Catherine Rigoreau, 43 ans, élève seule ses deux enfants de 18 et 19 ans. En raison de plusieurs épisodes dépressifs, liés à des problèmes de santé et des difficultés familiales, sa vie professionnelle a été marquée par de nombreuses ruptures. « Je n'ai toujours fait que des petits contrats, confie-t-elle. La fois où j'ai été embauchée en contrat à durée indéterminée, dans la restauration, je n'ai pas tenu le coup. » Après des démarches infructueuses pour trouver du travail, elle prend contact avec l'équipe de « Fil rouge » en 2006. « Je pensais qu'on allait attaquer directement par la recherche d'emploi. Mais nous avons commencé par travailler sur d'autres choses comme la confiance et l'image de soi, mes soucis personnels, etc. » Aujourd'hui, cette mère de famille reprend « tout doucement » le chemin de l'emploi, avec le projet de travailler dans une entreprise d'insertion ou dans la fonction publique. « Fil rouge offre un accompagnement sur mesure que d'autres structures ne peuvent pas faire, faute de personnel ou de temps. »
Cette Rennaise fait partie des 300 personnes suivies par Fil rouge en Ille-et-Vilaine entre 2005 et 2007. Ce dispositif propose un accompagnement cousu main aux personnes présentant des troubles psychiques. Sa particularité ? Rassembler des professionnels du sanitaire, du social, de l'insertion professionnelle et de l'entreprise. Tout est parti d'un réseau informel, réuni autour de l'Associa-tion pour l'action sociale et éducative en Ille-et-Vilaine (APASE), installée à Rennes. « Nous avions constaté une augmentation du nombre de personnes souffrant de troubles psychiques, explique André Biche, chargé d'insertion professionnelle à l'APASE et coordinateur de Fil rouge (1). Or les réponses apportées pour favoriser leur entrée ou leur maintien dans l'emploi se révélaient insatisfaisantes. Nous avons donc monté un groupe de travail avec plusieurs partenaires. »
Les moyens mis à disposition par le programme européen Equal ont permis de passer de la réflexion commune à l'action concertée (2). Une équipe d'accompagnement, provenant de neuf institutions différentes (3), a été installée en 2005 dans les locaux de l'APASE. Elle réunit des professionnels aussi divers qu'un psychiatre, des travailleurs sociaux, des chargés d'insertion professionnelle et des représentants du monde de l'entreprise. Chacun d'eux continue à travailler pour son institution d'origine, tout en étant déchargé plusieurs heures ou plusieurs jours par semaine pour constituer l'équipe de Fil rouge (4). Ce croisement de compétences permet une prise en charge plus globale de chaque personne. « Le trouble psychique est d'une nature singulière qui suppose un ajustement permanent, explique Daniel Goupil, directeur général de l'APASE et président du comité de pilotage de Fil rouge (5). On ne peut pas se contenter de démarches planifiées et standardisées pour les personnes qui en souffrent. Leur inclusion sociale est incompatible avec le cloisonnement. »
L'accompagnement proposé par Fil rouge s'organise en plusieurs étapes. Les personnes sont d'abord accueillies lors d'une séance d'information individuelle ou collective. Aucun préalable administratif n'est requis. La personne doit cependant être majeure et rencontrer des difficultés d'insertion professionnelle en raison d'un ou de plusieurs critères liés à des troubles psychiques (fragilité et souffrance, difficultés relationnelles, poids des traitements, variabilité de l'humeur ou de l'activité, stigmatisation...) (6). Vient ensuite l'analyse de la demande du bénéficiaire. Un entretien d'une demi-journée, réalisé par deux opérateurs de Fil Rouge, permet de passer en revue les besoins de la personne dans toutes ses dimensions : santé, vie quotidienne et sociale, loisirs, emploi... Cette phase requiert une grande capacité d'écoute. « On part vraiment des