Déjà solidement implantée dans les pays anglo-saxons, au Québec ou dans le nord de l'Europe, la notion de « case manager », autrement dit d'« accompagnateur de situations complexes », circule depuis quelques années dans les milieux français de la gérontologie, notamment pour les personnes lourdement dépendantes maintenues au domicile. « L'un des enjeux de cette fonction est de cons-truire une cohérence autour des situations nécessitant des interventions multiples : soins, tâches domestiques, aménagement du logement, substitution pour les actes de la vie quotidienne, etc. », expli-que Nathalie Blanchard, sociologue au centre de recherche et de formation Géronto-clef, à Montpel-lier (1). En effet, une fois le plan d'aide personnalisée mis en place au titre de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA), aucun des nombreux professionnels qui interviennent au domicile du bénéficiaire n'est responsable de la globalité de l'accompagnement. D'où la question posée par Nathalie Blanchard : « En cas d'aggravation de la santé de la personne aidée ou en cas de plainte de l'aidant naturel qui éprouve ses limites, qui a qualité pour déclencher une évaluation multidimensionnelle de la situation ? »
Evoquée en 2004, lors d'un premier bilan sur la mise en place des centres locaux d'information et de coordination (CLIC), sous le terme de « référent » (2), puis relayée par le plan Alzheimer sous celui de « coordinateur », la désignation d'un professionnel occupant une position centrale dans le suivi sanitaire et social d'une personne reste pourtant, dans l'Hexagone, au stade de la perspective. « C'est pourquoi nous avons proposé de tester cette démarche dans le cadre d'un appel à pro-jets d'aide aux aidants lancé par la CNSA (3). Il nous semblait que la mise en place d'un professionnel référent auprès des aidants pouvait permettre d'évaluer plus précisément leurs besoins et de les orienter vers des actions de soutien spécifiques, voire, le cas échéant, d'adapter le plan d'aide à domicile dont bénéficie le parent ou le conjoint dépendant. »
Démarrée en 2007, la première phase de l'expérimentation a permis de sélectionner, dans quatre bassins gérontologiques des départements de l'Aude et de l'Hérault, des couples aidants-aidés, au sein desquels la personne âgée fortement dépendante (d'une incapacité évaluée entre 1 et 3 d'après la grille AGGIR) a besoin d'un accompagnement important. Interrogés sur la charge qu'ils ressentaient et sur leur santé, 72 % des aidants ont cité l'isolement, 85 % des sentiments dépressifs, 80 % des troubles du sommeil et 76 % de la fatigue. L'action se poursuit par la formalisation de démarches d'accompagnement de couples aidants-aidés avec une quarantaine de professionnels de la caisse régionale d'assurance maladie, de la Mutualité sociale agricole, de services d'aide et de soins infirmiers à domicile et d'un service hospitalier, avec l'appui des CLIC concernés. Chacun des intervenants visite ou contacte par téléphone, à raison d'une fois par semaine, plusieurs binômes aidants-aidés.
Coordinatrice d'un service de soins infirmier à domicile, à Brignac (Hérault), Véronique Neil s'est impliquée dans l'expérimentation afin d'explorer l'envers de sa fonction « et voir, de façon concrète, ce qu'il était possible de mettre en place auprès des aidants ». Elle est la référente de deux aidantes vivant jour et nuit avec leur parent ou conjoint dépendant. « La différence fondamentale avec notre pratique habituelle, c'est que, par nos contacts répétés, nous allons au-devant de la demande des personnes sans attendre que les problèmes se posent, explique-t-elle. Nous pouvons ainsi bien les écouter et, pour chaque difficulté rencontrée, nous proposons un panel de dispositifs en étudiant avec les intéressés lequel serait le plus performant. »
Preuve de la lourdeur des situations auxquelles sont confrontés les référents, l'une des deux aidantes présente une pathologie psychiatrique chronique. Dans les moments où cette femme de 70 ans n'est plus en capacité d'intervenir auprès de sa mère, Véronique Neil gère alors la crise en travaillant avec le conjoint ou la famille. Jusqu'à être amenée, parfois, à requérir d'urgence un renfort d'aide à domicile pour éviter toute rupture d'accompagnement.
