« La réforme de la protection juridique des majeurs est entrée en vigueur le 1er janvier. Votée en catimini en mars 2007, au milieu de la campagne présidentielle, elle n'a pas suscité les réflexions et le débat qu'elle mérite au regard du nombre de personnes concernées par l'évolution du dispositif tutélaire.
Cette réforme est le fruit de nombreux rapports successifs dont l'accumulation a permis un véritable consensus, si ce n'est une réelle appréciation des enjeux. Indéniablement, elle introduit plusieurs progrès :
l'effort de clarification d'un dispositif dont la remarquable économie d'ensemble était obscurcie par une complexité formelle devenue inutile ;
le changement de dénomination qu'elle promeut, les «incapables majeurs» devenant des «majeurs protégés», ce qui révèle une transformation de l'esprit des mesures ;
la création du mandat de protection future, qui, en répondant à une forte demande sociale, déstigmatise la vulnérabilité personnelle et offre la possibilité à chacun d'anticiper d'éventuelles altérations de ses facultés.
Le consensus politique soutenant la réforme a toutefois dissimulé des questions éthiques et politiques qui méritent débat.
L'exposé des motifs de la loi souligne la volonté du législateur de limiter l'explosion du nombre de mesures et des coûts consécutifs à la mise sous protection. Il pointe également la nécessité de redonner toute leur force aux principes de nécessité, de subsidiarité et de proportionnalité (toute mesure doit être nécessaire, prioritairement confiée à la famille, et préserver au maximum la capacité des majeurs) qui structuraient la loi de 1968. Ces principes ont en effet été mis à mal par les évolutions sociétales et les difficultés d'adaptation de l'administration au succès inattendu du dispositif : selon les chiffres du ministère de la Justice, moins d'une centaine de juges des tutelles instruisent autour de 100 000 demandes annuelles, et contrôlent avec les greffiers près de 700 000 mesures de protection.
La réforme s'organise autour de la formulation de trois objectifs : limiter la protection juridique aux personnes qui en ont besoin, en supprimant les motifs qualifiés aujourd'hui de sociaux ; placer la personne au centre du dispositif de protection ; réorganiser complètement les conditions d'activité des tuteurs et curateurs extérieurs à la famille. L'analyse conjuguée des motifs et des objectifs rend manifestes les points aveugles qui n'ont pas été débattus dans la préparation de cette réforme.
La nature de la solidarité tutélaire, tout d'abord. L'intention de favoriser la subsidiarité des mesures d'Etat afin de renforcer la priorité familiale n'a pas la place annoncée. Au contraire, si le législateur prévoit de favoriser la nécessaire professionnalisation des futurs mandataires judiciaires, il en reste au stade des intentions quant au développement des aides qui pourraient être apportées aux tuteurs familiaux.
Ce silence relatif souligne a fortiori la gêne du législateur sur le sens de la spécificité du mandat tutélaire, tantôt familial, tantôt privé, tantôt professionnel, et le dispense d'une discussion sur les rôles complémentaires et les principes respectifs de la solidarité familiale, de la solidarité civile, et de la solidarité sociale. De la même manière que le champ de l'action sociale s'est donné avec la loi du 2 janvier 2002 un principe d'action commun («promouvoir l'autonomie et la protection de la personne»), des principes d'action du mandat tutélaire, professionnel ou familial auraient pu être formalisés.
Deuxième point aveugle, l'extension des pouvoirs du tuteur. La formalisation d'un cahier des charges du mandat tutélaire est d'autant plus indispensable que son pouvoir a été étendu : celui-ci sera dorénavant non seulement obligé de protéger les biens, mais aussi la personne du majeur protégé. Cette louable intention étend, au moins symboliquement, le pouvoir du mandataire sur la personne protégée. Le mandataire sera en effet autorisé à prendre à l'égard du majeur les mesures de protection rendues nécessaires par le danger auquel le majeur s'exposerait. Les risques d'intrusion dans la vie privée, de violation de la dignité de la personne ou de normalisation de la manière de vivre des personnes protégées sont ainsi accrus.
La médicalisation de la vulnérabilité, enfin. Le souci économique et éthique de supprimer les motifs dits «sociaux» (oisiveté, intempérance, prodigalité) de la mesure de protection et de compenser cette suppression par la création d'une mesure d'accompagnement social personnalisée non privative de l'exercice des droits civils dissimule plus qu'il ne résout les difficultés factuelles.
D'une part, la volonté de tracer une ligne de partage entre les mesures de protection juridique et les systèmes d'aide et d'action sociale est contredite par la pratique des professionnels et par l'inscription des associations tutélaires dans le champ de l'action sociale. Plutôt que d'opposer les mesures d'accompagnement social et les mesures de protection juridique, le législateur aurait mieux fait de les articuler.
D'autre part, la distinction entre causes sociales et causes médicales de la vulnérabilité des majeurs va à l'encontre des résultats des travaux de recherche sur les liens entre santé mentale et précarité. Ceux-ci montrent que les catégories psychiatriques traditionnelles sont brouillées par l'imbrication de causes multiples (vulnérabilités sociales, psychiques, biologiques...).
Plutôt que de distinguer par l'expertise médicale des motifs sociaux et des motifs médicaux de la vulnérabilité et de l'altération des facultés personnelles, le législateur aurait pu innover en développant de nouveaux modes de concertation (réunion d'experts, de professionnels accompagnant la personne, de membres de la famille...) permettant au juge de statuer sur la protection à apporter à une personne vulnérable.
La réforme des tutelles contribue à redéfinir le statut juridique de l'autonomie personnelle et du libre consentement. Il est regrettable que les dimensions politiques (répartition des rôles entre la solidarité familiale, civile et nationale ; entre le juge et le psychiatre...) et éthiques (conception de la personne vulnérable, évaluation du consentement personnel...) aient été escamotées pendant le débat, au nom d'un leitmotiv consensuel : «placer la personne au centre du dispositif», et d'un souci budgétaire qui n'est pas à la hauteur des enjeux.
Pour statuer sur les critères civils qui définissent l'humanité vulnérable à protéger, l'avis du comité consultatif national d'éthique serait opportun, afin de nourrir le débat public et d'éclairer les intéressés, les familles, les bénévoles, et les professionnels, qui vont bénéficier du nouveau dispositif de protection tutélaire ou le mettre en oeuvre. »
Contact :
(1) Cette thèse, qui devrait être soutenue en 2009, est préparée au Centre d'études des mouvements sociaux (CEMS) à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Benoît Eyraud est par ailleurs chargé de recherche au CERPE (Centre d'études et de recher-ches des pratiques de l'espace) à Lyon.