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« Il n'y a pas de fatalité »

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Sommer les institutions sociales et médico-sociales de s'adapter à la raréfaction des ressources revient à exonérer les pouvoirs publics de leur responsabilité et à occulter la nécessité d'un projet de société. C'est en substance ce que Pierre Savignat, maître de conférences associé en économie et stratégies d'entreprises à l'université Pierre-Mendès-France-Grenoble 2 et membre du conseil scientifique de l'ANESM (1), répond à une récente tribune libre de Jean-René Loubat (2).

« Jean-René Loubat invitait récemment dans ces colonnes le secteur social et médico-social à faire montre de créativité et à mettre en place des dispositifs plus souples et plus adaptables afin de faire face à la raréfaction des ressources. L'auteur estime que ce secteur, après avoir été relativement épargné, se trouve confronté de plus aux effets de la «nouvelle donne économique et internationale» qui représentent un «imparable phénomène de civilisation».

Le problème est réel. Les propositions formulées ne sont pas inintéressantes a priori. Mais l'analyse qui sous-tend le propos est plus que discutable. Jean-René Loubat s'appuie sur des éléments présentés comme des tendances objectives, des mouvements inéluctables, voire des évidences. Or, en réalité, les questions posées sont plus complexes.

Il est écrit «nous rentrons de plus en plus tard dans la vie active et nous en sortons très tôt». Ceci est exact, du moins en France. Mais il n'y a rien d'objectif dans ce mouvement. Le fait que nous ayons le taux d'emploi des 54-65 ans le plus faible d'Europe résulte de choix politiques marqués par le développement massif des préretraites dès la fin des années 70 et une vision négative du travailleur vieillissant, le tout appuyé sur des approches de court terme. La situation est loin d'être inéluctable et irréversible.

L'idée que «la part relative des actifs va en diminuant par rapport à celle des personnes 'dépensières'» peut paraître évidente. Mais elle doit être précisée. Passons sur le fait qu'il s'agit là d'une tendance longue, la modification du rapport actif/inactif ayant commencé dès lors que l'école obligatoire puis les régimes de retraite ont été instaurés. L'auteur oublie que la richesse produite résulte aussi de la productivité du travail (la productivité horaire en France est l'une des plus élevées du monde et elle ne cesse de s'améliorer), et que la question est aussi celle de la répartition de la richesse produite. En plus, avec plusieurs millions de chômeurs et de personnes en situation de sous-emploi, nous avons des marges de progression considérables pour accroître le nombre d'actifs. Même si le nombre de personnes âgées de plus de 60 ou 65 ans va augmenter, même si cela devra conduire à des arbitrages, il y a plusieurs scénarios possibles et nous sommes loin de la catastrophe annoncée par certains.

L'on ne peut adhérer à l'idée que l'on est face à une fatalité avec un «chômage structurel qui n'a aucune chance de faiblir». Voilà bien encore une idée toute faite, contredite par des pays qui ont obtenu (ou qui obtiennent) une situation de plein emploi et de réduction de la pauvreté. Certes toutes les expériences n'ont pas totalement réussi. Il faut en analyser les causes, mais elles montrent que rien ne justifie de sacrifier à une forme de fatalisme.

«Les dépenses de santé vont exploser.» Certes, elles augmentent, et elles augmentent plus vite que le produit intérieur brut. Oui, il y a des facteurs qui vont concourir à la hausse comme le développement des maladies chroniques ou certains effets du vieillissement. Reste qu'il y a aussi une réflexion à avoir sur la production des dépenses et les moyens d'en limiter un certain nombre. L'on pourrait s'interroger sur les coûts induits par les producteurs de soins (industrie pharmaceutique par exemple) ou l'engorgement des services d'urgence. De même, le fait que la France soit en tête pour la consommation d'antidépresseurs appelle peut-être des réponses qui peuvent être sources d'économies. Des espaces de maîtrise des coûts de santé rendant leur évolution supportable existent.

