Directeur général adjoint de l'Aidaphi (Association interdépartementale pour le développement des actions en faveur des personnes handicapées et inadaptées)
« Impossible de se soustraire à la question de l'évaluation ; même les stratégies d'évitement les plus téméraires semblent vaines. L'évaluation interne est désormais à intégrer dans nos pratiques, telle est la volonté du législateur.
«Nous n'avons pas attendu la loi 2002-2 pour intégrer l'évaluation dans nos pratiques !», protestent les professionnels. Oui. Trois fois oui. Synthèses, réunions cliniques et autres temps d'analyse de la pratique émaillent depuis longtemps l'organisation institutionnelle de nos services et établissements. L'action, qu'elle soit éducative, thérapeutique ou pédagogique, ne saurait être conduite sans être pensée, c'est-à-dire sans qu'elle soit, sans cesse, évaluée. Ses effets supposés sont appréhendés, au mieux, faute de pouvoir être mesurés par des instruments dont les résultats seraient indiscutables. D'ailleurs, n'est-il pas préférable que les avis et analyses soient discutables ? Cela montre, comme le disait Pierre Bourdieu, que la chose mérite justement d'être discutée. L'élaboration pluridisciplinaire est là pour ça. Elle assure la garantie de cette évaluation de la singularité, de cette mesure de l'incertitude propre à l'humain, une mesure qu'aucun professionnel ne souhaite voir saisie par quelques outils pseudo-scientifiques qui viendraient, dans une suite logique et implacable, définir et (ré)orienter les pratiques à venir. Mais, en l'occurrence, l'évaluation interne n'a pas vocation à se substituer à l'évaluation clinique, pour prendre une formulation générique, pas plus qu'elle ne doit interférer avec elle. Elle se situe ailleurs, dans un autre paradigme.
Ce n'est pas parce que la démarche s'impose à nous, avec un caractère obligatoire, qu'une posture de vigilance critique n'a pas à être maintenue. Par exemple, nous pourrions craindre que certains référentiels «clés en main», comme il en existe sur le marché, appareillés de modes opératoires plus proches des démarches qualité, promeuvent des logiques normatives, avec une lecture extrêmement réductrice du travail social et médico-social, et donc une capacité limitée à rendre compte.
Dans la même idée, la proximité entre la culture du résultat et l'évaluation risque de faire oublier la nature et les objectifs mêmes de nos missions. Celles-ci ne se mesurent pas à l'aune d'une instrumentalisation comptable, si souvent privilégiée tant sa mise en oeuvre est commode, immédiate, et place au second plan, quand elle ne l'oublie pas, la question du sens et du contexte. Parce que le travail social est d'abord un travail sur le social, ses résultats impliquent un ensemble de données situées bien au-delà de son périmètre d'intervention et agissant en dehors de ses seules prérogatives. La mesure ne peut, et ne doit, qu'être complexe car «l'importance et le caractère significatif d'un fait ne s'apprécient pas à sa seule valeur numérique. Et, surtout, les indicateurs chiffrés n'ont aucun sens immédiat et doivent être intégrés dans une problématique explicative» (1). Il y a intérêt à rester attentif à ce que, au fond, la frénésie évaluative risque d'effectivement mesurer. Et le risque n'est pas loin.
Quand les recommandations de l'Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM) invitent à «être attentifs à l'intégration de nouvelles connaissances et outils adaptés», indiquant que «les références théoriques et pratiques cognitivo-comportementales et cognitivo-développementales privilégient des projets d'action adaptés à chaque adolescent» (2), il y a, de notre point de vue, un réel glissement. Même la précision indiquant que «les différentes références théoriques ne sont pas exclusives les unes des autres» est préoccupante. En effet, la simple coexistence de théories aussi dissonantes compromet et altère l'efficacité supposée de l'action, même s'il est aussi précisé par l'ANESM que l'intégration de nouvelles connaissances doit se faire «tout en veillant expressément à la cohérence d'ensemble». Le problème tient au fait que les experts de l'évaluation (à l'origine pour un contrôle des politiques publiques, ce qui est bien la moindre des choses...) en viennent à se mêler de la clinique. Cela devrait suffire à convaincre les plus récalcitrants de s'engager dans l'évaluation interne et d'y prendre part. Les plus sceptiques, pour reprendre la typologie proposée récemment par Moshen Mottaghi dans les ASH (3), vont devoir, semble-t-il, adopter une autre stratégie.
