«Née après guerre, l'éducation spécialisée a connu un développement constant qui s'est traduit par l'adoption d'une convention collective le 15 mars 1966 et la création du diplôme d'Etat d'éducateur spécialisé en 1967. Les réformes se sont accélérées avec la loi 2002-2 qui a transformé en profondeur les institutions, contraintes de s'adapter à une nouvelle norme gestionnaire envahissante. Lui ont succédé, en 2004, la réforme de la formation d'éducateur spécialisé, puis, en 2007, la réforme de la protection de l'enfance et la loi sur la prévention de la délinquance.
Dès les années 80, le métier d'éducateur spécialisé s'est vu reprocher sa part d'indicible qui, d'après les critiques, a engendré de multiples dérives, dont un exercice libéral échappant à tout contrôle. En manque de légitimité depuis les lois sur la décentralisation et l'arrivée d'élus pressés de mettre fin à des supposés gaspillages financiers, les éducateurs spécialisés se sont vu accusés de ne pas accorder suffisamment de place aux usagers, d'être plus soucieux de leurs intérêts catégoriels que des besoins de bénéficiaires fragilisés. Ils ont en outre eu à composer avec une nouvelle technocratie «experte» censée appuyer les réformes voulues par un pouvoir politique se prévalant d'agir au nom des électeurs. Les injonctions, souvent paradoxales, se sont multipliées et ont affaibli une identité déjà branlante à force d'emprunts aux différentes disciplines des sciences humaines. Privée des soutiens historiques que représentaient les magistrats de la jeunesse, les pédopsychiatres, les psychologues et psychanalystes, également en perte de légitimité, l'éducation spécialisée s'est repliée sur elle-même et a perdu une partie de sa force de créativité.
Confrontée à des contraintes réglementaires de plus en plus fortes, en proie à la rigueur budgétaire, elle s'est privée de cette volonté innovatrice qui l'avait portée pendant une trentaine d'années. Le métier d'éducateur spécialisé s'est technicisé, professionnalisé et en a oublié son pouvoir d'imagination. Une nouvelle culture a progressivement envahi ce champ professionnel. Dans ce contexte, les directeurs d'établissement sont appelés à devenir des managers, les associations à être des prestataires de services pour mieux répondre à des usagers qui endossent les habits de clients.
Le processus apparaît inéluctable, d'autant plus que le marché, jusqu'à il y a peu triomphant, guide l'évolution du monde. Résister serait faire preuve de conservatisme et de manque d'audace. L'éducateur spécialisé, désormais formaté voire modélisé, n'aurait plus qu'à attendre une rénovation de la convention collective pour enfin bénéficier d'une reconnaissance professionnelle que promettent élus, hauts fonctionnaires et autres gestionnaires en chef pour saluer une normalisation de ce champ professionnel.
Pour clore un cycle de réformes qui s'est engagé il y a maintenant 25 ans, les syndicats employeurs signataires de la convention collective de 1966 ont récemment soumis aux organisations syndicales de salariés un document intitulé «propositions employeurs». Ce projet aurait pour objectifs de revaloriser les rémunérations des salariés, de faciliter les parcours professionnels, d'adapter l'organisation du travail au service des usagers et, enfin, de conclure des accords au plus près des enjeux locaux.
Pour le mener à bien, les syndicats employeurs n'ont pas fait preuve d'une grande imagination, leur projet présentant de nombreux points communs avec la convention collective nationale du sport adoptée le 25 novembre 2006, dans laquelle a été fait le choix de procéder au classement des salariés en fonction de leur diplôme mais également au regard de leurs compétences selon une logique de missions. Largement inspirée par le monde de l'entreprise, la classification répond à une logique de la compétence, qui apparaît, comme l'a relevé le sociologue Michel Chauvière, comme «une catégorie de régulation plus apte à épouser les nouvelles initiatives développées dans le champ social, tandis que la qualification ne servirait qu'à pérenniser les identités du passé ou à consolider les positions acquises» (2).
La modernisation de l'éducation spécialisée voulue par les syndicats employeurs impose d'appliquer trois critères (technicité, autonomie et responsabilité) sur une échelle de 1 à 6, dans un ordre croissant d'importance, afin de déterminer le niveau de classification qui s'échelonne de 1 à 8. Par exemple, un salarié qui obtiendrait 1 en technicité, 1 en autonomie et 1 en responsabilité, soit un total de 3, serait classé comme agent ; avec un total de 4, il deviendrait agent principal. La note maximum, 18, permet de devenir cadre dirigeant ; à 17, on est seulement cadre de direction...
