Voyage en catamaran, randonnée sur le chemin de Compostelle, immersion dans un village africain... Quelles que soient leur forme et leur destination, les séjours de rupture ont en commun d'éloigner temporairement un jeune de son milieu de vie, qu'il s'agisse de sa famille ou d'une structure éducative. « Le mot rupture ne doit pas être entendu dans un sens négatif, prévient Thierry Tichit, directeur du dispositif d'accueil diversifié (DAD) à Quimper (Finis-tère) (1), qui organise de tels séjours dans le sud-ouest de la France, en Espagne et au Sénégal (2). La rupture permet de provoquer un changement, une étincelle pour mettre un terme à de mauvaises habitudes. » Née dans les années 70, cette formule est encore la plupart du temps utilisée comme une solution de la dernière chance, un « joker éducatif » pour les jeunes ayant épuisé tous les autres modes de prise en charge. Aujourd'hui, ses organisateurs sont en quête d'une nouvelle image. « Dans un contexte où les prises en charge traditionnelles et notamment collectives sont mises à mal, nos séjours sont en passe de devenir une véritable alternative éducative », juge Thierry Tichit. Pour Nacim Arris, éducateur spécialisé et co-fondateur de Parcours Bonkoukou, qui organise des séjours au Niger, cette formule devrait « faire pleinement partie du panel d'offres de la protection de l'enfance et être placée au même niveau que les autres » (3).
Mais pour l'heure, les organisateurs de séjours de rupture ont le sentiment de devoir sans cesse faire la preuve de leur légitimité. Ces dernières années, nombre de structures se sont efforcées de professionnaliser leur activité, en amont comme en aval du séjour. L'admission des jeunes fait l'objet de procédures bien précises. A Média Jeunesse (4), qui organise des séjours de rupture au Sénégal et au Maroc pour des adolescents de 14 à 18 ans, un service dédié aux admissions a été mis en place. Pour sa responsable, Amélie Monin, une bonne préparation au départ s'avère essentielle. « Un travail sur la destination et les objectifs du séjour avec le référent du jeune est nécessaire. » Pour Thierry Tichit,l'orientation en séjour de rupture doit faire l'objet d'une grande attention. « Quand on reçoit une demande, on vérifie que toutes les autres pistes ont été explorées. Surtout pour des jeunes de 12 ans. » L'avis du psychologue du DAD, Hervé Stéphant, est ainsi sollicité avant chaque départ. « Nous devons évaluer le risque pour autrui. Par exemple, si un adolescent ne peut pas vivre en groupe, le séjour de rupture n'est pas recommandé, explique-t-il. Ce n'est pas non plus un outil thérapeutique contre les addictions. » Au-delà de son profil, l'adhésion et la motivation du jeune sont jugées indispensables. « Il est inutile d'insister en cas d'opposition franche et massive car le séjour est un moment éprouvant pour le jeune et pour son entourage. » Une position plus difficile à tenir lorsque le séjour de rupture est décidé par un magistrat et qu'il constitue l'unique alternative avant l'incarcération.
Au-delà de l'admission, l'organisation des séjours de rupture n'a rien d'improvisé. Mais faute de normes fixées au niveau national, chaque structure élabore son propre cahier des charges. Le DAD a ainsi instauré un protocole, en lien avec le conseil général du Finistère, pour les lieux de vie installés à l'étranger. Ce texte exige un agrément de la structure par un ministère du pays concerné, une qualification suffisante du personnel et prévoit des visites de contrôle sur place. Pour Guirane Diene, directeur d'une structure d'accueil à Dakar (Sénégal), partenaire du DAD, « la gestion de l'information entre les deux pays est primordiale. On rédige des notes, des rapports, on passe des coups de fil périodiques... » Un cadre sécurisant qui permet une prise en charge sereine des jeunes. « Sur place, la vie des adolescents est rythmée par un quotidien, ajoute Guirane Diene. Lever à heure fixe, scolarité ou stage professionnel, etc. » Comme le souligne Thierry Tichit, le séjour de rupture, qui dure en moyenne trois mois, n'a rien d'un « safari au Kenya ». Dans ce cadre contenant, la rencontre avec une culture et des conditions de vie différentes favorise l'émergence de nouvelles attitudes. « La comparaison permet de relativiser ses problèmes et son système de valeurs, de donner du prix à l'essentiel », souligne le directeur.