désirs et des possibilités de la personne, témoigne Nathalie Baumard, assistante sociale à l'hôpital Guillaume-Régnier de Rennes et accompagnatrice de Fil rouge. Il faut être à l'écoute des besoins, respecter les rythmes de la personne, les moments où elle va bien et les autres où c'est compliqué. » Quitte à devoir patienter plusieurs semaines ou plusieurs mois avant que la personne ne soit prête à entreprendre une démarche d'insertion professionnelle (7). « Nous ne leur mettons pas la pression, poursuit l'assistante sociale. Par exemple, une femme que j'accompagne vient de changer de traitement. Nous allons lui laisser le temps de s'y adapter pour ne pas ajouter du stress au stress. » Cet entretien vise aussi à déceler les motivations et les compétences mobilisables de la personne. « Nous apprenons à parler à l'envers, résume André Biche. Santé mentale plutôt que maladie, potentiel plutôt que frein. Nous regardons les choses du côté de l'inclusion plutôt que de l'exclusion. »
Ce bilan individualisé est complété par un avis du médecin psychiatre de Fil rouge, qui s'appuie sur d'autres professionnels de santé : médecin généraliste ou spécialiste, médecin de la santé au travail. « Notre rôle est d'apporter un éclairage technique, explique le psychiatre Yvon Lemarié, chef de service au centre hospitalier Guillaume-Régnier. Nous évaluons la stabilité des troubles et nous essayons d'évaluer les symptômes résiduels. » Objectif : vérifier la compatibilité entre l'état de santé du bénéficiaire et son accompagnement vers l'emploi. Une fois ces deux bilans réalisés, l'équipe pluri-professionnelle se réunit en commission d'orientation pour élaborer des propositions. Celles-ci sont restituées et discutées avec la personne lors d'un entretien. « Nous attachons de l'importance à la co-évaluation, la co-construction du projet, précise Nathalie Baumard. D'ailleurs, tout au long de son parcours, la personne a accès à l'intégralité de son dossier. »
D'après un bilan établi en décembre 2007, sur 447 personnes ayant pris contact avec Fil rouge, 267 sont allées jusqu'au bout de l'analyse de la demande. Parmi ces dernières, 40 % se sont finalement tournées vers un autre projet que l'emploi. « Une forme d'échec peut être une forme de réussite, précise aussitôt Nathalie Baumard. Si la demande première est d'accéder à l'emploi, nous pouvons être amenés à proposer autre chose : entrer dans une démarche de soins, développer une vie sociale... Nous accompagnons alors la personne vers les relais compétents. L'idée, c'est de lui permettre d'exister autrement que par le travail. »
Sur les 60 % de personnes se dirigeant vers l'emploi, un tiers s'y installent rapidement, un autre tiers a besoin de davantage de temps et un dernier tiers se réoriente vers un autre projet. Parmi celles qui entrent dans l'emploi, 32 % sont embauchées en contrat à durée indéterminée, 28 % se tournent vers l'intérim ou des contrats ponctuels et 40 % sont employées en contrat à durée déterminée. « Il n'y a pas de hiérarchie entre les formes d'emploi, précise André Biche. Pour certains, l'embauche en CDI peut être une mauvaise solution. Pour d'autres, seul un emploi à temps partiel est envisageable. Dans tous les cas, nous nous adaptons aux besoins de la personne. »
Le suivi ne s'arrête pas aux portes de l'entreprise. Le bénéficiaire est épaulé tout au long de son parcours par un accompagnateur, désigné au sein de l'équipe de Fil rouge. Il s'agit de s'assurer que le salarié peut accomplir les tâches demandées, s'intégrer dans l'entreprise et en assumer les contraintes. Ce suivi peut aller de la simple veille (être présent en cas de besoin) à la médiation dans l'entreprise (rencontre avec l'employeur, le médecin du travail, les collègues...). Le dispositif se veut sécurisant pour le salarié, mais aussi pour son employeur et son entourage.
