Dès le début du livre, vous posez une question qui peut paraître provocante : « A quoi servent les pauvres ? » La pauvreté aurait donc une fonction ?
La pauvreté remplit effectivement une fonction qui est d'abord économique. Certaines personnes occupent des postes de travail jugés peu valorisants, voire dégradants. Si l'on voulait vraiment lutter contre la pauvreté, il faudrait d'abord se débrouiller pour supprimer ces emplois peu considérés et souvent précaires. Mais on ne le fait pas car ils sont nécessaires au bon fonctionnement de l'économie. La pauvreté remplit aussi une fonction anthropologique. La société est stratifiée socialement et chaque couche a besoin, pour exister, de se démarquer d'une couche encore plus pauvre. C'est la raison pour laquelle, même au sein des populations très démunies, on observe des stratégies de différenciation sociale. Cela posé, nous n'avons évidemment pas voulu dire avec Nicolas Duvoux que les politiques de lutte contre la pauvreté sont inutiles. C'est même le contraire. Il est préférable de vivre dans un pays où existent des politiques sociales conçues pour limiter, voire réduire, au maximum cette pauvreté.
Justement, vous dressez un bilan plutôt sombre des politiques d'insertion. Selon vous, elles ont davantage contribué à élargir la zone intermédiaire entre l'emploi stable et le chômage qu'à rapprocher de l'emploi les personnes en difficulté...
Il faut avoir le courage de reconnaître que ces politiques ont été un échec et d'en mesurer les limites, même si cela engendre un certain désenchantement. L'insertion, dans son acception professionnelle, n'a pas pour objectif de maintenir des personnes dans une situation intermédiaire entre l'emploi et l'assistance. Elle vise au contraire à favoriser l'accès à un travail plus stable pour les populations sans emploi ou en situation précaire. Malheureusement, ce n'est pas ce qui s'est produit depuis vingt ans. Dans les dix ans qui ont suivi l'instauration du RMI, en 1988, on a constaté que l'insertion n'a guère aidé les allocataires à améliorer leur situation. Certes, la tâche s'est révélée très difficile dans le contexte d'un chômage particulièrement élevé. On a donc été un peu hypocrite en faisant croire qu'en acceptant un contrat emploi solidarité, il serait possible d'accéder plus tard à un emploi plus stable, ce qui n'était que rarement le cas. Cela ne rend évidemment pas illégitimes les efforts de la collectivité pour aider à l'insertion des personnes pauvres, mais doit quand même nous interroger sur les effets à long terme d'un processus qui maintient assez durablement des personnes dans un statut intermédiaire entre l'emploi et l'assistance.
L'une des évolutions qui vous a le plus marqué ces dernières années concerne ce que vous appelez « l'usure de la compassion »...
C'est vrai, j'ai commencé à percevoir vers la fin des années 1990 que l'explication de la pauvreté par l'injustice, dominante jusque-là en France, avait considérablement reculé. En essayant de mesurer ce phénomène par des comparaisons effectuées à partir de plusieurs enquêtes européennes, il m'est apparu que la tentation de mettre en avant la paresse des pauvres pour expliquer leur situation avait augmenté dans tous les pays européens. Progressivement, on a vu s'installer cette idée que si les pauvres le restent, c'est qu'ils ne font pas les efforts nécessaires pour s'en sortir. J'avoue que cela m'a surpris, car j'étais persuadé que la France se distinguait des autres pays par son rapport aux plus pauvres.
Pour expliquer ce changement des mentalités, l'élément le plus pertinent me semble être l'évolution du chômage. En effet, à la fin des années 1990, tous les pays européens ont enregistré une baisse considérable du chômage. Mais ce recul s'est accompagné d'une accentuation de la précarité et de la flexibilité des emplois, avec de plus en plus de travailleurs vivant dans des conditions difficiles. Quelque chose s'est alors transformé dans les représentations collectives autour de la question : « Pourquoi certains sont-ils assistés, alors que d'autres acceptent des emplois précaires, flexibles et peu gratifiants ? » Déjà en 1998, dans une enquête, j'avais pu constater que, dans des zones particulièrement affectées par la précarité ou la dureté des conditions de travail, les salariés les plus exposés se montraient les plus intolérants à l'endroit des personnes assistées. Et les pouvoirs publics ont adopté ce discours, considérant qu'il fallait faire preuve de plus de sévérité à l'égard des personnes assistées et les contraindre plus fermement à rechercher un emploi.
