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L'action sociale dans la tourmente

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Avec la crise économique, l'augmentation des besoins sociaux promet d'être vertigineuse. A l'heure où la crainte d'un effritement de la cohésion sociale est plus partagée que jamais, les politiques sociales développées dans le cadre de la décentralisation apparaissent insuffisantes. Une situation qui ravive les questionnements sur l'organisation et les orientations de l'action sociale.

La crise économique et ses conséquences partout à la une des médias : suppression de toute capacité d'investissement dans les secteurs « non économiquement prioritaires », menaces de récession, perspectives de précarisation de pans entiers de la population, affaiblissement des territoires les moins industrialisés... En quelques mois, les doutes des acteurs sociaux se sont cristallisés. A l'incertitude sur les ressources consacrées à une action sociale qui sera aux avant-postes d'un prévisible « tsunami social » (1), se superposent des questions déjà en germe avec la révision générale des politiques publiques (RGPP) ou la création des agences régionales de santé (ARS) : comment vont évoluer les relations entre l'Etat, les collectivités territoriales et les associations pour construire une réponse sociale adaptée ? Et quelle sera l'orientation de cette réponse ? Difficile, en tout cas, face à un horizon aussi bouché, de jeter un regard prospectif sur l'action sociale, comme l'ont bien montré les intervenants aux journées des directeurs de l'action sociale des conseils généraux (2).

Risque de surchauffe sociale

Première inconnue tout d'abord : les départements pourront-ils faire face à de nouveaux besoins que personne encore ne peut mesurer avec exactitude ? Pourront-ils encaisser une surchauffe sociale ? Car il est évident que l'impact de la crise va être particulièrement violent sur les collectivités territoriales. Leurs recettes traditionnelles (droits de mutation, revenus fonciers, taxe intérieure sur les produits pétroliers, taxe professionnelle) vont être amputées par la crise économique et celle de l'immobilier. Leurs dépenses augmenteront, dans le même temps, sous l'effet conjugué de l'accroissement de la pauvreté, du chômage et de l'exclusion. Dans un tel contexte, Philippe Bas, ancien ministre de la Santé et des Solidarités du gouvernement Villepin, aujourd'hui vice-président du conseil général de la Manche (UMP), ne peut que déplorer la faible marge de manoeuvre des départements : « A force de refuser de bouger les sources et les modalités de la fiscalité locale, les budgets des départements sont de plus en plus dépendants des dotations nationales. » D'autant que les garanties financières données par l'Etat à l'occasion de la délégation de nouvelles compétences aux départements se révèlent insuffisantes pour accompagner l'évolution des besoins. Résultat ? « Alors que les caisses de l'Etat sont vides, on se retrouve aujourd'hui, et pour les années à venir, dans une situation qui nécessiterait de réunir de toute urgence la Conférence nationale des finances publiques (3) afin que les collectivités locales ne soient pas la variable d'ajustement des difficultés financières de l'Etat et de la sécurité sociale. » Pour Philippe Bas, seul « un Yalta des finances publiques » permettrait une remise à plat des finances locales et une répartition « plus nette » des responsabilités entre l'Etat, les organismes de sécurité sociale et les départements.

Une remise à plat d'autant plus impérieuse que les années à venir ne seront pas seulement marquées par un formidable accroissement des besoins sociaux, insiste Michel Dinet, président du conseil général de Meurthe-et-Moselle (PS), et président de l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée (ODAS). Il faudra compter aussi avec la persistance de moyens limités en raison d'une croissance économique qui restera « de toute manière » différente de ce qu'elle était auparavant. « C'est pourquoi la mise en place d'une fiscalité locale juste, claire et efficace permettrait aux collectivités territoriales d'assumer pleinement leurs choix politiques face aux contribuables. » Et Michel Dinet d'appeler à une « décentralisation véritable » garantie par l'autonomie financière des départements, la compensation financière intégrale des compétences transférées par l'Etat et un système de péréquation permettant de compenser les inégalités de territoires. Toutefois, précise-t-il, « une réponse ne peut se construire dans le cadre d'une compétition entre l'Etat et le département. Pas plus que la question de la solidarité ne peut se poser seulement en termes de transfert de compétences aux départements, car celui-ci est dangereux pour l'avenir du pacte républicain. La seule façon de garantir l'égalité de tous les citoyens, c'est de permettre l'ajustement entre l'action de l'Etat, garant de la cohésion et de la solidarité nationale, et celle des collectivités territoriales, révélatrices et fédératrices des capacités d'initiatives et d'innovations sociales sur les territoires. »