Il n'est pas question de se soumettre à l'évaluation, il faut en être acteur, se l'approprier, authentiquement, puisque pour l'heure, avant l'évaluation externe, l'occasion nous est donnée de faire nous-mêmes cette évaluation. Il faut donc se consacrer à cette première évaluation interne dans le respect de nos missions, en reconnaissant humblement qu'elles sont perfectibles et que cette démarche pourra peutêtre ouvrir des perspectives d'amélioration. Aussi, il est nécessaire de développer des compétences nouvelles dans ce champ, d'acquérir un certain niveau d'expertise, seule façon de faire entendre quelques contrepoints face à un discours dominant.
Cela dit, la seule (bonne) volonté ne suffit pas. Existe en effet le risque de contribuer à ce que Jean-Bernard Dumortier nomme «l'effet marmiton, où chacun concocte son propre référentiel (ou emprunte celui du voisin) à la lumière de sa propre expérience, de ses valeurs et de ses propres contraintes» (4). Pourquoi pas ?, mais en s'assurant quelques garanties. Une démarche d'évaluation rigoureuse requiert, comme toute recherche en sciences humaines, de réels acquis conceptuels et savoir-faire méthodologiques. Certes, des travaux de plus en plus nombreux montrent comment la pratique professionnelle peut constituer un «objet» de recherche. Pour autant, des apprentissages sont nécessaires, ne serait-ce que sur le plan de la maîtrise des outils utiles à l'objectivation desdites pratiques. La démarche d'évaluation interne sollicite tout particulièrement ces outils-là, avec une logique de distanciation inhabituelle. Mais une fois encore, attention aux risques de confusion. Il ne s'agit pas de la distanciation des enjeux relationnels liés à l'exercice du métier. Ce travail-là est à l'oeuvre dans nos institutions, les formations professionnelles l'ont initié et l'expérience ne cesse de le renforcer. Il s'agit d'une distanciation à la faveur d'un regard autre, sur la mission, les bénéficiaires de l'action, les partenaires, les mandants et bien sûr, les professionnels, mais d'une autre place, à un niveau «méta». Cela induit un regard de l'institution sur elle-même, qui ne va vraiment pas de soi, notamment lorsqu'il s'agit de le «re-transmettre».
Et c'est bien là un des enjeux majeurs de l'évaluation, celle-ci se situant dans un espace qui a trait à la lisibilité des pratiques. A la lisibilité et non à la transparence, comme cela est parfois évoqué, voire demandé. Il restera donc toujours, et c'est heureux, une part d'indicible de ces pratiques (5) et c'est justement ce qui peut attester qu'il s'agit, pour le coup, de bonnes pratiques, car respectueuses de l'intime. Mais cet indicible-là ne saurait justifier de ne pas avoir à les dire, à les expliciter et à les expliquer.
Les outils au service d'un travail de relation sur autrui impliquent quelques fondamentaux, par exemple le partage et l'échange avec un autre dans un cadre idoine. Nous en sommes coutumiers. De la même manière, les outils de l'évaluation interne impliquent eux aussi quelques fondamentaux avec lesquels il est désormais nécessaire de se familiariser.
Pour ce faire, le recours à un cabinet extérieur constitue une réelle nécessité dans le contexte d'une première mise en oeuvre de l'évaluation interne, sachant que celle-ci s'entend comme une disposition pérenne à intégrer désormais dans le continuum des missions. L'intervention d'un tiers, consultant compétent et indépendant, représente un élément décisif pour la rigueur et la qualité de cette démarche, dont la vocation formative doit être privilégiée. Il est donc tout à fait regrettable que, parmi les recommandations de l'ANESM, le financement de cette démarche ne soit pas inscrit au chapitre des bonnes pratiques de nos autorités de contrôle... »
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Consultant formateur au sein du département « formation et conseil » de la Fegapei (Fédération nationale des associations de parents et amis employeurs et gestionnaires d'établissements et services pour personnes handicapées mentales), ancien directeur d'établissement
« Les temps actuels sont riches de termes ou de concepts que doivent s'approprier les acteurs des associations gestionnaires et ceux des établissements ou des services sociaux et médico-sociaux (ESMS). Explorons ici la signification de trois vocables qui sont, en cette période, récurrents voire omniprésents : «évaluation», «qualité» et «bientraitance».