Après deux ans d'expérimentation, le bilan qualitatif fait apparaître l'importance de l'accompagnement dans la durée. « Ce suivi du public est la clé qui fait toute la différence », affirme André Biche. Autre atout du dispositif, la possibilité d'adapter les réponses au plus près des besoins des usagers. « Plus on est de partenaires, plus la palette s'élargit », poursuit le coordinateur. Ce que confirme Nathalie Baumard : « Auprès des accompagnateurs de Fil rouge, la personne peut évoquer d'autres aspects que l'emploi. Nous la considérons dans toutes ses dimensions. » Enfin, cette expérimentation a permis de réunir des mondes autrefois étanches. « Devant la complexité et la singularité de chaque cas, on est condamné à l'intelligence collective, ajoute André Biche. Il ne s'agit pas de la simple addition de nos compétences mais bien d'une nouvelle culture collective. Celle-ci décuple si elle s'appuie sur la compétence de l'usager et du savoir qu'il a sur lui-même. »
Le programme européen Equal ayant pris fin en 2007, le dispositif « Fil rouge » s'est pérennisé sous une autre forme juridique : un groupement de coopération sociale et médico-sociale. Les neuf partenaires sont restés les mêmes. Mais le mode de financement a changé, constituant une difficulté nouvelle (8). « On fonctionne avec des dotations annuelles et précaires alors que cette population a besoin de stabilité », déplore André Biche. Sans compter que ces financements sont désormais liés au statut de la personne (demandeur d'emploi, travailleur handicapé...) et peuvent être inadaptés lorsque celle-ci « n'entre dans aucune case ».
Par ailleurs, si la coordination des com-pétences s'avère centrale, elle demeure encore « iconoclaste », fait observer Daniel Goupil. Effectivement, entre le sanitaire, le social et les entreprises marchandes, les relations sont parfois délicates. « L'image de la psychiatrie enfermée dans sa tour d'ivoire existe encore, reconnaît Loïc Le Moigne, médecin psychiatre à Lorient. Mais Fil rouge contribue à améliorer les pratiques. » A l'inverse, du côté des entreprises, la notion de handicap psychique reste délicate à appréhender. Signe que la sensibilisation du monde du travail à cette problématique est loin d'être achevé. « On ne parle pas la même langue dans l'entreprise que dans le champ sanitaire et social, relève Rémi Toulhoat, chargé d'insertion à l'association Ann Treiz, à Quimper. L'entre-prise répond d'abord à une logique de production. Il n'est donc pas facile de négocier des temps de pause ou des arrêts maladie pour les personnes présentant des troubles psychiques. »
Côté perspectives, l'équipe de Fil rouge espère pouvoir diffuser son expérience au-delà des frontières d'Illeet-Vilaine. Elle est déjà sollicitée pour intervenir dans de nombreux colloques et centres de formation. Une dynamique régionale, réunissant des partenaires issus d'autres départements bretons, pourrait bientôt voir le jour.
(1) Dispositif Fil rouge - APASE : 49, rue Alphonse-Guérin - 35044 Rennes cedex - Tél. 02 99 87 65 55.
(2) Les fonds européens Equal, destinés à combattre les discriminations dans l'emploi, ont financé Fil rouge à hauteur de 750 000 € entre 2005 et 2007. Les co-financeurs de l'expérimentation - Agefiph, conseil général, Etat, agence régionale de l'hospitalisation - ont fourni une somme équivalente durant ces trois années.
(3) Le centre hospitalier Guillaume-Régnier de Rennes spécialisé en psychiatrie, le service de santé au travail (AIMT 35), l'Association tutélaire des inadaptés d'Ille-et-Vilaine (ATI), l'ESAT Les Maffrais services, l'APASE, l'Association pour l'insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées (ADAPT), la mission locale du bassin d'emploi de Rennes, l'Association départementale pour l'insertion des personnes handicapées (ADIPH 35) ainsi qu'un syndicat d'employeurs, l'Union des entreprises 35.
(4) Ces décharges vont de 10 % à 100 % du temps de travail dans la structure d'origine. Parmi les neuf opérateurs, sept professionnels réalisent des accompagnements et deux personnes du monde de l'entreprise apportent leur expertise.
(5) Lors du colloque « Emploi et trouble psychique : des politiques aux actions, quelle mise en cohérence » organisé le 20 octobre dernier à Rennes par Fil rouge et ses partenaires. Ce séminaire fait suite à quatre forums départementaux organisés pendant l'année 2008 en Bretagne.
(6) Un « indicateur de difficultés spécifiques » créé par Fil rouge décline ces différents critères et permet d'affiner l'analyse.
(7) L'accompagnement dure six mois renouvelables.
(8) Le groupement fonctionne avec un budget annuel inférieur à 400 000 € . Il est financé par l'Agefiph, le conseil général, l'Etat, l'ARH et le FSE. Il a également bénéficié du soutien de la Fondation de France.