De fait, les craintes d'un emballement de la demande sociale rendent d'autant plus aiguës les critiques sur l'absence de pilotage de la décentralisation. Un système d'une complexité inouïe, peu efficace, taraudé par le chevauchement des compétences, selon le jugement très sévère porté dernièrement par l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) (4). En deux décennies, s'alarme Michel Langloix, vice-président du conseil général des Vosges (UMP), délégué à l'action sociale et à la solidarité, et pourtant farouche partisan de la première décentralisation de 1983, on est parvenu à une situation quasiment illisible. « Si les départements ont pu avancer dans leur approche sociale grâce à la décentralisation, nous sommes aujourd'hui à la croisée des chemins. On multiplie des lois nationales souvent peu adaptées au caractère spécifique de tel ou tel département, voire parfois totalement incongrues comme la mise en place du groupement d'intérêt public pour les maisons départementales du handicap. » Or, constate Michel Langloix, en dépit du tollé des acteurs de terrain, il n'existe toujours aucune instance où les représentants de l'Etat et les responsables locaux de l'action sociale pourraient se livrer à une prospective des besoins futurs. « Les départements tentent d'anticiper en créant du développement social local, en installant des observatoires, mais ils se heurtent à des compétences qui se déversent sans fin de manière dite ou non dite, à l'image des tutelles, de la protection de l'enfance, du revenu de solidarité active, défend-il. Comment aller de l'avant si on ne partage pas les mêmes priorités ? »

Pour les départements, l'avenir passe donc plus que jamais par une plus grande autonomie par rapport à l'Etat. Ils la jugent indispensable pour multiplier les projets de territoire, fondés sur la capacité des collectivités à organiser le « vivre ensemble », à diagnostiquer les besoins et à y répondre par des actions locales ciblées. Pour autant, l'appel des départements à plus de liberté dans la définition des politiques sociales n'est pas sans lever quelques objections. « Peut-on même parler de politiques sociales des départements ?, se demande Philippe Bas. En réalité, il s'agit pour l'essentiel de politiques nationales décentralisées, ce qui est très différent d'une politique déterminée dans un cadre qui ne serait pas imposé par la loi et contraint financièrement. » C'est pourquoi la seule marge de manoeuvre qu'entrevoit l'ancien ministre serait de faire évoluer le droit à l'expérimentation accordé aux collectivités par le législateur. Mais la question se déplace alors à nouveau. « Faut-il aller jusqu'à expérimenter de «vraies» politiques sociales locales ? Cela supposerait qu'on laisse un peu d'autonomie dans le montant des prestations comme le revenu de solidarité active, la prestation de compensation du handicap ou l'allocation personnalisée d'autonomie, quitte à entrer en contradiction avec le principe d'égalité, analyse-t-il. C'est une question de degré dans la décentralisation. Mais encore faut-il être conscient qu'à un moment on ne parle plus de décentralisation mais de fédéralisme ! »