Le premier, «évaluation», empreint depuis longtemps la conduite des politiques publiques et il s'est invité par la loi dans toutes nos structures depuis 2002. Le deuxième, «qualité», est issu de l'économie marchande. Il est souvent accompagné de termes corollaires proclamant l'excellence, et donc parfois regardé avec scepticisme. Le troisième, «bientraitance», a émergé récemment et pris place avec force au sein de notre secteur dans une recommandation de l'ANESM aux contours ciselés et au volume copieux. Ce triptyque doit maintenant faire partie de notre culture professionnelle. Il nous appartient de maîtriser ces outils sémantiques pour poser, donner ou réaffirmer le sens du travail quotidien au sein des ESMS.
Dans le secteur social et médico-social, nous travaillons avec de l'humain, dont la nature biologique et psychique est par essence complexe. Nous oeuvrons au sein de collectifs de travail dont le fonctionnement et la structuration sont, cela va sans dire, eux aussi complexes. Pour ancrer dans un ESMS de façon tangible et pérenne la rénovation des pratiques professionnelles que propose le triptyque déjà cité, il faut partager dans chaque structure un socle commun de termes polysémiques. Ils sont nombreux. En décloisonnant les possibilités d'appropriation des concepts, l'enjeu est pour les différents acteurs - membres des équipes pluridisciplinaires, personnels administratifs ou techniques, intervenants ponctuels, cadres techniques ou de direction, administrateurs - de gagner un surcroît de cohérence dans l'action.
Les trois parties du triptyque participent donc de la rénovation, voire de la réforme, en cours dans nos institutions. Mais que désigne-t-on par le terme «institution» ? Voici donc une première illustration du nécessaire partage de la signification d'un mot. Pour les équipes pluridisciplinaires des ESMS, l'institution est synonyme d'établissement au sens de «la grande maison». D'un point de vue juridique, l'article 5 de la loi 2002-2 désigne par institution «les personnes morales de droit public ou privé gestionnaires d'une manière permanente des établissements et services sociaux et médico-sociaux mentionnés à l'article L. 312-1». D'un point de vue sociologique, l'institution peut être décrite comme un ensemble de relations sociales possédant une organisation finalisée et une certaine stabilité dans le temps. Comme beaucoup d'autres, ce mot a plusieurs sens. Un autre exemple ? Le terme «association» tire son origine du contrat d'association défini par la loi du 1er juillet 1901. Il peut revêtir a minima deux significations. C'est la personne morale en tant que telle ou l'acte constitutif de son fondement, c'est-à-dire ses statuts.
Comment faire apparaître alors par un usage sémantique le lien systémique entre l'association et les établissements ou services dont elle assure la gestion ? Pour rappel, les autorisations de fonctionnement des ESMS, dont l'association est dépositaire, lui donnent sa responsabilité de gestionnaire. Ces autorisations sont octroyées par le représentant de l'autorité de tarification et de contrôle. Le président, représentant l'association, met en oeuvre des délégations qui opèrent des transferts partiels de responsabilité envers les directeurs, directeurs généraux ou directeurs des ESMS. Mobilisons le concept d'organisation pour spécifier l'ensemble complexe représenté par les différentes entités que sont, d'une part, l'association et, d'autre part, ses ESMS.
Poursuivons rapidement ce panorama terminologique. Au sein de l'organisation, le lien gestionnaire peut aussi être qualifié de «gouvernance» - au sens d'exercice du pouvoir des sociétaires de l'association à but non lucratif. Le mot «dirigeance» peut être réservé à l'action conduite par les directeurs. Les chefs de services ou d'ateliers exercent des fonctions d'encadrement. L'accueil et l'accompagnement de personnes vulnérables, mission première de la structure, sont réalisés par les membres des équipes pluridisciplinaires. En omettant à des fins didactiques les fonctions ressources, logistique, administrative et technique, l'organisation pourrait être illustrée dans son fonctionnement comme l'imbrication de quatre rouages. Ce schéma réunit administrateurs, directeurs, cadres et professionnels des équipes pluridisciplinaires dans une même lecture de l'organisation sociale et médico-sociale au sein de laquelle doit être conduite l'évaluation, doit être développée la qualité, doit être pensée et mise en oeuvre la bientraitance. Apportons maintenant un éclairage sur quelques-uns des points forts des concepts du triptyque.