Le revenu de solidarité active (RSA) est-il la conséquence logique de cette volonté de mettre les pauvres au travail ?
Le RSA s'inscrit dans la continuité du revenu minimum d'activité. Il renvoie à la volonté d'activer plus efficacement les dépenses sociales en incitant davantage les pauvres à accéder à un emploi. Sa philosophie est simple : du travail, un peu plus d'argent. Le tout fondé sur la conviction que c'est l'activité, en tant que telle, qui va permettre à la personne d'aller mieux. Malheureusement, on fait ainsi l'impasse sur la nature des emplois concernés. J'ai observé de près la santé psychologique de salariés exposés à la précarité et à la flexibilité, et je vous assure que leur détresse peut être aussi très forte. Je suis dans une distance critique vis-à-vis du RSA, car il me semble que l'on ne devrait pas mener cette politique sans un vrai débat sur le contenu de l'emploi et sur les perspectives réellement offertes en termes d'intégration professionnelle. Lors des travaux de la commission Hirsch (3), à laquelle j'ai participé, j'avais insisté sur la nécessité de prendre en compte cette question, mais elle a été complètement oubliée. Le RSA m'apparaît au final d'essence plus libérale que sociale-démocrate, car il abandonne la philosophie de l'accompagnement social de l'ensemble des allocataires sur laquelle reposait fortement le RMI.
On imagine que les travailleurs sociaux n'échappent pas à ces évolutions...
Il est très probable, effectivement, qu'un mouvement de l'opinion tel que l'usure de la compassion touche également les travailleurs sociaux. D'ailleurs, dans une certaine mesure, ces derniers sont aussi les victimes de ces changements. Au début du RMI, un enthousiasme très fort a émané de leur part. Ils étaient prêts à relever le défi de l'insertion. Très vite, cependant, dans le contexte de la décentralisation du volet « insertion » du RMI, ils ont été mis en demeure par les conseils généraux de faire du chiffre. Un fossé s'est donc creusé entre des responsables institutionnels qui voulaient faire tourner le dispositif et des travailleurs sociaux à la peine, refusant pour beaucoup de faire signer des contrats d'insertion à la chaîne. Sauf dans certains départements, où des recrutements complémentaires importants sont venus en appui du dispositif d'insertion. C'est peut-être ce dynamisme qui a manqué dans beaucoup de départements où les travailleurs sociaux se sont sentis chargés d'une mission intenable. En clair, si l'on veut atteindre l'objectif d'une véritable insertion, il faut s'en donner les moyens.
Depuis 1988, en quoi notre connaissance de la pauvreté et de ses mécanismes s'est-elle améliorée ?
L'un des acquis des recherches en sciences sociales est que la pauvreté est une construction sociale et qu'il faut l'analyser en tant que telle. Une autre avancée vient du constat que la pauvreté n'est pas une situation statique, mais un processus multidimensionnel et mouvant dans le temps. Il ne faut donc pas figer une personne dans une représentation déterminée, mais prendre en compte la possibilité d'une évolution, positive ou négative. La conséquence est que la lutte contre la pauvreté se gagne très en amont des dispositifs d'urgence, par des politiques globales et préventives d'éducation, de formation, de logement social, de valorisation des emplois... Si l'on analyse la pauvreté comme un risque pesant sur une part importante de la population, au même titre que la maladie, il faut mettre en oeuvre une politique permettant de réduire ce risque. C'est logique, mais en tient-on véritablement compte dans l'élaboration des politiques publiques ? Ce n'est pas du tout évident.
Serge Paugam, 48 ans, est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales chargé de la « Sociologie des inégalités et des ruptures sociales ». Egalement directeur de recherche au CNRS, il a publié de nombreux ouvrages, dont La Société française et ses pauvres (1993) ; L'Exclusion, l'état des savoirs (1996) ; Le Salarié de la précarité (2000) ; Les Formes élémentaires de la pauvreté (2005) ; Repenser la solidarité (2007) ; Le Lien social (2008).
(1) Publiée en 1991 sous le titre La Disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté. Une réédition incluant une postface inédite est annoncée pour février - Ed. PUF - 14 € .
(2) La Régulation des pauvres - Serge Paugam et Nicolas Duvoux - Ed. PUF - 10 € .
(3) Présidée par Martin Hirsch, alors président d'Emmaüs France, la commission Familles, vulnérabilité, pauvreté avait publié en avril 2005 un rapport intitulé « La nouvelle équation sociale », dans lequel figurait, entre autres, la proposition de création du RSA.