«Dès lors que l'on doit faire des choix, on prend des risques. Et à cela, notre métier nous contraint sans cesse », rappelait Jean-Paul Mugnier, éducateur spécialisé, thérapeute familial et directeur de l'Institut d'études systémiques à Paris, lors du colloque « Voyage aux frontières du possible » (1). En effet, « tout choix est un pari sur le futur. A partir d'une situation présente, nous anticipons plusieurs avenirs potentiels et, selon ce qui nous paraît le moins pire ou le plus souhaitable, nous affirmons, avec plus ou moins de certitude, que telle décision vaut mieux que telle autre. » Autant dire que, pour les professionnels de l'enfance en danger, l'exercice est périlleux. « Vivre avec le risque apparaît comme une composante inhérente au travail des intervenants sociaux », confirme Claude Seron, directeur de l'association belge Parole d'enfants. Au quotidien, en effet, les équipes doivent faire avec « les risques auxquels sont soumis les enfants » ou qu'ils prennent, mais aussi avec « la pression qui pèse sur les intervenants ». Et celle-ci est d'autant plus forte que notre société tolère de moins en moins le risque.
Le risque est donc partout. En premier lieu, dans le choix du mode d'intervention. Lorsqu'est soupçonnée une négligence grave ou une maltraitance, par exemple, que privilégier ? Maintenir, aménager ou rompre le lien parent-enfant, dont on sait combien il est sacré mais aussi combien il peut être préjudiciable ? Et après un temps de placement et un travail avec la famille, quelle solution adopter ? Est-il plus protecteur ou plus dangereux de laisser l'enfant en foyer ou de lui faire regagner son domicile ? Le choix des mots, notamment dans les rapports à la justice, n'est pas non plus anodin. « Dans le souci de respecter les personnes ou de ne pas leur nuire, l'intervenant social a l'habitude de recourir à des périphrases pour éviter de dénoncer de manière frontale », relève Claude Seron. Mais cela influe sur la décision du juge : « Il y a une différence d'impact si l'on dit que «M. Dupont a enfermé le petit Benoît pendant une semaine dans la cave» ou si l'on parle «des punitions inadéquates pratiquées par ce père». »
Si l'action peut aggraver une situation, l'immobilisme aussi. Ainsi, aller trop vite peut être nuisible, mais tarder à prendre une décision, de peur de se tromper, l'est tout autant puisque cela fait perdurer une réalité potentiellement à risque. De même en est-il parfois de ne pas intervenir. Outre les effets délétères immédiats sur le jeune, l'absence de réponse peut hypothéquer fortement son avenir. « Que deviendra l'enfant maltraité si personne ne lui vient en aide ? », s'interroge Claude Seron. Nombreux sont les professionnels exerçant auprès de jeunes adoptant des conduites à risques, souffrant de troubles psychiatriques, auteurs de violences sexuelles..., qui constatent l'antériorité de traumatismes graves, pas toujours repérés ou restés sans réponse. « Une jeune fille sur trois entrant dans mon service à la suite d'une tentative de suicide attribuée à une rupture sentimentale, un problème scolaire ou autre, se révèle avoir été victime d'une violence sexuelle dans l'enfance », alerte Xavier Pommereau, psychiatre responsable du Centre Abadie (CHU de Bordeaux), qui a mis en place un dispositif d'accueil spécialisé des jeunes suicidants. De même, relate André Ciavaldini, directeur de recherches au Laboratoire de psychologie clinique et de psychopathologie (université Paris-V-René-Descartes), qui prend en charge au centre hospitalier de Saint-Egrève (Isère) des auteurs de violences sexuelles : « Ces sujets présentent de nombreuses carences affectives précoces. On note des violences dans l'enfance et, pour une bonne moitié d'entre eux, d'ordre sexuel. L'ensemble des auteurs d'agression sexuelle ont connu des environnements familiaux traumatogènes. » C'est ainsi dans une logique de prévention globale que le centre d'action médico-sociale précoce (CAMSP) de Roubaix a conçu un dispositif visant à aller au-devant des familles en proie à des difficultés inextricables pour les soutenir et réduire les risques éventuels pour les enfants (voir encadré, page 34).