Des départements fragilisés

Une étude de la banque Dexia Crédit local et de l'Assemblée des départements de France(5), conduite en 2007, s'est livrée à une classification des départements en fonction de leur situation sociale, démographique et économique. D'après celle-ci, 19 départements, situés pour la plupart dans le nord de la France, la petite couronne parisienne et le long de la façade méditerranéenne, peuvent être considérés comme « plutôt économiquement touchés ». Ils concentrent de multiples niveaux de difficultés : dépenses d'aide sociale supérieures à la moyenne nationale, taux de chômage élevé (12 %), part significative de leur population touchée par la précarité économique et sociale. Pour la quasi-totalité d'entre eux, le revenu par habitant est inférieur à la moyenne nationale et environ un quart de la population bénéficie d'aides au logement. A côté de cette première catégorie, 23 autres départements « plutôt démographiquement touchés » se retrouvent eux aussi en situation de fragilité. Situés dans leur grande majorité dans le quart sud-ouest, ce sont de petits territoires ruraux, faiblement peuplés où le phénomène de vieillissement de la population est particulièrement marqué. Leurs dépenses d'aide sociale par habitant dépassent, elles aussi, la moyenne nationale, avec la particularité toutefois d'être fortement tournées vers la dépendance : ce poste représente 54 % des dépenses d'aide sociale contre 46 % en moyenne dans l'ensemble des conseils généraux. Les frontières entre départements « touchés » ou « moins touchés » restent en outre fragiles et certains pourraient facilement « glisser » d'un groupe à l'autre (6). Preuve, selon les auteurs de l'étude, que les charges des conseils généraux « nécessiteraient d'être mises en regard avec l'efficience des politiques d'aide sociale menées sur le terrain, tout en mesurant l'étendue des marges de manoeuvre que les élus ont sur leurs dépenses et leurs recettes. Il s'agit là d'une notion d'évaluation dans laquelle il sera dorénavant nécessaire d'avancer compte tenu de l'importance des enjeux. »

Vives inquiétudes dans les rangs associatifs

Du côté des associations, autres partenaires incontournables de l'action sociale, c'est aussi avec une forte appréhension qu'est envisagée la période qui s'ouvre. D'autant qu'un autre élément est à intégrer : l'Europe et sa législation très libérale, qui pèse sur l'orientation des politiques publiques. Convaincue que la concurrence ne peut résoudre les problèmes sociaux liés à la crise que le monde traverse, l'Uniopss (Union nationale interfédérale des oeuvres et organismes privés sanitaires et sociaux) tente de rappeler à la Commission européenne et au gouvernement français la nécessité de conserver un acteur entre l'Etat et le marché. « Or, aujourd'hui, toutes les nouvelles lois montrent qu'il n'y a plus d'intermédiaire, tout juste les collectivités territoriales, elles-mêmes dans la mouvance de l'Etat. C'est à l'économie sociale de jouer ce rôle », défend Hubert Allier, directeur général de l'Uniopss. Par ailleurs, ses craintes sont vives quant aux effets de la réforme de l'administration de l'Etat, notamment sur le bouleversement qu'elle entraîne dans la programmation des réponses sociales sur le terrain. Jusqu'à présent, les associations étaient impliquées dans la définition des besoins sociaux et voyaient leur expertise reconnue, explique Hubert Allier. « Aujourd'hui, nous assistons à un renversement total des pratiques, avec la prépondérance de la commande publique, la suppression des comités régionaux de l'organisation sociale et médico-sociale [Crosms]. La puissance publique devient la seule à avoir une vision de la solidarité. C'est extrêmement grave ! » Illustrant ce changement de cap, les futures ARS (agences régionales de santé) apparaissent particulièrement inquiétantes. « Toutes nos démarches auprès du gouvernement visaient à dire que, s'il était sain que les ARS regroupent le médico-social et la santé, les risques étaient considérables pour le maintien des spécificités du social. Nous avons aussi attiré en vain l'attention sur l'avenir des relations avec ceux qui ne sont pas dans ces agences, en particulier les conseils généraux et les conseils régionaux. Aujourd'hui, ce que nous redoutons, c'est que, comme avec les agences régionales de l'hospitalisation en leur temps, le choix des hommes soit déterminant », explique Hubert Allier. Sans compter, ajoute-t-il, toutes les incertitudes entourant la nature des délégations que les ARS pourront autoriser demain aux associations.

