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« Les services psychiatriques sont débordés »

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Sur fond de faits divers dramatiques, la psychiatrie se voit régulièrement interpellée. Beaucoup s'interrogent sur son rôle, à l'heure où de nombreux malades mentaux se retrouvent à la rue ou en prison. Le psychiatre Patrick Chemla, l'un des signataires de la pétition « La nuit sécuritaire », lancée récemment par des soignants, analyse les raisons du profond malaise qui touche ce champ de la santé.

Le fonctionnement de la psychiatrie fait l'objet de vives critiques en France. La situation est-elle aussi grave que certains le disent ?

Depuis de nombreuses années, la psychiatrie publique souffre d'un appauvrissement profond, avec une véritable désertification en soignants dans certaines régions. Le résultat est que, bien souvent, les équipes tournent avec très peu d'infirmiers. Certes, la question des moyens n'explique pas tout, mais elle a son importance. En vingt ans, 50 000 lits en psychiatrie ont été fermés. C'est énorme ! L'équipe que je dirige s'occupe de 250 patients psychotiques en ambulatoire, avec une file active de 1 500 personnes en consultation. Pour cela, nous disposons royalement de 11 infirmiers, 3 éducateurs et une assistante de service social, auxquels s'ajoutent 4 psychiatres à temps plein et un assistant. Et encore, nous ne sommes pas trop mal lotis. Cet appauvrissement de la psychiatrie publique s'est accompagné d'une destruction progressive de la politique de secteur. Les moyens qui devaient être dévolus à l'extrahospitalier ne l'ont pas été, ou très peu. En 1981, en arrivant au pouvoir, la gauche avait confirmé l'orientation vers le soin ambulatoire. Mais, par la suite, celle-ci n'a cessé d'être démentie. Aujourd'hui, la création des pôles psychiatriques prévus dans le Plan hôpital 2007 vont encore à l'encontre de l'idée de secteur. Alors que les pôles se recentrent sur une gestion purement administrative et financière de la folie, le secteur vise à créer une équipe responsable d'un territoire et d'une population. D'une façon générale, les équipes de psychiatrie sont débordées et souvent démotivées. Sans compter qu'avec la suppression de la profession d'infirmier psychiatrique, nous subissons un turn-over important dans les services. Il existe également une forte pression en matière d'évaluation. Les soignants remplissent des fiches avec le sentiment que leur action véritable n'est pas reconnue. Cela, lié au manque de moyens, explique que certains baissent les bras et soient tentés de se débarrasser de patients - en particulier ceux qui sont dangereux, que l'on retrouve de plus en plus en prison, et les plus pauvres, qui n'ont d'autre solution que la rue.

Justement, beaucoup de travailleurs sociaux reprochent aux services psychiatriques de renvoyer des patients au motif de ne pas vouloir psychiatriser la misère...

Ils ont tout à fait raison. Certains psychiatres se sont défaussés des malades en situation de précarité. A Reims, pendant longtemps, seule notre équipe a accepté de travailler avec les exclus et les sans-abri. Mais cet afflux massif de personnes à la rue en souffrance mentale est lié aussi à l'histoire de la psychiatrie. Il existait autrefois dans les hôpitaux des pavillons dits « de chroniques », de véritables pourrissoirs où vivaient nombre de patients. Lors de la fermeture de ces asiles, nous étions en période de prospérité économique. La montée du chômage et de la précarité qui a suivi a aussi touché les personnes souffrant de maladie mentale. Tous les troubles mentaux ne sont évidemment pas dus à la précarité, mais la vie dans la rue n'arrange en rien l'état de personnes psychotiques. Ne serait-ce que parce qu'elles n'ont pas les moyens d'acheter les médicaments qui les aideraient à stabiliser leur état. Vingt ans plus tard, on se retrouve donc avec des situations très dégradées qui nécessiteraient une coopération étroite entre les travailleurs sociaux et les psychiatres. Car pour faire sortir quelqu'un de la rue, il faut des hospitalisations assez longues associées à un véritable accompagnement social.

De même, comment se fait-il que tant de personnes souffrant de pathologies mentales soient incarcérées ?