Au fil des semaines, les référents sont ainsi plongés au coeur d'une demande d'intervention insuffisamment prise en compte d'ordinaire. Comme le sentiment d'isolement social et de privation de liberté que les aidants parviennent progressivement à confier. « Souvent, ces personnes sont démunies dans leurs démarches vis-à-vis des services à domicile ou des structures de répit. Il faut donc faire à leur place, raconte Véronique Neil. C'est un niveau de détail et d'attention auquel on n'a matériellement pas de temps à consacrer d'habitude. »
Le métier de base des professionnels-référents compte pour beaucoup dans la nature des réponses qu'ils apportent. Autant un cadre d'un SSIAD (service de soins infirmiers à domicile) sera enclin à renégocier les plans d'aides pour soulager le fardeau de l'aidant, autant un kinésithérapeute privilégiera la recherche de structures de répit. « Dans l'Aude, où les référents viennent majoritairement du secteur du domicile, tous les plans d'aide ont été retravaillés à la suite de leur intervention, ce qui ne se vérifie pas ailleurs. Ces expériences différentes représentent une richesse », explique Anne-Marie Combe, responsable de coordination au CLIC Moyenne et Haute-Vallée de l'Aude, à Limoux, et animatrice du réseau des référents. Pour faciliter les échanges de pratiques, des réunions sont organisées dans chaque bassin gérontologique, « ce qui permet de revenir sur les situations rencontrées et de faire jouer les spécificités que les différents professionnels ont apporté dans leurs réponses ». Parallèlement, un programme de formation est engagé en liaison avec l'Institut régional du travail social de Montpellier afin d'amener les référents à dépasser leur domaine d'origine et à avoir une approche globale de la situation de l'aidant à partir d'une évaluation multidimensionnelle tenant compte aussi bien de la santé, du logement que de l'isolement social.
Dans un bilan effectué après quelques mois d'expérimentation, le CLIC Moyenne et Haute-Vallée de l'Aude constate ainsi qu'une des avancées les plus importantes concerne la « médiation » auprès des partenaires locaux. Le référent fait « remonter les demandes des aidants vers les différents intervenants à domicile. Il coordonne et intègre les différents services en un programme cohérent ». Selon Anne-Marie Combes, l'expertise acquise en si peu de temps sur les besoins des aidants permet déjà de tirer des constats. « On note par exemple un besoin de connaissance des structures gérontologiques, que ce soit les accueils de jour, les accueils temporaires ou les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes. Les gens en ont peur et l'un des rôles futurs des référents sera de les accompagner vers cette découverte. » De même, les professionnels ont relayé le besoin des aidants d'être écoutés dans leur souffrance et de parvenir à accepter la dépendance de l'autre. « Ce qui signifie qu'il faut plus de psychologues intervenant au domicile et probablement plus d'ergothérapeutes pour aménager le logement et former les aidants à manipuler une personne sans se faire mal. » Autant de demandes concrètes qui vont nourrir les actions d'information collectives mises en place par le CLIC. « En bref, ajoute Anne-Marie Combes, on commence à regarder l'aidant autrement. »
Les financements accordés par la CNSA pour l'appel à projets s'arrêtant à la fin de cette année, la question de la pérennisation de ces pratiques en train de s'inventer se pose (4). Pour pouvoir tester le rôle du référent, les professionnels ont dû être libérés d'une partie de leur activité par leur institution d'origine. « Les structures ne vont pas pouvoir suivre indéfiniment. Même si cet accompagnement fait partie en principe de notre travail, nous allons revenir à un fonctionnement qui ne permettra pas de contacter les aidants toutes les semaines sans besoin manifeste », déplore Véronique Neil. En outre, sur les quatre bassins gérontologiques concernés, des professionnels libéraux ont été impliqués dans les réunions de coordination organisées par les CLIC. D'où l'avertissement que lance un autre