Faut-il alors penser qu'un profond brassage des cartes du social est en cours ? C'est en tout cas le sentiment de Philippe Bas, selon qui la France est en train de s'engager dans une nouvelle approche de la solidarité : « Nous avons vécu tout au long du XXe siècle sur le modèle de la redistribution. Celle-ci est, et restera, nécessaire, simplement le modèle du XXIe siècle repose peut-être davantage sur une solidarité contractualisée et individualisée [voir aussi l'interview ci-dessous]. Auquel cas, les collectivités locales sont en position de force. » Michel Dinet va dans le même sens : « L'effritement du corps social » qu'il constate sur le terrain transforme, selon lui, les règles du jeu. « Il nous faut passer d'une logique de politique sociale à une logique de développement social. Ne plus se contenter de réponses spécifiques et sectorielles pour les personnes fragilisées, mais favoriser l'épanouissement des individus par leur revitalisation éducative, relationnelle, civique, à partir des territoires dans lesquels ils vivent. »

Reste que, dans un paysage qui se transforme, le pragmatisme est de mise. Comme le montre la mise en garde lancée par Jean-Marie Bezard, directeur du cabinet de prospective Plénitudes management, une société de conseil travaillant pour des institutions comme la caisse nationale d'assurance vieillesse ou les caisses d'allocations familiales. Familiarisés avec « la culture d'une solidarité entretenue par l'Etat, les acteurs sociaux vont devoir s'habituer à vivre dans un Etat plus pauvre, où la concurrence des territoires pour l'accès aux ressources sera farouche », analyse-t-il. Face à des arbitrages qui risquent de se faire de manière très différente selon les départements, la priorité devient, selon lui, le renforcement du capital social sur les territoires. Ce qui soulève plusieurs interrogations : « Comment associer les citoyens à la prise de responsabilité sur les questions de vie qui les concernent directement ? Comment densifier les réseaux de participation sociale ? Comment ne pas se crisper sur des acquis, mais rebondir ensemble sur des projets de territoire ? » Pour Jean-Marie Bezard, le modèle d'une « protection passive », sur lequel se fondait l'action sociale, est condamné à évoluer. « La seule issue pour les personnes et les groupes est de devenir générateurs de projets et d'être en mesure de conduire leur propre histoire. » Et l'enjeu pour les managers du social sera de « contribuer au développement des attitudes et des pratiques favorisant l'innovation et la prise de risque des acteurs ». Mais, coincés entre des normes de plus en plus nombreuses et une législation qui se complexifie, en auront-ils tout simplement les moyens ?

UN LIEN ÉTROIT ENTRE DÉPENSES D'ACTION SOCIALE ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

Les fluctuations de l'activité économique ont-elles une incidence sur les dépenses d'action sociale des départements ? Oui, répond l'étude de la banque Dexia Crédit local et de l'Assemblée des départements de France, en montrant que les effets des transferts de compétences sur les budgets des départements ont été amplifiés, ou au contraire diminués, par la croissance économique au cours des 20 dernières années. Ainsi de 1985 à 1989, période où les conseils généraux absorbent le transfert de l'aide sociale légale (1984) et du revenu minimum d'insertion (RMI) (1989), les dépenses d'action sociale des départements n'ont connu qu'une progression mesurée de 3 % par an, valeur qui, hors inflation, s'avère en réalité quasi nulle. Les auteurs de l'étude expliquent en grande partie ce résultat par « un contexte macro-économique favorable sur cette période, la croissance économique n'ayant cessé d'être bonne pour atteindre même 4,3 % en 1998 ». Entre 1990 et 1996, années de la montée en puissance du RMI, les budgets s'envolent de 6,6 % par an en moyenne. Hors dépenses liées au RMI, la progression sur la période reste à un niveau élevé de 5,9 %. Cette fois, « la dégradation de la croissance économique - l'année 1993 ayant même été marquée par une récession - est un des facteurs explicatifs les plus pertinents ». Idem entre 1997 et 2001. Alors que la prestation spécifique dépendance (PSD) vient se rajouter dès 1997 aux mesures déjà décentralisées, les dépenses d'action sociale des départements n'enregistrent qu'une augmentation de 1,5 %. La croissance est redevenue favorable, « en particulier en 1998, 1999 et 2000 où elle a été supérieure à 3 % ». Entre 2002 et 2004, le départements absorbent les transferts de l'allocation personnalisée d'autonomie, de l'ensemble des prestations au titre du RMI et de la prestation de compensation du handicap. En 2004, année de la décentralisation complète de la gestion du RMI, les dépenses des départements consacrées à l'action sociale bondissent de 40,7 %. Hors RMI, l'évolution reste néanmoins particulièrement forte, avec un taux annuel de 10,8 %. La croissance n'est plus au rendez-vous pour absorber les chocs. « Proche de 1 % en 2002 et 2003 », elle ne redécollera plus vraiment par la suite. Elle est menacée aujourd'hui de basculer dans le rouge.