Egalement installée dans le Finistère, la structure expérimentale Ribinad (5) conjugue quant à elle séjour à l'étranger et accompagnement individuel. Chaque jeune bénéficie de son propre « précepteur éducatif » tout au long du séjour, qui dure au minimum six mois (6). Le voyage, qui concerne chaque année 23 jeunes de 14 à 21 ans confiés par l'aide sociale à l'enfance (ASE), est organisé en trois étapes. La première, qui dure un peu plus d'un mois, s'apparente à du « nomadisme » : le jeune et son accompagnateur empruntent le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. En répondant à des besoins primaires - se nourrir, bien dormir, etc. -, l'adolescent peut reprendre un rythme quotidien et retrouver ses capacités physiques. La deuxième phase, qui dure cinq mois, est qualifiée de « semi-nomadisme » : le duo passe d'un village à un autre en Andalousie (Espagne). L'adolescent est alors soumis à un programme établi sur trois axes : sport, études et socialisation. Pour Laurent Arroyo, responsable pédagogique de Ribinad, la « déstigmatisation » du jeune constitue une part importante de l'accompagnement : « Le précepteur ne connaît rien de l'histoire du jeune. Et en Espagne, ce dernier est présenté comme un étudiant français à l'étranger. Il peut donc perdre son étiquette d'enfant de l'ASE. » L'apprentissage de la langue espagnole, permise par une totale immersion dans le pays, remobilise les capacités scolaires du jeune et lui offre un nouveau regard sur lui-même.
La phase la plus délicate des séjours de rupture est bien souvent celle du retour en France. Conscients de cette difficulté, les organisateurs prévoient parfois un « sas » d'atterrissage en France. Il s'agit d'ancrer les bénéfices du séjour et de ne pas revenir à la même situation qu'au départ. Ribinad propose ainsi un temps de « resédentarisation » à Pau (Pyrénées-Atlantiques) pour favoriser la remise en route scolaire ou professionnelle. « Les jeunes réintègrent progressivement les codes sociaux français », souligne Laurent Arroyo. De son côté, l'association Média Jeunesse dispose d'un lieu d'accueil à Saint-Arnould (Yvelines) pour travailler sur l'insertion professionnelle des jeunes.
Pour l'heure, aucune statistique ne permet d'évaluer l'impact des séjours de rupture. Mais les retours des professionnels sont majoritairement positifs. Pour Gilles Amerand, directeur de Ribinad, « 80 % des bénéficiaires de séjour de distanciation ont pu évoluer favorablement à la sortie du dispositif ». Ainsi, sur la vingtaine de jeunes admis en 2007, 78 % provenaient d'un établissement spécialisé, 11 % de leurs familles et 11 % d'une famille d'accueil. A l'issue du séjour, cette répartition avait beaucoup évolué : 45 % étaient orientés vers leurs familles, 33 % en établissement spécialisé, 11 % en famille d'accueil, 7 % en hôpital psychiatrique et 4 % en logement autonome.
Forts de leurs réussites, les organisateurs de séjours de rupture voudraient voir leur professionnalisme reconnu. « Il faut se débarrasser de notre image post-soixante-huitarde, lance Amélie Monin, volontairement provocatrice. Nos séjours sont bien balisés et peuvent être une vraie solution. » Pourtant, cet outil éducatif soulève encore un certain scepticisme. Il faut dire que les séjours de rupture ont été placés malgré eux sous le feu des projecteurs en 2003, à l'occasion d'un fait divers tragique : le décès d'un jeune lors d'un séjour en Afrique (7). « Les organisateurs des séjours de rupture traînent cet événement comme un péché originel, constate Thierry Tichit. Nous sommes condamnés à nous justifier et à courir après une caution professionnelle. » Cet événement avait conduit à la rédaction d'un rapport de l'inspection générale des affaires sociales et de l'inspection générale des services judiciaires (voir encadré ci-dessous). Outre un état des lieux et une série de recommandations, ce document préconisait l'élaboration d'un cahier des charges spécifique, sur le même modèle que celui des centres éducatifs renforcés (CER) (8). Un groupe de travail, rassemblant des représentants de conseils généraux, de la PJJ, de la DGAS et des séjours de rupture (9) s'est donc réuni entre 2005 et 2006 pour élaborer un texte commun. Mais le document n'est pas sorti des cartons.