«L'évaluation». Une lecture systémique du concept peut se révéler intéressante. D'aucuns définissent un système comme un ensemble d'éléments organisés en fonction d'un but. Si ce système dispose de boucles de rétroaction, de feedback, il est qualifié de «cybernétique». Cette propriété, cette capacité de générer de l'information sur lui-même, de l'intégrer dans son fonctionnement et de réajuster celui-ci en conséquence, caractérise un système cybernétique. L'évaluation interne génère de l'information sur le fonctionnement d'une structure et produit des plans d'actions qui participeront de son évolution, de son adaptation. Les équipes pluridisciplinaires sont donc créatrices d'une information qui orientera à terme le fonctionnement de l'établissement ou du service. Lorsque le feedback est dit «positif» au sens cybernétique du terme, le système évolue vers une autre logique de fonctionnement et un autre équilibre dynamique avec l'environnement. Si le feedback est dit «négatif», alors le système ne change pas. Il conserve son état antérieur. L'évaluation, tout particulièrement dans sa dimension interne, associe donc un diagnostic, la création d'information, et des plans d'actions, l'orientation du changement.
La démarche «qualité» est une méthodologie qui vise, entre autres, à identifier les différents processus en cours dans l'ESMS, élaborer un système d'information, concevoir la gestion des risques, recueillir la satisfaction des parties prenantes, travailler sur des axes de progrès. C'est aussi une philosophie de l'action. Ce concept permet aux professionnels du social et du médico-social de s'extraire d'une éventuelle posture de Sisyphe, portant chaque jour son rocher sur la même pente dans une répétition sans fin d'actes qui peuvent parfois paraître vains. Pour arrêter la chute du rocher, la démarche qualité mobilise le concept de l'amélioration continue illustré par la «Roue de Deming». Une action doit être pensée sous la forme d'une succession de quatre étapes : prévoir, réaliser, évaluer, réajuster. Leur corollaire est la traçabilité. Chaque tour de roue permet de gravir la pente. La trace laissée par les écrits conserve la mémoire du travail conduit. L'image de la «Roue de Deming» nous fait percevoir que nous évoluons dans des organisations en mouvement. Le changement est constant. Il doit être piloté. A l'échelle de la journée, les modifications sont souvent infimes. A l'échelle de l'année, le parcours est important. Chaque tour de roue ou chaque cycle d'évaluation interne fait évoluer nos pratiques. Nous pouvons envisager notre action en ayant le sentiment, voire peut-être la conviction, que nous participons d'une organisation qui pense le présent et son futur, et par conséquent qui cherche à mettre en oeuvre un changement pertinent.
«La bientraitance» : faut-il assimiler ce concept à la résultante de la démarche d'évaluation et la démarche qualité ? Cette acception est peut-être trop restreinte eu égard à l'étendue des concepts précédents. En mars 2007, le lancement de l'ANESM était constitutif du «plan de développement de la bientraitance et de renforcement de la lutte contre la maltraitance». Somme toute, la bientraitance est le socle des bonnes pratiques professionnelles. Dans une première acception, le terme «bientraitance» était simplement antagoniste de celui de «maltraitance». La recommandation de l'agence (6) va beaucoup plus loin. Le périmètre proposé a évolué. Il s'est enrichi. Cette publication offre une base de référence à partir de laquelle les différents acteurs du secteur peuvent construire une attitude réflexive sur leur quotidien. Classiquement, elle doit recouvrir une alternance entre, d'une part, une action sur le concret et, d'autre part, une distance nécessaire à l'analyse et à la réflexion. Cet aller-retour entre théorie et pratique est une des clés pour un travail conforme aux objectifs déclinés dans les différents projets inclusifs de l'organisation, que sont le projet associatif, les projets d'établissement ou de service, et les projets individualisés.
Pour tirer parti des corpus théoriques que représentent les concepts d'évaluation, de qualité et de bientraitance, nous devons sortir d'une trilogie, d'un discours sur trois tons, d'une démarche sur trois modes. Il faut préserver la congruence de ces trois notions et en expliciter, au sein des ESMS, la logique d'ensemble. Pour cette triple synthèse dynamique, nous ne pouvons utiliser le terme de dialectique. Le néologisme de «trialectique» qualifiera peut-être le sens du travail à conduire. Les analyses et les appropriations doivent porter ensemble sur les trois champs conceptuels. Cette synergie permettra la mise en oeuvre d'actions cohérentes qui seront réalisées par l'ensemble des acteurs de l'organisation, eu égard à leur mission spécifique. Il convient d'adopter une posture réunissant les trois axes du travail que nous propose la modernité.