ANNE-MARIE GUILLEMARD
« De l'Etat assurantiel à l'Etat investisseur social »

Professeur en sociologie à l'université Paris Descartes-Sorbonne et coordonnatrice de l'ouvrage « Où va la protection sociale ? » (éd. PUF - 26 €), qui, à travers les contributions de 16 chercheurs, tente de clarifier le débat.

Vous réfutez l'idée d'un démantèlement de l'Etat social assurantiel, qui serait dû au tournant libéral pris par l'Europe ?

On ne peut pas s'en tenir à cette interprétation univoque selon laquelle les systèmes européens convergeraient vers un modèle résiduel de protection à l'américaine en ne préservant qu'un filet minimal de protection assistantielle. Certes, on observe des diminutions de prestations et un recours accru aux assurances privées, qui laissent à penser que la logique néolibérale est à l'oeuvre. Mais elle n'est pas la seule, nous sommes au coeur de mouvements entremêlés.

Quoi qu'il en soit, analyser la crise de l'Etat providence sous la seule focale de la maîtrise des dépenses publiques est trop réducteur. Cette approche quantitative, très en vogue chez les chercheurs dans les années 90, a montré ses limites. D'abord, elle ne tient pas compte de la capacité de résistance des groupes sociaux qui défendent leurs droits, mais aussi des institutions de protection sociale : la formidable inertie de ces dernières a, par exemple, empêché les gouvernements Reagan et Thatcher de démanteler complètement les programmes de protection sociale. Ensuite, cette approche ignore les distorsions entre les principes et leur mise en oeuvre : si l'on prend le cas, en France, des sanctions à l'égard des chômeurs, on s'aperçoit que, malgré le volontarisme affiché, notre système de contrôle est très limité. Surtout si on le compare à celui des pays anglo-saxons, où les sanctions sont mises en oeuvre pour ceux qui refusent un emploi. Les chômeurs sont alors contraints d'accepter des emplois faiblement rémunérés.

L'image d'un Etat social universaliste qui aurait atteint son apogée durant les trente glorieuses et serait sur le déclin est donc périmée ?

Cette image n'est pas juste dans la mesure où les aspirations et les besoins des individus ont évolué. Ceux-ci souhaitent plus d'autonomie, plus de liberté dans leur choix de vie. En même temps, ils sont confrontés à des trajectoires de vie qui alternent périodes d'activité et d'inactivité et les obligent à être plus mobiles, plus flexibles, plus responsables. Aussi, la protection sociale ne peut plus se contenter d'indemniser le risque, une fois survenu. Elle doit intervenir de manière préventive afin de limiter les pertes de capacité. Ce qui suppose de développer, ce qu'on appelle, les « politiques du cours de vie », non plus segmentées par l'âge, mais basées sur la notion dynamique de parcours et offrant des espaces de choix pour les individus. Voilà pourquoi, plutôt qu'un affaiblissement généralisé de l'Etat social, la plupart des auteurs préfèrent évoquer son redéploiement. Emerge une nouvelle figure de l'Etat social, qui est d'abord « investisseur social » ou qui « renforce les capacités ». Ce qui est essentiel, c'est l'entretien du capital humain et cela commence très tôt dans le cours de la vie : il faut doter les personnes de droits de tirage sociaux - exemple, le droit à la formation tout au long de la vie - qu'elles vont pouvoir mobiliser en tant que de besoin.

Avec le danger que les plus faibles ne se saisissent pas de leurs droits, et que se creusent les inégalités...