référent, Guillaume Leenhardt, directeur de l'entreprise d'aide à domicile « A vos côtés », à Montpellier : « Gardons-nous de théoriser ce fonctionnement sans qu'il y ait de financements derrière ! Car il ne faut pas se leurrer, ce genre d'accompagnement ne pourra pas se généraliser dans l'état actuel des choses ! Ne serait-ce qu'au niveau des libéraux : on voit mal comment ils accepteraient d'intervenir indéfiniment dans des réunions de suivi à titre bénévole ! » Pour Alain Colvez, directeur de Géronto-Clef, et auteur du rapport d'évaluation sur les CLIC qui préconisait la mise en place de professionnels référents, l'un des objectifs de cette expérimentation est justement de « poser le problème » du financement des professionnels autour des personnes souffrant de lourdes incapacités chroniques. « Ce qui est en jeu, c'est la personnalisation des accompagnements. La population que suivent les référents nécessite d'avoir des prestations et des accompagnements de ce type. Ce que nous montrons, c'est qu'il y a des situations spécifiques pour lesquelles les instruments financiers de rémunération des professionnels, en particulier des libéraux, ne coïncident plus. Et il faudra bien s'y atteler. »
En attendant, les 40 professionnels audois et héraultais continuent d'affiner les contours d'une fonction inévitablement amenée à se développer. Déjà, aucun des acteurs du dispositif ne se reconnaît sous l'étiquette du « case manager » ou du « gestionnaire de cas ». « Trop éloigné de la réalité des situations », juge Anne-Marie Combes. Parmi les noms en usage, celui de « référent-coordonnateur » semble avoir la préférence. Symptôme à l'évidence du manque de cohérence des interventions dans la prise en charge des personnes âgées dépendantes.
Un bilan, effectué en août 2008, de l'appel à projets d'aide aux aidants lancé par la caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) atteste de la large palette des solutions en cours de développement. Si les projets sélectionnés continuent d'être largement orientés sur les aidants de personnes âgées, la CNSA note que les stratégies d'action sont maintenant très diversifiées et peuvent concerner d'autres publics, comme les autistes, les traumatisés crâniens et les personnes atteintes de troubles psychiques. Les stratégies d'intervention ont elles-mêmes changé. Les groupes de parole et de formation classiques s'enrichissent d'entretiens individuels avec des psychologues. De « nouvelles tendances » se dessinent dans la prise en compte de la diversité des couples aidants-aidés à travers d'autres « modalités d'écoute », telles que les antennes d'écoute anonyme, les cafés des aidants, etc. Certaines actions privilégient aussi une approche systémique, en associant, autour du couple aidant-aidé, les établissements et services, les professionnels et les bénévoles. Globalement, « l'importance du rôle de l'aidant » et « la nécessité d'un accompagnement de proximité adapté, souple et diversifié » sont désormais reconnues, estime la CNSA. Elle indique qu'elle conduira une évaluation des actions retenues dans l'objectif de « mieux orienter son action ».
(1) Géronto-Clef : 39, avenue Charles-Flahault - 34091 Montpellier cedex 5 - Tél. 04 99 23 23 70.
(2) Propositions de critères d'évaluation, d'outils méthodologiques et de pilotage des CLIC - Rapport Inserm, 2004, réalisé sous la direction d'Alain Colvez. Dans ce rapport, « le professionnel référent est choisi parmi les intervenants auprès de la personne âgée pour assurer un suivi personnalisé et s'assurer de l'effectivité du plan d'aide ».
(3) Financé par la CNSA et la DIISES, il vise à offrir aux aidants de personnes âgées dépendantes ou de personnes handicapées un accompagnement et une formation - Voir ASH n° 2485-2586 du 22-12-06, p. 17.
(4) Hors expérimentation, la CNSA indique toutefois disposer d'autres possibilités de cofinancement, notamment par la section IV de son budget consacré aux « études, recherches ou actions innovantes » ou dans le cadre du plan Alzheimer pour la formation des aidants et la création de places supplémentaires de structures de répit.