Résultat : les séjours de rupture n'ont toujours aucune reconnaissance juridique. Le statut des porteurs de projets est ainsi loin d'être stabilisé : il peut s'agir d'une structure expérimentale au titre de la loi 2002-2, d'un lieu de vie et d'accueil ou d'une maison d'enfants à caractère social. Ce flou juridique entretient la frilosité des autorités de tutelle. A l'heure actuelle, seule une poignée de départements autorise des structures à mettre en place des séjours de rupture. « La peur de l'inconnu et l'angoisse de ne pas avoir de prise sur ce qui est fait à l'étranger sont un frein, analyse Lionel Brunet, chargé de mission sur ce dossier au conseil général de l'Essonne, précurseur en la matière. Mais on peut se donner des moyens de contrôle » (10). Pour Brigitte Mével, directrice du service enfance et famille au conseil général du Finistère, les séjours de rupture ne sont « pas une solution miracle mais un outil parmi d'autres qui, s'il est utilisé avec précaution, peut en valoir la peine ». Un discours que les organisateurs de séjours de rupture voudraient entendre plus souvent.
« Même s'il n'a pas force de loi, ce rapport est devenu une référence pour les administrations et les professionnels », constate Olivier Archambault, directeur de Média Jeunesse, qui organise des séjours de rupture en Afrique. Ce document d'une cinquantaine de pages, publié en avril 2004 par l'inspection générale des affaires sociales et l'inspection générale des services judiciaires dresse un état des lieux des séjours de rupture à l'étranger (11). Les auteurs constatent un monopole du secteur associatif dans ce domaine et remarquent que l'Afrique est la première destination choisie. S'agissant des jeunes accueillis, soit 0,70 % des mineurs placés, ils sont, dans leur majorité, en grande difficulté scolaire, ont commis plusieurs infractions et connu plusieurs placements dans des familles d'accueil ou des établissements « dans lesquels leur comportement a fini par susciter le rejet ».
Tout en pointant les risques que présentent les séjours de rupture, le rapport fait état d'une évolution positive des jeunes à leur retour, saluée par les juges des enfants et les éducateurs. Au chapitre des préconisations, le texte conseille de réserver cet outil à des situations exceptionnelles et de l'inscrire dans le parcours éducatif du mineur. Pour davantage de sécurité, les auteurs recommandent notamment une relation systématique avec les ambassades et consulats des pays d'accueil, une élévation du niveau de qualification des encadrants, un contrôle régulier et l'élaboration d'un cahier des charges.
(1) DAD : 2, rue du Moulin-de-Melgven - 29000 Quimper - Tél. 02 98 52 97 80.
(2) Les séjours de rupture ont fait l'objet d'un colloque le 16 octobre dernier à l'Institut pour le travail social et éducatif de Brest (Finistère).
(3) Média Jeunesse : 5, rue des Chartreux - 69001 Lyon - Tél. 04 78 26 38 92.
(4) Ribinad : 1, rue de l'Eglise - 29560 Telgruc-sur-Mer - Tél. 02 98 27 78 52.
(5) Cet accompagnateur, âgé d'en moyenne 25 ans, possède le niveau bac et dispose d'une expérience en animation auprès des jeunes. Il est formé au sein de Ribinad.
(6) Un jeune de 15 ans placé par l'ASE du Finistère était décédé en Zambie lors d'un séjour de rupture en raison de violences infligées par son éducateur.
(7) Une partie des CER organise des séjours de rupture.
(8) A la table des discussions figurait le Réseau des acteurs de séjours de rupture en milieu naturel (RASDRAMN). Celui-ci continue à militer pour un cahier des charges et travaille à l'élaboration d'une charte pour les professionnels. Il édite chaque année un annuaire des acteurs de séjours de rupture - Contact : Béatrice Duthieuw - Association Authentique Azimut - 72, rue de Néchin - 59115 Leers - Tél. 03 20 75 68 98.
(9) Dans ce département, le prix du billet d'avion permettant à un travailleur social, un membre du conseil général ou un magistrat de se rendre sur les lieux est pris en compte dans la tarification du séjour.
(10) Mission sur les séjours de rupture à l'étranger - Disp. sur