C'est toute la question ! Prenons le droit individuel à la formation, mobilisable par tout individu, quel que soit son âge. On sait bien que les personnes les moins formées sont les moins à même de repérer leurs lacunes. Aussi, si ce droit n'est pas associé à un accompagnement des bénéficiaires, vous allez inévitablement accroître les inégalités et faire porter sur les titulaires la responsabilité de leur échec. Tout dépend donc de la façon dont les pays se saisissent de ces politiques : en mettant l'accent sur l'individu et sa responsabilité, version libérale ; en renforçant l'Etat dans son rôle de régulateur, version sociale et largement souhaitable.

La France est très loin de ce modèle...

Effectivement, alors que ce modèle existe dans certains pays européens - aux Pays-Bas, au Danemark avec la flexisécurité ou en Finlande -, notre pays est très en retard.

Certes, d'un côté, les débats actuels sur la sécurisation des trajectoires professionnelles vont dans la bonne direction. Mais qu'est-ce qui va sortir du chapeau ? Et quel sera l'accompagnement assuré par le nouveau Pôle emploi ? De même, le revenu de solidarité active (RSA) va dans le sens de l'activation des minima sociaux. Mais sera-t-il efficace et parviendra-t-on à inverser la trappe à pauvreté qu'était devenu, pour beaucoup, le RMI ?

De l'autre côté, notre pays raisonne encore avec des critères universels, hérités de 1945, mais qui, aujourd'hui, sécrètent de l'inéquité. Ainsi, à l'inverse de la Finlande qui a supprimé toute durée standard de cotisation pour la retraite, la France continue de fixer une durée égale pour tous, de 40, bientôt 41 annuités. Et va appauvrir inévitablement ses retraités ouvriers (qui souffrent plus tôt d'incapacité) et cadres (entrés plus tard sur le marché du travail). Notre pays est très hésitant...

Comment l'expliquer ?

Tous les auteurs insistent sur le caractère hybride du système français de protection sociale. Celui-ci présente des tendances néolibérales, mais emprunte aussi aux logiques des pays nordiques, comme s'il avait du mal à choisir. C'est pour cela que, pour moi, il n'y a pas de modèle social français. Nous sommes face à un Etat fluctuant, qui réforme par défaut, sans rationalité clairement énoncée. On peut comprendre, dans ces conditions, que l'efficacité et la cohérence des réformes ne soient pas au rendez-vous. Ainsi, après le plan Juppé qui a cherché à réguler les dépenses de santé, on a créé la CMU assortie d'une complémentaire gratuite, avant, aujourd'hui, de dérembourser les médicaments. Notre système oscille sans cesse entre des mesures qui redonnent du poids au marché dans une logique libérale et des mesures qui reflètent plutôt un Etat social actif tentant de créer des complémentarités et des synergies entre solidarités publiques et privées - tels le soutien au bénévolat, la revitalisation de la participation des habitants, la conciliation vie familiale-vie professionnelle. Il est aujourd'hui bien difficile de dire quel est le modèle de société et de solidarité que ces tendances contradictoires tentent de construire.

PROPOS RECUEILLIS PAR ISABELLE SARAZIN

Notes

(1) Selon l'expression d'Antoine Durrleman, ancien conseiller social du Premier ministre Alain Juppé - Voir ASH Magazine novembre-décembre 2008, p. 50.

(2) Organisées du 17 au 19 septembre dernier, à Mâcon, sur le thème de l'avenir de l'action sociale par l'Andass (Association nationale des directeurs d'action sociale et de santé des conseils généraux) : Direction de la solidarité départementale de la Manche - 586, rue de l'Exode - 50008 Saint-Lô cedex - Tél. 02 33 77 79 34.

(3) Mise en place en 2006 par le gouvernement Villepin, la Conférence nationale des finances publiques réunit, une fois par an, tous les acteurs de la dépense publique (Etat, collectivités locales et organismes de sécurité sociale) pour dégager des solutions au problème de la dette publique et faire le point sur leur application.

(4) Dans son rapport annuel rendu public le 8 décembre dernier. Voir ASH n° 2586 du 12-12-08, p. 31.

(5) 20 ans d'aide sociale dans les finances des départements, juillet 2007.

(6) Les auteurs mentionnent ainsi un groupe de 13 départements « intermédiaires », ruraux comme urbains.

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