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« Ne jetez pas des enfants en prison »

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Certes, François Fillon a assuré qu'il n'est pas question d'emprisonner les enfants de 12 ans. Les propositions de la commission Varinard n'en continuent pas moins de susciter de l'émoi, notamment parmi les professionnels de la justice des mineurs (voir ce numéro, page 35), qui voient dans ce rapport la dernière expression en date d'un courant de pensée puissamment répressif et peu respectueux de l'esprit de l'ordonnance de 1945. Ce contexte a inspiré à Joseph Rouzel, psychanalyste, éducateur, formateur en travail social et directeur de l'Institut européen Psychanalyse et travail social (Psychasoc), une lettre ouverte à Nicolas Sarkozy.

« Monsieur le président de la République française,

J'ai 63 ans. Je suis psychanalyste et formateur en travail social. Mais à 15 ans, pour un acte très grave : «délit de vagabondage» (sic), j'ai connu la prison, à Paris et en Belgique. Je crois que ça aurait pu mal tourner si, au-delà des barreaux et des matons, je n'avais rencontré un homme, procureur du Roi belge, et retrouvé espoir dans le lien social. Aussi, 45 ans plus tard, je vous dis : ne jetez pas des enfants en prison. Ce qu'attendent les jeunes, c'est de rencontrer des adultes à qui parler. Certains commettent des actes répréhensibles, font peur aux braves gens ? Il ne s'agit pas de les excuser, mais au contraire de les rendre responsables : qu'ils puissent répondre de leurs actes. Qu'on les sanctionne, mais intelligemment. Qui aime bien châtie bien : encore faut-il commencer par aimer ! L'appareil législatif ne manque pas de ressources en matière de sanction et de réparation. Le raisonnement qui veut que d'abord on enferme et ensuite on éduque est aberrant et renforce la plupart du temps la haine des jeunes envers la société. Ils se sentent humiliés et méprisés. Ils sont un peu plus poussés à passer à l'acte sur autrui ou sur eux-mêmes. Les tristes événements de l'établissement pénitentiaire pour mineurs de Meyzieu qui ont conduit au suicide du jeune Julien, après moult tentatives d'appel désespérées aux adultes qui l'entouraient, ne font que confirmer l'impasse d'une voie qui ne laisserait pas toutes ses chances à la parole éducative. Combien de morts faudra-t-il, combien de suicides de jeunes enfermés, pour qu'on entende enfin ces adolescents qui frappent à nos portes ? Bien sûr, ils le font d'une façon répréhensible, qu'il faut, je ne le mets pas en doute, sanctionner. Mais au-delà de la sanction, ils demandent qu'on les prenne en compte dans leur subjectivité, dans leur être en devenir, qu'on les écoute, pour les guider vers des voies d'expression socialement acceptables. Cela relève d'un savoir-faire que depuis des lustres les éducateurs, ces professionnels de l'ombre, ont exhaussé à la hauteur d'un art. Ecraser la grande avancée des ordonnances de 1945 nous conduira au pire.

A Babylone, déjà...

Je vous le dis : ne jetez pas des enfants en prison. Toutes les sociétés ont eu peur de leur jeunesse. Jugez-en plutôt.

- «Notre jeunesse est mal élevée, elle se moque de l'autorité et n'a aucune espèce de respect pour les anciens. Nos enfants d'aujourd'hui ne se lèvent pas quand un vieillard entre dans une pièce, ils répondent à leurs parents et bavardent au lieu de travailler. Ils sont tout simplement mauvais.»

- «Je n'ai plus aucun espoir pour l'avenir de notre pays, si la jeunesse d'aujourd'hui prend le commandement demain, parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue, simplement terrible.»

- «Notre monde a atteint un stade critique. Les enfants n'écoutent plus leurs parents. La fin du monde ne peut être loin.»

- «Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du coeur. Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d'autrefois. Ceux d'aujourd'hui ne seront pas capables de maintenir notre culture.»

La première citation est de Socrate (470-399 avant J.-C.) ; la seconde d'Hésiode (720 avant J.-C.) ; la troisième d'un prêtre égyptien (2 000 ans avant J.-C.) ; la quatrième date de plus de 3 000 ans, elle a été découverte sur une poterie d'argile dans les ruines de Babylone...

Allons-nous continuer ainsi, versant dans la barbarie la plus rétrograde, là où les moeurs et la vie en société modernes exigent des inventions de civilisés ? Vous me direz : mais j'aime la jeunesse, je veux juste mettre à l'écart les fruits pourris. C'est ainsi sur un fond de haine, de stigmatisation et de ségrégation de la jeunesse que vous avancez. Faire des paquets de bons et de mauvais ne change rien à l'affaire. C'est notre regard qui doit changer. Car là où nous voyons des monstres, là ils se reproduisent ! Il est des mots qui tuent. Parler de «nettoyer au Karcher» les jeunes d'une cité, c'est les considérer comme des taches, des bavures, des saletés à effacer. Allez vous étonner que certains ruent dans les brancards pour vous montrer qu'ils ne sont pas ce à quoi vous voulez les réduire.