Toutefois, de même que tous les enfants maltraités ne deviennent pas des adultes maltraitants, la maltraitance n'explique pas tout. « Il ne faut pas vouloir tout expliquer par les abus sexuels, même si, dans certains services, ils concernent 60 % des jeunes reçus, ne pas surdramatiser le passé auquel les enfants ont pu être confrontés », avertit Jean-Paul Mugnier. L'autre écueil à éviter est de ne pas savoir respecter le temps de l'enfant et de l'empêcher d'entrer dans la phase de latence dont il a besoin. « Malheureusement, dans les services sociaux, on rend cette possibilité difficile en revenant sans cesse sur la question des liens, déplore-t-il. On risque alors de figer le jeune dans une histoire faite d'abandons, de traumatismes, de ruptures. La phase de latence, c'est aussi leur permettre d'avoir d'autres histoires à raconter. » Enfin, les intervenants doivent prendre garde à ne pas mettre l'enfant en danger par un militantisme intempestif. « Sa souffrance touche inévitablement l'enfant qui est en nous, explique Jean-Paul Mugnier. Le risque est de réveiller chez nous une rage que la victime, enfant ou adulte, vivra toujours à travers nous, notre attitude, notre façon d'exprimer notre engagement. »
L'engagement, tel est bien le moteur essentiel de l'intervention sociale auprès des enfants et adolescents en grande souffrance. « Prendre le risque de travailler avec des situations difficiles, des causes perdues, des gens qui nous effraient, est un pari important. Pour espérer gagner, il faut miser gros », résume Claude Seron. Il faut parfois prendre sur soi pour dépasser l'envie de rejeter l'autre, réussir à lui manifester que quelqu'un se soucie de lui, est prêt à aller à sa rencontre, et ne se découragera pas. Quant au défi à relever, c'est celui du changement. « Penser qu'une autre vie est possible et se donner les moyens pour y arriver, c'est cela qui représente le vrai risque », assure le directeur de Parole d'enfants. « Le risque fait partie de notre engagement thérapeutique, ajoute André Ciavaldini. Chercher à développer un processus de changement favorable s'accompagne toujours du risque d'échec. Le risque zéro ne peut avoir cours dans nos espaces de soins. »
Une telle posture invite à innover. Il faut inventer des réponses sur mesure, ne pas hésiter à renouveler ses pratiques et à explorer des pistes peu balisées, autrement dit oser « voyager aux frontières du possible ». Cette approche suppose en outre de s'appuyer sur des valeurs solides, car elle induit des prises de risques tant pour les professionnels, fortement mis à l'épreuve, que pour les usagers. Ce que rappelle Anne-Pascale Marquebreucq, directrice du Tamaris, à Bruxelles, où les professionnels, qui interviennent auprès de jeunes « incasables », naviguent « entre désir et peur : désir de soutenir un processus de changement et peur d'échouer et surtout de laisser échouer l'adolescent » (voir encadré ci-dessous).
Autre exemple : l'unité-pilote Karibu du centre hospitalier Jean-Titeca, de Bruxelles. En 2003, constatant l'absence de prises en charge adaptées pour les adolescents délinquants présentant des troubles psychiatriques, une équipe a monté un projet pour aider ce public. Parmi les principes fondateurs : « une opposition sans concession à la psychiatrisation de la délinquance juvénile » et l'idée que « tous les jeunes doivent avoir accès aux soins quelle que soit la nature des actes commis », explique Laurent Servais, son responsable. Souffrant de troubles psychotiques, sous mandat judiciaire, la douzaine d'adolescents admis ont commis une infraction grave : tentative de meurtre, viol, violences sévères... A Karibu, qui se veut un lieu de vie plutôt que de passage, l'un des outils essentiels est le quotidien en groupe. Une équipe pluridisciplinaire (éducateurs, infirmiers, psychologues, psychiatres...) veille à faire régner un climat agréable ; et le fil rouge est la permanence du lien et la bienveillance. « Le jeune peut exprimer sa rage, sa violence, il ne parviendra pas à démonter la relation. Ses troubles n'entraînent pas la rupture et même s'il attaque le cadre fortement, on restera bientraitant. Les jeunes finissent par abandonner et se forger une autre identité, au-delà de celle, réductrice, de malade mental », résume Laurent Servais.