Qui va appliquer les critères pour justifier telle ou telle classification, celle-ci ayant un impact direct sur la rémunération ? Nulle réponse précise à cette question, mais des propositions de salaire qui apparaissent attractives puisqu'un éducateur spécialisé débutant bénéficierait de 500 points contre 434 aujourd'hui. Autre perspective séduisante, la possibilité d'accéder à une classification grâce à son expérience professionnelle : ainsi, une monitrice d'enseignement ménager expérimentée (niveau IV) pourrait bénéficier du même niveau de classification qu'une assistante sociale ou un éducateur spécialisé (niveau III).
Mais ces promotions salariales ou statutaires ne sont pas sans contrepartie : la période d'essai, autrefois de un mois, est portée à deux mois ; les congés annuels supplémentaires - jusqu'à 6 jours pour plus de 15 ans d'ancienneté - sont supprimés ; les congés trimestriels - 18 jours par an - sont remplacés par «5 jours ouvrés consécutifs de repos spécifique par année civile, aux dates fixées par l'employeur» ; les indemnités de licenciement diminuent...
L'éducation spécialisée a su forger des modes d'intervention originaux en favorisant l'autonomie des professionnels, en développant un sens des responsabilités qui permettait une prise de risque inhérente à toute ambition éducative. A force d'innovations, les institutions d'éducation spécialisée ont su promouvoir des savoir-faire qui se sont, au fil des décennies, affirmés grâce à une plus grande technicité qui mêle savoirs théoriques et savoirs pratiques.
Soumis à l'incertitude des interactions, les éducateurs spécialisés et l'ensemble des travailleurs sociaux ont su évoluer pour mieux répondre aux demandes, explicites et implicites, des bénéficiaires des actions socio-éducatives. Se méfiant de l'entre-soi, ils se sont ouverts à de nouvelles techniques, ont pu composer avec les critères de gestion tout en affirmant les spécificités de leurs métiers. Des procédures, sous réserve de leur donner du sens, ont été mises en oeuvre pour favoriser une meilleure lisibilité du travail.
A la tradition orale d'autrefois a succédé une culture de l'écrit qui s'incarne à travers des projets d'établissements, des rapports d'activité, des notes d'observation ou des rapports à l'attention des prescripteurs. Des projets individualisés ont vu le jour. La mise en mots a permis une meilleure élaboration, a rendu visibles les actions. Rendre des comptes est devenu banal. Alors pourquoi vouloir standardiser les interventions, les calquer sur des modèles d'entreprise dont la pertinence est aujourd'hui questionnée ? Pourquoi vouloir ignorer la spécificité de ce travail socio-éducatif qui exige de se ressourcer ?
Alors qu'il est largement fait référence à la notion d'«autonomie», force est de constater une moindre autonomie de pensée. La production d'un savoir institué, savoir de référence, par des agences de «prêt-à-penser» tend à amoindrir les capacités de production autonomes. Ce «savoir» s'invente aujourd'hui ailleurs que dans l'institution, loin des pratiques, à l'abri de la relation avec les bénéficiaires. Pourtant, l'éducation spécialisée avait développé la pluridisciplinarité puis l'interdisciplinarité, avec indiscipline parfois : ce fut source d'innovation, d'interventions originales, souvent artisanales, que les professionnels tricotaient et détricotaient pour mieux les ajuster. Les éducateurs spécialisés croulent désormais sous l'information (lois, textes réglementaires, recommandations, études...), trop d'informations même, qui empêchent une appropriation raisonnée et raisonnable et freinent la discussion.
Dans son ouvrage intitulé La révolte des élites, l'historien américain Christopher Lasch consacre un chapitre à l'art perdu de la controverse, occasion de souligner le danger de l'obsession de l'information et de défendre le débat, c'est-à-dire la démocratie, «la forme de gouvernement non pas la plus efficace mais la plus éducative, telle qu'elle étend aussi largement que possible le cercle de la discussion et oblige ainsi tous les citoyens à articuler leurs conceptions, à les mettre en danger et à cultiver les vertus de l'éloquence, de la clarté de pensée et d'expression, et du jugement solide» (3).
Le triptyque technicité, autonomie, responsabilité était autrefois accompagné d'un quatrième critère appelé « initiative ». Il conviendrait probablement de le remettre au goût du jour sachant que, dans un monde profondément individualiste, ce n'est pas d'un peu plus d'individualisation sous forme de responsabilisation individuelle et de libre choix que nous avons besoin, mais de valeurs collectives sous forme de concertation, de coopération, de coordination. »
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(1) Association vers la vie pour l'éducation des jeunes.
(2) In Qualifier le travail social, sous la direction de Michel Chauvière et Didier Tronche - Ed. Dunod, 2002.
(3) In La révolte des élites et la trahison de la démocratie - Flammarion, Champs, 2007.