Seine sont originaires d'Afrique subsaharienne ou du Maghreb.
Aujourd'hui, la réunion commence par une bonne nouvelle concernant une ancienne patiente qui a effectué un séjour de répit dans l'unité : « Madame C. a enfin eu ses papiers, elle s'intègre bien dans l'ACT où elle a été orientée et, d'après ma collègue, elle est tout à fait épanouie », annonce avec plaisir Yves Delanoë à l'équipe réunie dans la salle de repos. Suivront les bilans de chaque patient : madame D. voudrait tellement repartir en Algérie, le pays où elle est née. Le problème pour elle n'est pas financier, et son fils s'occupe de ses droits sociaux. « Mais il nous faut d'abord stabiliser son état », dit le Dr Denis. Monsieur S., lui, est arrivé la veille avec un cancer de la vessie diagnostiqué un mois auparavant. « Il refuse d'admettre la situation et dit qu'il est là pour reprendre des forces avant de rentrer chez lui, informe le médecin. Mais selon les transmissions que nous avons, son logement semble plutôt insalubre. » De fait, tous les patients ne finissent pas leurs jours dans l'établissement : près d'un quart peuvent se réinstaller chez eux avec un suivi assuré par un réseau de soins palliatifs à domicile, et autant sont réorientés vers un service de moyen séjour (le plus souvent lorsqu'ils ont dépassé les trois mois autorisés par les tutelles), voire une maison de retraite.
L'équipe s'accorde à reconnaître que l'investissement affectif se révèle plus fort avec les patients isolés. « Il n'est pas rare qu'un ou deux soignants soient présents pour la mise en bière quand il n'y a pas de famille, explique Anne de Raphélis. C'est important pour eux d'accompagner la personne jusqu'au bout. » Il arrive aussi que l'équipe fasse appel au Collectif des morts de la rue pour une présence et l'accompagnement du convoi mortuaire. « Ce n'est pas logique, pas naturel de s'en aller seul, reconnaît William Lagrue, l'infirmier responsable de la chambre mortuaire. Normalement, on doit partir au milieu des siens. » Cette question de l'isolement interpelle toujours beaucoup les soignants. « Mais au moins, cela se termine ici et non pas dans le bois de Vincennes, ajoute Yves Delanoë. Ici, c'est une main tendue qui permet de mourir dans la dignité, dans la société. »
(1) 17, rue Duhesme, 75018 Paris - Tél. : 01 56 55 55 55 - E-mail :
(2) 102, rue Amelot, 75011 Paris - Tél. : 01 58 30 55 55 - E-mail :
(3) Les appartements de coordination thérapeutique hébergent à titre temporaire des personnes en situation de fragilité psychologique et sociale et nécessitant des soins et un suivi médical.