Premier risque avec lequel les équipes de Karibu jonglent à chaque instant : la gestion du passage à l'acte, voire de la récidive délinquante. Pour tenir, la motivation est essentielle. « Certes, nous sommes des «combattants engagés», reconnaît Laurent Servais. Mais quand on sait l'histoire de ces jeunes, on ne peut s'arrêter au passage à l'acte. » Les deux tiers d'entre eux ont été victimes de négligence grave, les trois quarts ont subi des violences physiques directes, tous ou presque ont vécu un chaos familial. « La notion transgénérationnelle est claire : leurs parents viennent eux-mêmes d'histoires remplies de violences... », observe-t-il. A Karibu, le travail s'effectue dans la coconstruction, la liberté de parole, la solidarité et le respect. « C'est une nécessité éthique mais aussi fonctionnelle face à ces jeunes spécialistes des conflits entre adultes », analyse Laurent Servais. De multiples réunions sont organisées pour gérer au mieux les traumatismes vécus par l'équipe comme par le jeune et créer une cohésion optimale. Pour le jeune, qui doit travailler l'estime de soi et faire ressurgir des émotions souvent enfouies, le risque est d'abord « de laisser tomber son masque ». Mais il peut aussi se retrouver confronté à un autre type de risque : le rejet d'équipes moins audacieuses, peu enclines à l'accepter au moment où lui est prêt à quitter le dispositif.
Ce temps fort de la sortie a été particulièrement exploré par l'association Kaléidos qui accueille, à Liège, des jeunes auteurs d'abus sexuels. Un projet où les risques se cumulent, selon Yves Stevens, psychologue. « Une première prise de risque est d'accepter de travailler avec des adolescents et de se replonger dans le monde chaotique de l'adolescence ; une deuxième est de choisir d'aider ceux qui ont commis des infractions à caractère sexuel. Il faut avoir un côté combattant... et aimer les insomnies ! », lance-t-il. Mais il existe une troisième prise de risque tout aussi importante : « Lorsqu'un professionnel propose la fin d'un suivi, sa responsabilité est engagée. Si le suivi dure trop longtemps, il existe un risque, paradoxal, d'enfermer l'adolescent dans ses incompétences, ses fragilités, ses doutes existentiels ; s'il est trop bref, il peut se sentir abandonné ou pas assez pris en compte dans sa souffrance. » Aussi savoir proposer l'arrêt du suivi, sur la base de changements survenus, est-il essentiel. « Nous avons un devoir moral d'être porteurs d'espoir », résume le psychologue. Pour cela, encore faut-il réussir à ne pas céder à la pression ambiante : « Cette angoisse de la récidive qui peut envahir le professionnel pourrait contaminer l'adolescent, déjà pas très sûr de lui, et le condamnerait implicitement à la reproduction. »
A Kaléidos, où le suivi repose sur trois axes : importance du mandat, compréhension du passage à l'acte et mobilisation parentale, l'équipe a identifié plusieurs facteurs permettant de limiter les risques de récidive à travailler et à évaluer en vue d'envisager la fin de l'intervention. Premier d'entre eux, la « recomplexification du passage à l'acte ». La plupart de ces jeunes ayant subi eux-mêmes des violences à caractère sexuel, il s'agit de se pencher sur leur propre victimisation, puisqu'aucune réponse sociale ou judiciaire n'a en général été apportée. « Comment en effet les aider à prendre leur responsabilité par rapport au geste posé si les personnes qui ne les ont pas respectés ne sont pas capables d'en faire autant ? », s'interroge Yves Stevens. Il convient alors de repositionner le passage à l'acte dans une trajectoire personnelle et familiale, des enjeux qui échappent au jeune, et d'effectuer au moins une réparation symbolique en soulignant l'injustice subie et en identifiant avec l'adolescent les défaillances de la protection dont il aurait dû bénéficier. Il y a lieu en outre de trouver un équilibre entre la responsabilisation du jeune et celle de ses parents. « La bonne évolution de l'adolescent peut dépendre fortement des capacités parentales à se remettre en question et à souligner la dimension inacceptable des faits tout en le soutenant », constate-t-il.