Si l'on comptabilise tous ceux qui souffrent de troubles psychiques en prison, y compris les dépressifs, on aboutit à des chiffres énormes, mais pas forcément très éloignés de ceux de l'ensemble de la population. S'il ne s'agit que des patients psychotiques ou souffrant de traumatismes psychiques graves, on ne connaît pas précisément leur nombre, mais ils sont nombreux. La question est de savoir si ces personnes doivent être maintenues en prison. Des patients suivis en psychiatrie peuvent commettre des délits ou des crimes sans être sous le coup d'un délire qui les rend irresponsables. Mais, à l'inverse, est-il normal que des personnes se retrouvent en prison alors qu'elles étaient clairement délirantes au moment des faits ? C'est une tendance inquiétante de la justice d'emprisonner des personnes qui devraient être considérées comme irresponsables. Auparavant, le crime commis par un psychotique était frappé de non-lieu. Certains, dont beaucoup de magistrats et de travailleurs sociaux, ont pensé que reconnaître juridiquement la réalité de ce crime aurait une vertu cathartique pour le malade et pourrait soulager les victimes. J'y ai moi-même cru, mais je pense aujourd'hui qu'il est condamnable de confondre la justice et le droit avec la thérapeutique. Je ne vois pas en quoi le fait de faire passer devant un tribunal un fou qui ne va rien comprendre à ce qui se passe peut soigner des victimes. Et que l'on ne parle pas du soin en prison. Les secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire ne peuvent pas imposer une démarche de soin à des patients, même dangereux, qui ne le souhaitent pas. On observe donc dans les établissements pénitentiaires des situations de non-soin et de très grande dangerosité avec des patients qui craquent complètement. Au bout du compte, on envoie ces patients dans des services psychiatriques hospitaliers pour que leur soit prescrit un traitement neuroleptique et pour qu'ils puissent retourner au plus vite finir leur peine en prison.

Tout ce que vous décrivez est symptomatique d'une crise profonde de la psychiatrie et d'interrogations sur sa place et, plus largement, sur celle de la maladie mentale en France...

Il existe effectivement une interrogation sur le rôle de la psychiatrie. La quasi-totalité des psychiatres universitaires partage aujourd'hui l'idée selon laquelle il suffirait de médicaments et de techniques comportementales pour gérer la maladie mentale. Cela me paraît très dangereux. Bien sûr, les médicaments peuvent nous aider, mais leur efficacité s'avère loin d'être aussi grande que ce que certains veulent croire. Ils doivent être accompagnés d'un travail de longue durée. Autrement, les gens sortent de l'hôpital, rechutent et y reviennent... Toute cette évolution va à l'encontre de ce que cherche à défendre la psychothérapie institutionnelle depuis plus de quarante ans. Ce mouvement, dont je me réclame, est aujourd'hui largement oublié, faute d'une transmission aux jeunes générations. L'objectif des fondateurs, tels que Lucien Bonnafé et Jean Oury, était de construire une approche globale et collective du travail sur la maladie mentale entre psychiatres, psychologues, travailleurs sociaux, etc. Cette évolution est partie de l'hôpital pour essayer de soigner autrement la maladie mentale grave, en s'appuyant sur la psychanalyse, les méthodes actives de sociothérapie ou encore la création de clubs avec les patients. Le but de tout travail psychothérapeutique est avant tout de permettre aux patients de mener une vie acceptable, avec un logement, un réseau de connaissances, du soutien. Cela ne s'obtient pas par une démarche de réduction des symptômes les plus bruyants.

Quelles sont, selon vous, les pistes d'avenir pour une psychiatrie rénovée ?

Quelques collectifs ne résoudront pas cette crise tout seuls dans leur coin. On voit cependant que les patients préfèrent s'adresser à des structures comme la nôtre, car ils savent qu'ils bénéficieront d'une véritable prise en charge. Mais ce type d'approche demande beaucoup d'énergie et n'est possible que s'il existe un travail d'équipe, de la supervision, du soutien réciproque... Plus généralement, on voit se développer actuellement des associations de patients et des groupes d'entraide mutuelle qui aident les personnes à se retrouver et à s'épauler. Il ne s'agit cependant pas d'instaurer un clivage entre ces associations et le lieu de soin. Notre action se définit en permanence dans une dialectique entre le soin et l'associatif. La question des moyens demeure incontournable, mais il doit surtout y avoir un minimum de cohésion autour d'un projet. Une politique incitative en direction des jeunes, avec des formations adaptées, serait également nécessaire. Je constate d'ailleurs avec joie l'arrivée d'une nouvelle génération de jeunes psychiatres qui semblent avoir envie de trouver du sens à leur travail.

REPÈRES

Patrick Chemla est chef de service de psychiatrie adulte et psychanalyste. Il a fondé le centre de jour Antonin-Artaud à Reims et préside l'association La Criée. Il a dirigé la rédaction de plusieurs ouvrages, dont Actualité du trauma (Erès, 2002), Résistances et transferts - Enjeux cliniques et crises du politique (Erès, 2004), Entre deux rives - Exil et transmission (Erès, 2008).

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