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Pour une « éthique de l'implication »

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De l'éthique à la pratique, le chemin est souvent sinueux, conduisant les travailleurs sociaux à perdre de vue le sens de leur action. Xavier Bouchereau, éducateur spécialisé dans un service d'action éducative en milieu ouvert, fait ici partager le principe qui le guide, celui de l'« implication émotionnelle critique », associant engagement assumé auprès des personnes qu'il accompagne et analyse conceptuelle de cet engagement.

« Marie-Cécile Renoux, militante à ATD quart monde, a récemment publié un ouvrage intitulé Réussir la protection de l'enfance avec les familles en précarité (1). Forte de son expérience de bénévole, elle nous livre des constats et une analyse à la fois originaux et éclairants sur la protection de l'enfance. Pour une fois, un livre fait entendre la parole des familles les plus fragilisées. Si son propos peut déranger, s'il peut faire débat au sein de notre profession, c'est avant tout parce qu'il montre des réalités dont nous ne voulons rien savoir de peur qu'elles nous déstabilisent. Ainsi, nous dit-elle, «il existe indéniablement un lien entre pauvreté et placement», ce qui ouvre une réflexion éthique sur la justice sociale. Je n'ai pas ici la prétention de résumer ce travail très riche et je renvoie chacun à sa lecture. En revanche, je souhaite réagir, à la place qui est la mienne, celle d'un professionnel de la protection de l'enfance qui apprend chaque jour à travailler avec ses ambiguïtés. Entre éthique et pratique, conviction et action, le chemin est souvent sinueux.

Peu de professionnels témoignent de leurs pratiques, l'analyse de notre métier s'impose toujours de l'extérieur. Psychologues, philosophes, sociologues, aujourd'hui représentants d'usagers, tous dissèquent notre profession et proposent des solutions pour résoudre notre incapacité à répondre au mal-être des personnes fragiles. Toutes ces analyses critiques sont aussi intéressantes qu'indispensables car elles offrent de nouveaux modèles de compréhension. Pour autant, quand il faut enlever un nourrisson des bras de sa mère et de son père pour le protéger, quand une décision de justice tombe et qu'il faut l'appliquer, quand il faut repartir chez soi avec l'angoisse d'avoir laissé un enfant avec ses parents ivres pour éviter un placement en urgence et préserver les liens familiaux, quand enfin il faut assumer la douleur et le regard de ces parents et de leurs enfants qui, souvent, ne comprennent pas ce qui leur arrive, c'est toujours le travailleur social qui est là. Et c'est nourris de ce quotidien fait de paradoxes, de doutes, de violences, d'autocritiques mais aussi - et c'est heureux - de quelques réussites que les professionnels apprennent à fuir les certitudes et à repenser jour après jour la protection de l'enfance. Aucune solution miracle, mais avec le temps, à force de draguer les mêmes questions, de charrier les mêmes problèmes, quelques principes remontent à la surface auxquels on s'accroche pour donner sens à un travail parfois insensé. Me concernant, ces principes directeurs s'articulent autour d'un cadre (le droit comme tiers), d'une analyse (la complexité comme garantie) et d'une action (l'implication comme éthique). C'est ce dernier point, le plus saillant des trois, que je souhaiterais ici soumettre au débat comme une réponse possible à ceux qui s'interrogent, à juste titre, sur la pertinence et le sens de notre travail auprès des personnes fragilisées.

Une troisième voie entre la charité et la technique

L'intervention sociale est une praxis au sens où l'entend Edgar Morin, c'est-à-dire un ensemble d'activités qui effectuent des productions, des transformations et des performances à partir d'une certaine compétence, la spécificité du travail social étant de viser dans ce mouvement au changement chez l'autre (et non pas au changement de l'autre comme on l'entend trop souvent). De par la confrontation de ses origines caritatives avec sa soif croissante de reconnaissance professionnelle, cette praxis présente plusieurs visages antagonistes, oscillant, comme le montre Saül Karsz, entre la «doctrine du vécu» (2), qui prône la spontanéité des bons sentiments sur fond de charité plus ou moins laïque, et la figure du technicien, qui croit pouvoir dépouiller son intervention prétendument experte de tout débordement affectif. Entre les deux, je refuse de choisir, leur préférant une troisième posture, celle de l'implication émotionnelle critique, une forme de matérialisme engagée où l'acte professionnel n'a d'efficience que par le nouage qu'il autorise entre l'engagement assumé auprès des populations et la compréhension réflexive et donc théorique de cet engagement relationnel. Cette posture n'a qu'une ambition : apprendre en faisant, faire en comprenant. De fait, je défends le risque d'un investissement émotionnel passé au crible de l'analyse conceptuelle, seul moyen, selon moi, de créer un lien avec l'autre sans lequel rien n'est possible.