S'appuyer sur la sanction peut aussi aider la reconstruction. « Le placement décidé par le juge des enfants peut être vécu par le jeune comme une juste punition. Si celle-ci vient de l'extérieur, il n'a peut-être plus à se l'infliger de l'intérieur... Certains adolescents vivent la sanction comme un apaisement, la transforment en une opportunité de prendre conscience de la gravité des faits », témoigne le psychologue. Toutefois, la mesure peut aussi être perçue comme un refuge, voire une injustice de plus. OEuvrer à la désaccoutumance peut également se révéler utile : « Ces adolescents deviennent parfois dépendants de certaines formes de sexualité, ce qu'il faut traiter comme une conduite addictive », observe Yves Stevens. Autre facteur de protection du jeune : sa renarcissisation. Il convient de l'aider à faire grandir son estime de lui, à prendre soin de son image, à développer des habiletés sociales, à se projeter positivement. Il est enfin essentiel qu'il vive « une expérience relationnelle correctrice, en particulier en étant en lien avec un intervenant continuant à le considérer comme une personne à part entière et non comme un monstre » et que les professionnels sachent manier le doute, garder en tête que des faits peuvent ne pas avoir été révélés. « L'adolescent dévoile une partie des actes commis, puis observe la réaction des adultes et en fonction poursuit ou se renferme, résume-t-il. S'il se retrouve piégé dans le silence, peut alors se renforcer en lui le sentiment qu'il est différent des autres et «inarrêtable» puisque dans une logique inimaginable pour le monde des adultes normaux. »
Quel que soit, en tout cas, le type d'engagement, d'intervention ou de public, il existe deux risques, pas toujours faciles à éviter, dont les équipes doivent savoir préserver les jeunes et leurs parents. Primo, celui de trop leur demander, « de se donner des objectifs en décalage avec les réelles possibilités de changement des gens », résume Claude Seron, car « on entre dans un processus de surinvestissement suivi de déception, de découragement, d'un sentiment d'impuissance et de rage qui se retournent contre la famille ». Secundo, celui de créer un lien d'attachement dont ils auront du mal à se défaire. Ainsi, insiste Jean-Paul Mugnier, « il faut veiller à ne pas laisser croire qu'on est quelqu'un sur qui l'enfant pourra compter indéfiniment. On peut en effet se lier de façon erronée, au point qu'il pense qu'il ne pourra plus s'en sortir, qu'il ne trouvera jamais en lui les ressources pour affronter des difficultés à venir. »
Comment aider les jeunes dits « incasables », qui errent d'une institution à une autre, ballottés entre dispositifs d'hébergement, unités médicales et structures judiciaires ? Quel accompagnement global et durable offrir à ces adolescents, qui marquent leur mal-être par des transgressions à répétition et dont les équipes jugent qu'ils sont dangereux pour leur équilibre et leur projet pédagogique ? Autant de questions qui trouvent des réponses au Tamaris, qui abrite 15 jeunes de 11 à 18 ans (avec une prolongation possible jusqu'à 20 ans) placés sur décision d'un juge. « Tous nécessitent une aide spécialisée et individuelle, pédagogique et thérapeutique. Leur parcours de vie est jalonné de traumatismes de séparation et ils recherchent des adultes bienveillants et contenants », précise Graziella Menegalli, responsable clinique du Tamaris, où le référentiel théorique est l'analyse systémique.
C'est à la suite d'une recherche-action entamée en 1990 que certains principes phares ont été arrêtés. Il est apparu que renvoyer un jeune placé du fait de ses symptômes participait à la répétition des ruptures et était assimilable à une violence institutionnelle. « Dès lors, nous avons adopté de nouvelles pratiques pour permettre à ces jeunes et à leurs parents d'exercer leurs compétences, de faire évoluer leur situation familiale et d'apprendre ensemble à travers la crise », explique la psychologue. L'équipe pratique ainsi « le non-renvoi ». « Les jeunes testent évidemment la fiabilité du lien par une débauche de passages à l'acte, très éprouvante pour tous. L'envie de sanctionner, de rejeter, de poser des limites strictes et le besoin de nous protéger sont forts », témoigne-t-elle. Pour autant, l'équipe s'acharne à ne pas réagir sous l'émotion de l'instant et à surprendre les jeunes, tout comme leur famille, par d'autres modes relationnels. Cela nécessite de la créativité au quotidien « et une remobilisation quasi permanente de toute l'équipe psychoéducative ».
