« Les «SDF» connaissent un succès médiatique incontesté depuis le tournant des années 90. Cette évolution en matière de catégorisation s'inscrit dans la longue histoire des appellations dévolues aux miséreux : «gueux», «va-nu-pieds», «misérables», «clochards», «mendiants», «vagabonds», «nouveaux pauvres», «sans-papiers», etc. Ce sigle est un outil digne de notre modernité technologique tant son efficacité est remarquable. Symbolisant la quintessence de la précarité et évoquant les «exclus des exclus», il possède un haut pouvoir de suggestion. Il suffit à créer des images fortes accompagnées de sensations compassionnelles tout aussi irrésistibles, mais ne décrit ni n'explique la réalité. L'existence des SDF est en effet discutable d'un point de vue sociologique, tant ce groupe est d'une grande diversité. Comme l'a montré l'INSEE en 2006, parmi les 86 000 sans-domicile répertoriés (2) - dont 16 000 enfants -, 45 % des personnes sont seules et sans activité professionnelle, 22 % sont des jeunes diplômés, 18 % sont des femmes qui ont rompu récemment avec leur conjoint, dont les trois quarts sont accompagnées de jeunes enfants, 13 % de personnes sans domicile sont «relativement jeunes» et «vivent en couple», 2 % sont âgées de plus de 50 ans. Au total, près de 80 % sont des hommes, et 30 % disposent d'un travail (contrat à durée déterminée ou indéterminée, intérim ou temps partiel) (3).
Utiliser le terme de «SDF» revient à regrouper des individus en fonction de ce qu'ils ne partagent pas. En privilégiant cette approche globalisante, nous définissons une population en fonction de la norme qu'elle transgresse (l'absence de toit). En l'occurrence, la puissance du signifié (le sens de son utilisation) est inversement proportionnelle à celle du signifiant (la description de l'objet concerné). Autrement dit, l'utilisation du terme informe davantage sur la réalité des «ADF «(«avec domicile fixe») que sur celle des personnes sans abri.
Si les individus qui composent le groupe des SDF existent, leurs réalités ne justifient pas leur regroupement dans une même entité catégorielle. Mais cette erreur n'est qu'apparente puisqu'elle cache une réelle réussite fonctionnaliste en matière de gestion des déviances contemporaines : si l'absence de cohérence sociologique du groupe ainsi créé contrecarre les politiques sociales qui lui sont dévolues, cette inefficacité en matière d'assistance sociale garantit a contrario une efficacité en matière de régulation sociale.
Le concept de «SDF» traduit une nouvelle forme de régulation cachée des pauvres. Il est indispensable de s'attaquer à cette catégorisation qui empêche de combattre ce fléau. Les SDF d'aujourd'hui sont autant régulés que les vagabonds et les mendiants d'hier. Cette opération, en revanche, est taboue alors qu'elle était au moins assumée avant la suppression des délits de vagabondage et de mendicité en 1992. Le traitement contemporain de la «question SDF» instaure donc une nouvelle forme de régulation hautement cynique, indigne de notre société démocratique. Cette régulation, désormais, ne prend plus la forme d'une répression pénale mais d'une punition sociétale. Si la première consiste à combattre légalement un danger pour la société, en l'encadrant par des lois et des procédures judicaires, la seconde inflige une souffrance illégitime dont la nature et l'intensité échappent au débat public. Le sans-abrisme est aujourd'hui légal, mais se trouve pourtant illégalement combattu par un corps social tout-puissant, en dehors de tout processus de contrôle démocratique. Ainsi découragé, sans pour autant être interrompu, le sans-abrisme demeure un mode de socialisation qui doit rester repoussant : son existence n'est donc plus combattue, mais entretenue, sans que nous en assumions la volonté ni la responsabilité. A titre d'exemple, si les SDF meurent de froid en hiver, il est plus facile de les considérer comme irresponsables plutôt que d'accepter qu'ils rejettent consciemment une offre assistancielle éloignée de leurs besoins. Nous préférons alors collectivement dénier leur responsabilité individuelle que d'accepter la nôtre, notamment celle de continuer à les rejeter. Cette nouvelle régulation est aujourd'hui confiée au travail social, dans le cadre d'une mission punitivo-assistancielle. Cette hérésie éthique contribue à contrarier au plus haut point les fondements de notre démocratie. Il est grand temps de sortir de ce mauvais pas en abandonnant la «question SDF» ».
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(1) En dernier lieu : Le péril SDF. Assister et punir - Ed. L'Harmattan, 2008 - Voir ASH n° 2570 du 29-08-08, p. 51.
(2) Il est d'ailleurs plus souvent évoqué le chiffre de 200 000 à 300 000 personnes sans domicile fixe.