Les mesures que vous prônez, nous les connaissons tous dans le champ du travail social. Vous avez la mémoire courte. Ce mode de traitement des jeunes délinquants, jeunes «tordus» qu'il faut «redresser», a un nom : les bagnes d'enfants, édulcorés au fil des ans en «maisons de redressement» ou «de correction». Ils ont fait des milliers de morts en France et garni les rangs de la pire truanderie à partir de 1850. D'autre part, ces mesures ont une fonction : rassurer les nantis, les petits maîtres du jeu politique. Bref, poudre aux yeux et barbarie. Enfermer des enfants est un aveu d'impuissance de notre société à envisager de façon démocratique les questions d'éducation.

Une expertise non exploitée

Vous voulez revaloriser les représentations sociales des agents du maintien de l'ordre. Fort bien ! Il était temps. Mais allez jusqu'au bout, faites-en autant pour les milliers de juges pour enfants, d'enseignants, d'animateurs, d'éducateurs qui ont accumulé un savoir-faire dont vous ne tirez pas profit. Ce que cherchent les jeunes, tous les jeunes, parfois en le manifestant de façon dérangeante ou dans le passage à l'acte, ce sont des adultes à qui parler, je le redis. Les éducateurs, que ce soit de la protection judiciaire de la jeunesse ou de l'éducation spécialisée, travaillent depuis des dizaines d'années à des alternatives viables et vivantes de prise en charge des jeunes difficiles. Ils le font dans l'ombre, à bas bruit. Si leur savoir-faire, développé depuis des décennies, ne profite pas à la communauté, nous marcherons dans l'histoire à reculons. Pourquoi ne pas les écouter un peu ? Vous vous entourez d'experts en tous genres sur l'insécurité. Mais les seuls experts en la matière sont ceux qui se coltinent à longueur de journée l'accompagnement de ces jeunes en souffrance.

Si la réforme des textes de 1945 s'avère nécessaire, si ces textes sont à actualiser du fait du changement du contexte social, faites-le avec ceux que cela concerne au premier chef. Car, quoi qu'on en dise, les travailleurs sociaux ne sauraient être considérés uniquement comme des exécutants des politiques sociales. Forts de leur savoir-faire - mais qu'ils ont bien du mal à faire savoir, c'est vrai -, ils peuvent apporter des idées, des hypothèses, des propositions utiles à la Nation. Dans la crise qui se dessine devant nous, l'aspect économique ne constitue que la pointe émergée de l'iceberg, car ce sont toutes le grandes économies qui sont touchées, non seulement financière, mais aussi politique, psychique... Dans un tel contexte, nous aurons besoin de tous, besoin de nous tenir les coudes, besoin des inventions et de l'imagination des plus jeunes. A nous adultes, de les éduquer dignement.

Besoin de fermeté bienveillante

Monsieur le Président, soyez moderne et efficace, n'envoyez pas des enfants en prison, sauf à vouloir faire leur malheur et le nôtre et produire une classe de jeunes un peu plus dangereuse, un peu plus violente, qui aura un peu plus la haine. Les jeunes, parce qu'ils sont l'avenir de la Nation, doivent être traités comme des partenaires responsables : c'est la seule voie d'accès à la citoyenneté. Que certains, taxés de «sauvageons» il y a quelques années par un ministre de l'Intérieur, soient mis au ban de la société ne peut représenter une issue pensable dans notre société. Ce n'est pas d'enfermement qu'ont besoin nos jeunes les plus durs, ni d'excuses, ni de pitié, mais d'une certaine fermeté bienveillante en face d'eux. L'autoritarisme n'est pas l'autorité ; la rigidité n'est pas la rigueur ; l'enfermement n'est pas la fermeté. Car tous n'auront pas la chance, comme j'ai pu l'avoir, de trouver un adulte à qui parler vraiment. J'ai côtoyé trop de jeunes, au cours de ma carrière d'éducateur et aujourd'hui de psychanalyste, habités par le désespoir et jetés dans les voies de la haine la plus sombre, pour savoir que l'éducation est le seul chemin pour permettre à un enfant de grandir. Et s'il ne veut pas ? Et s'il rue dans les brancards ? A nous aussi adultes de faire preuve d'imagination, sans nous réfugier dans de vielles recettes dont l'histoire nous enseigne qu'elles conduisent toujours au pire. »

Psychasoc : 11, Grand-Rue Jean-Moulin - 34000 Montpellier - E-mail : rouzel@psychasoc.com.

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