Le travail au Tamaris est fondé sur la capacité de l'équipe à tenir dans le temps. Au bout d'une année cependant apparaissent des difficultés relationnelles. « Nous ressentons un inconfort grandissant face à l'incapacité de l'adolescent à tolérer la frustration, à son impulsivité, sa manipulation, ses passages à l'acte. C'est le moment où nous allons voir surgir les stratégies adaptatives qu'il a mises en place au cours de son développement dans sa famille mais aussi dans les institutions qu'il a traversées », relate Anne-Pascale Marquebreucq, la directrice. La colère et la rigidité ou le désengagement et l'indifférence risquent alors insidieusement de prendre le pas, tout comme la peur peut s'immiscer au sein de l'équipe. Face à cela, deux réactions possibles : le déni ou la crise. « Mais si l'on refuse de voir le danger, le risque est à son maximum, c'est la catastrophe annoncée. Seule la crise permet de reprendre le contrôle en instaurant de nouvelles solutions. Dans notre institution, c'est le lien qui va permettre de relever le défi des alternatives », analyse-t-elle. Pour que ce lien fasse alors autorité, le Tamaris recourt à quatre outils.
Le premier, classique, est la réunion d'équipe. Il s'agit pour les professionnels de partager leur vécu avec le jeune en crise. « En parlant, l'expérientiel va se transformer en représentationnel. La peur va s'estomper et des pistes vont apparaître », explique la directrice. Deuxième outil : la sanction. Une fois nommé le fait transgressif par le jeune, il lui est demandé d'en envisager une. S'il n'a pas d'idée, elle lui est proposée. Le premier type de sanction possible est l'éloignement. Souvent, cela s'effectue dans la famille. « Implicitement, le message est : «Va donc te remettre au contact de ce qui a provoqué ton placement, on verra si tu en reviens avec des idées car nous, nous n'en avons plus, nous sommes fatigués.«Ce sera surtout une occasion de travailler avec les parents à partir des difficultés rencontrées, et de dire au jeune qu'on a besoin de lui », résume Anne-Pascale Marquebreucq. Si cette sanction génère trop d'angoisse, des alternatives sont recherchées. Second type de sanction : la réparation. Il peut s'agir de restaurer une chose abîmée pendant la crise mais aussi d'animer une réunion, le principe étant de reprendre une place positive dans le groupe. Le troisième outil est la co-intervention et, en particulier, la « palabre », qui se veut une expérience émotionnelle corrective. Lorsque l'équipe est bloquée, elle rassemble le jeune et jusqu'à 15 adultes (éducateurs, psychologues, personnes extérieures...). « Premier effet : le renversement du rapport de force. Par le nombre, nous montrons que nous sommes les plus puissants, souligne la directrice. Second effet : la manifestation de notre engagement et de nos difficultés. » A tour de rôle, chaque adulte prend la parole ; le jeune intervient quand il veut. Les adultes ont pour consigne de s'exprimer à partir de la place qu'ils occupent et de leur relation au jeune, de façon authentique et bienveillante. « C'est l'utilisation du soi des intervenants qui permet qu'émergent de nouvelles hypothèses sur la relation. C'est un rituel assez puissant de coconstruction qui mobilise tous les professionnels et sécurise l'adolescent. Cela a vraiment des effets d'apaisement. »
Dernier outil enfin, la collaboration en réseau. « Pour tenir dans la durée avec ces adolescents, nous avons besoin qu'ils soient autorisés à circuler dans d'autres lieux et que les liens puissent ainsi s'aérer », explique-t-elle. Bien entendu, cela suppose de prendre le risque du clash dans d'autres institutions. Le réseau a toutefois aussi un autre intérêt : celui d'offrir au Tamaris un regard extérieur. En effet, prévient la directrice : « Grand est le risque de s'isoler dans ses propres pratiques innovantes et de s'enfoncer peu à peu dans la croyance que ce que l'on fait est bien et ce que font les autres, non. »
« On demande toujours aux familles de changer. Et si c'était d'abord à nous, les professionnels, d'oser changer en nous rendant plus accessibles ? » C'est à partir de cette interrogation que le centre d'action médico-sociale précoce (CAMSP) de Roubaix a eu le souci, il y a une vingtaine d'années, de créer le « groupe du mardi », pour intervenir auprès des familles dites « à hauts risques psychosociaux ». Des familles à l'histoire entachée de malheurs - pauvreté, maladies, deuils, enfants placés, violences... - qui se répètent d'une génération à l'autre, et face auxquelles les professionnels sont souvent en difficulté. « Pour inverser la spirale de l'échec, il faut faire du temps un allié », explique le pédiatre Maurice Titran, responsable de ce service hospitalier.