«Le besoin en action sociale augmente aussi... elle doit faire face à des problématiques de plus en plus importantes.» Nous sommes là au coeur du problème. La crise économique qui s'est ouverte dans les années 70 a conduit à des modifications structurelles dans le fonctionnement et les logiques économiques. La financiarisation et la mondialisation de l'économie, le découplage entre les profits demandés par les actionnaires et l'économie réelle (c'est-à-dire le rythme réel de croissance des richesses) ont entraîné d'énormes bouleversements sociaux. Mais il convient de rappeler qu'à la base, il y a eu des décisions politiques, des lois et des règlements qui ont conduit à ce que l'on qualifie de «dérégulation». Il n'y a nulle tendance objective ni de deus ex machina, mais bien des choix. L'on est loin de l'image d'un «imparable phénomène». Il reste que les mécanismes de cohésion et d'intégration sociale (école, logement, emploi...) ont été fragilisés et transformés. De ce fait, l'on demande à la protection sociale (et donc à l'action sociale et médico-sociale) à la fois de réparer (de masquer ?) les dégâts sociaux des politiques conduites, de faire face à des besoins croissants, dans une logique de maîtrise voire de réduction des coûts. En outre, les injonctions paradoxales se multiplient quand les pouvoirs publics demandent d'intégrer et/ou de socialiser des personnes dans une société qui fonctionne dans le sens inverse. La question centrale est de savoir jusqu'où une logique palliative est tenable, même en faisant abstraction des dimensions financières. Jusqu'où peut-on tenter de pallier les effets de l'échec scolaire sans s'attaquer au système éducatif ? Jusqu'où peut-on tenter de colmater les brèches dans les banlieues sans s'attaquer aux problèmes d'emploi, d'urbanisme, de transports, d'implantation des services publics... Incontestablement, une réorientation de ces politiques à travers d'autres objectifs (utilité sociale, lutte contre les inégalités, développement durable...) serait de nature à desserrer, au moins en partie, les contraintes qui pèsent sur la protection et les politiques sociales.

Il y aurait beaucoup à dire aussi sur la vision unilatérale de la transformation des structures familiales (qui ne peuvent pas s'appréhender qu'en termes de «fragilisation») ou du «développement des pratiques déviantes», du «brassage accru des populations» qui entraîneraient une progression des situations sociales instables. N'est-il pas nécessaire d'analyser les causes de cette situation ? Là aussi, il n'y a pas de fatalité.

Il est indéniable que des adaptations, des logiques de changement, des postures renouvelées sont indispensables. Mais une analyse sérieuse de la réalité est nécessaire, afin de bien percevoir les responsabilités et les différentes voies qui peuvent s'ouvrir pour répondre aux enjeux et défis posés. Non, nous ne sommes pas confrontés à des tendances inéluctables par nature auxquelles nous ne pourrions que nous adapter. Les problèmes posés ne proviennent pas seulement d'une forme de conservatisme ou de manque d'inventivité. Il y a de vraies questions de société, de choix politiques, de crises de mécanismes d'intégration et de cohésion sociale qui percutent quotidiennement les pratiques. Et néanmoins le travail se fait, et de très nombreux professionnels évoluent et s'adaptent en permanence.

Retrouver une fonction « citoyenne »

Certes, il faut combattre toute forme de corporatisme (encore bien vivace dans le secteur) comme les cultures du «toujours plus». Mais prenons garde à des analyses superficielles, alimentant des jugements non fondés pouvant être perçus comme offensants et stigmatisants pour les professionnels. Le néolibéralisme est prompt à imposer une pensée unique en faisant croire qu'il n'y a qu'un type de solution possible. De plus, de telles approches peuvent nourrir des visions technocratiques, privilégiant les logiques économiques, la forme sur le fond, le résultat immédiat et chiffrable sur le travail en profondeur, la marchandisation sur l'utilité sociale. En réalité, dans un tel contexte, le secteur social et médico-social doit non seulement se remettre en question, évoluer et faire preuve d'inventivité, mais aussi (re)trouver sa capacité d'interpellation, une fonction «citoyenne». Les pouvoirs publics, les décideurs, ont une responsabilité dans la situation présente dont il ne faudrait pas les exonérer trop vite. Les questions qui percutent le secteur social et médico-social appellent aussi un projet de société qui redonne toute leur place aux grandes fonctions intégratrices ainsi qu'aux objectifs de cohésion sociale. »

Contact : pierre.savignat@laposte.net

Notes

(1) Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux.

(2) Voir ASH n° 2581 du 14-11-08, p. 23.

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