Précisons. Il s'agit, par cette dynamique d'implication de ne plus analyser l'autre comme étant radicalement autre, distant, fondamentalement différent, pour ainsi dire réifié (comme un simple «cas») mais d'admettre que ses réactions, ses avancées, ses reculs s'inscrivent dans une dynamique dont nous faisons partie et que les résistances, les symptômes ne sont pas toujours du côté où nous voulons bien les voir. Il n'y a là aucune provocation de ma part mais la volonté de tordre le cou à une dichotomie manichéenne qui poserait le professionnel en modèle d'intégration sociale et l'usager comme simple réceptacle de son savoir technicien ou de sa bonne conscience humaniste. De fait l'activisme charitable et bienveillant ou le professionnalisme neutre et aseptisé abritent souvent les deux facettes d'une même logique où aider l'autre est un moyen plus ou moins conscient de s'en différencier (de s'en distinguer, dirait Pierre Bourdieu).

Il y a quelques années, je recevais un couple. Quand ils sont arrivés, je leur ai proposé un café qu'ils ont accepté. Je me suis installé en face d'eux, ma tasse à la main et nous avons échangé sur l'évolution de leur fils. Monsieur a haussé plusieurs fois le ton, Madame également. Puis ils se sont levés. Avant de quitter mon bureau, Madame s'est retournée et m'a dit en souriant : «j'ai des éducateurs depuis que je suis enfant, c'est la première qu'on m'offre un café. Merci.»

Avec le recul, je pense aujourd'hui que ce café fut la condition d'un échange possible, le signe anodin mais essentiel que nous faisions partie du même monde, qu'en dépit de leurs difficultés à être parents et de mes certitudes de professionnel, ces gens me ressemblaient beaucoup plus que je voulais bien l'admettre. Nous étions même d'une confondante similarité, c'était un peu de moi que je voyais en eux. Et il n'aurait pas fallu grand-chose pour que les places fussent inversées, le hasard d'une naissance, un travail bien payé, une vie sans la maladie, la chance de faire des études. Cette femme me dira plus tard qu'en fin de compte, elle ne devait pas être si «nulle» pour qu'un professionnel accepte de boire un café avec elle. Ce café, c'était un peu de respect et une part de dignité recouvrée.

Le respect est dans le détail

D'aucuns crieront à l'évidence, d'autres diront qu'il n'y a là rien d'extraordinaire, on dénoncera même chez moi une certaine démagogie de l'empathie. Peut-être, mais qui nous demande de faire dans l'extraordinaire ? Qui nous interdit d'être chahuté par ce que l'autre nous apprend de la nature humaine et donc de notre propre nature ? Le respect de l'autre, sa dignité, s'inscrivent bien souvent dans le détail des gestes et des attentions les plus simples, dans notre faculté à réinstaurer avec lui un rapport de similarité, à nous laisser imprégner par sa vérité et à accepter qu'elle nous bouscule, nous bouleverse et, in fine, nous incite à travailler autrement. C'est cela, je crois, repenser la protection de l'enfance en permanence, un double mouvement d'implication auprès de l'usager et d'appropriation pratique de ce qu'il nous apprend.

Au-delà des procédures institutionnelles, des droits des usagers qui s'empilent sans toujours pouvoir être respectés, des compétences professionnelles qui s'accumulent et dont nous avons tous besoin, je revendique donc une éthique de l'implication, de la réciprocité ou, comme l'écrivait Paul Ricoeur, une éthique qui «défend jusqu'au bout cette capacité d'échange dans le donner-recevoir» (3) Et pour des professionnels de l'aide éducative contrainte, faire vivre le dernier terme n'a rien d'une évidence. »

Contact : xavier-bouchereau@orange.fr.

Notes

(1) Ed. Quart monde, 2008 - Voir ASH n° 2574 du 26-09-08, p. 22.

(2) Pourquoi le travail social - Définition, figures, clinique - Ed. Dunod, 2004 - Voir ASH n° 2573 du 17-09-08, p. 38.

(3) L'éthique, entre le mal et le pire - Paul Ricoeur et Pr Y. Pelissier - Archives du fonds Ricoeur.

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