Le fil conducteur ? Réduire les risques. « Le principe est d'avancer vers du «ça va moins mal«, puis vers du «ça va mieux«, et enfin, vers du «ça va bien«. Peu à peu, on met en place des stratégies de prévention, et ce, dès la grossesse, puisque nombre de difficultés puisent leurs origines dans la vie anténatale. »
Le « groupe du mardi » rassemble, deux heures durant, des familles et divers professionnels (assistante sociale, éducatrice de jeunes enfants, institutrice, kinésithérapeute, psychomotricien, orthophoniste, pédiatre et bénévoles). Les familles viennent à leur rythme et échangent autour d'actes du quotidien des enfants ou lors d'ateliers. Ensuite, les professionnels notent dans un cahier - un par famille - ce qu'ils ont ressenti. « Dans le «groupe du mardi«, nous observons les interactions mère-enfant, cherchons à faire émerger les compétences parentales, identifions les besoins pour offrir en temps réel des réponses adaptées. Nous travaillons aussi en lien avec d'autres équipes, internes ou externes à l'hôpital, afin de proposer, si nécessaire, des orientations vers une sage-femme, un addictologue, un travailleur social... », résume Maurice Titran. Le groupe vise à rompre l'isolement social et à faciliter la rencontre, et, grâce à la large palette de professionnels mis à disposition, à autoriser les familles à aborder le problème qui les préoccupe pour construire ensemble et sans culpabilisation une solution.
Prévenir l'alcoolisation foetale est l'une des priorités, celle-ci laissant de graves séquelles. La transgénérationnalité est en outre une dimension récurrente : beaucoup de parents très en difficulté se révèlent avoir été eux-mêmes exposés à l'alcool avant leur naissance.
Pour autant, insiste Maurice Titran, « il faut écarter toute interprétation génétique, ce sont des circonstances environnementales délétères qui interviennent et se répètent. L'exposition à l'alcool pendant la grossesse est une malédiction de la misère. » Le système nerveux va s'en retrouver fragilisé : « Cela va empêcher l'enfant de déployer les talents dont il a besoin pour faire face aux difficultés. » En outre, l'accès à la pensée abstraite s'en trouve entravé, ce qui oblige « à trouver des stratégies de soin et d'accompagnement tenant compte de cette réalité ».
Après avoir aidé les futures mères à arrêter leur consommation d'alcool, l'équipe tente de garder le lien pour poursuivre son soutien et donner à l'enfant toutes ses chances. Dans le cas où des lésions irréversibles n'ont pu être empêchées, elle cherche à intervenir pour modifier l'environnement ou apporter à l'enfant des connaissances lui permettant de développer des savoir-faire l'aidant à contourner, voire à surmonter, sa difficulté.
Le CAMSP a mené une enquête avec l'Inserm afin de savoir ce qu'étaient devenues les familles ayant participé au « groupe du mardi » pendant plus de un an, entre 1989 et 1995, cinq ans après leur sortie du dispositif. Sur 22 familles, 12 sont devenues autonomes, 6 se sont stabilisées et 4 n'ont pas changé. Globalement, l'état de santé des derniers-nés s'est amélioré et les mères ont eu une meilleure régularité des soins. Les violences familiales ont cessé dans 13 foyers (sur 17) et aucun nouveau placement d'enfant n'a été recensé. Des familles ont pu renouer le contact avec leurs enfants placés, voire les récupérer.
Enfin, l'action a, et c'est essentiel, permis à la plupart d'entre elles d'apprendre à appeler au secours au moment opportun, quand elles vont mal.
F. R.
(1) Organisé les 27 et 28 novembre dernier à Paris par l'association belge Parole d'enfants : 7 c, boulevard d'Avroy - 4000 Liège - Belgique - Tél. 00 32 (0)4 223 10 99.