Les équipes du secteur sont depuis de nombreuses années confrontées au changement. Sa conduite est un des enjeux majeurs pour les gestionnaires. Notre société se transforme, ses mem-bres les plus vulnérables expriment des besoins et des attentes différents. Il faut donc adapter les organisations de l'économie sociale pour qu'elles répondent à de nouvelles problématiques, qu'elles accomplissent leurs missions avec une plus grande efficience. L'évaluation, la qualité, la bientraitance participent du renouvellement et de la redynamisation de la logique de notre travail. Ce triptyque nous permet de poser à nouveau avec des outils conceptuels affûtés un regard critique et constructif sur les modalités de fonctionnement de nos structures et d'expliciter ou de redéfinir le sens de notre action. »
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Educateur spécialisé de formation, sociologue et directeur de l'organisme de formation Pluriel formation
« Comme d'autres, j'ai été agréablement surpris à la lecture des deux documents récemment publiés par l'ANESM sur la mise en oeuvre de l'évaluation interne et la notion de bientraitance (7). Les perspectives d'avenir dans le secteur social et médico-social suscitent suffisamment d'inquiétudes pour que nous ne boudions pas des avancées là où nous redoutions des enfermements.
Sans doute, l'ANESM rappelle, logiquement, les requis de l'évaluation externe, formulés dans un décret du 15 mai 2007 (8) dont la mise en oeuvre laisse perplexe. Comment, en effet, prendre le temps de comprendre en profondeur le fonctionnement d'un établissement en se conformant à un tel recensement d'éléments, qu'il importe par ailleurs de problématiser ? Difficile d'appréhender la dimension conceptuelle d'un texte dont on peine à hiérarchiser les notions méthodologiques qu'il énumère. Comment les professionnels pourront-ils réaliser conjointement l'évaluation de la cohérence, de l'efficience, de l'efficacité, de l'impact, de la pertinence... ? Parviendront-ils simplement à traduire de façon opératoire ces différentes notions ?
Mais chaque chose en son temps. Pensons d'abord à l'évaluation interne.
L'ANESM confirme judicieusement les travaux du Conseil national de l'évaluation sociale et médico-sociale (CNESMS) (9), qui avaient été bien accueillis en leur temps. Elle valide les quatre domaines à explorer. Quelles que soient les réserves qu'on aurait pu d'abord avoir sur cette structuration, ces champs se révèlent à l'expérience assez opératoires dans le cadre d'un référentiel.
Je retiens par ailleurs deux éléments de la note de l'ANESM. Tout d'abord, celle-ci recommande «de mener l'évaluation non pas tant sur ces différents domaines examinés séparément, mais sur les articulations entre ces différents domaines». J'ai d'abord regretté qu'elle ne nous en dise pas plus sur ces articulations. Mais finalement je pense que cela ouvre une perspective à explorer : à nous de rechercher la transversalité entre domaines propres au contexte de l'établissement ou du service. Autrement dit, l'utilisation de ces domaines n'est pas statique, ils sont là pour être manipulés comme une structure à géométrie variable, pour recomposer les critères, valoriser des orientations spécifiques. Nous ne sommes pas invités à l'uniformité, mais à métisser les points de vue d'évaluation, nous ne sommes pas invités à une catégorisation pré-établie, artificielle parce qu'inappropriée à la singularité des contextes, mais à révéler le dynamisme de chaque projet d'établissement ou de service.
L'ANESM recommande aussi «dans un premier temps, de ne pas rechercher l'exhaustivité. C'est à partir des aspects les plus problématiques que peut s'instaurer une véritable dynamique de progrès. Dans un premier cycle d'évaluation, il est recommandé d'aborder un nombre restreint de processus clés, correspondant aux priorités que s'est fixées l'établissement ou le service.» Il s'agit de mettre la focale sur des aspects déterminants de l'établissement ou du service et des processus en cours - démarche de projet individuel, prévention de la violence, coordination interdisciplinaire, partenariats autour de la scolarisation, évolution des pratiques devant le vieillissement, etc. - pour engager une démarche approfondie qui, maille par maille, développera d'autres aspects en interdépendance concrète : «évaluer les articulations internes au processus, puis leur mode de coordination avec d'autres processus impactant l'objectif visé : processus de restauration, de gestion des risques, d'organisation du temps de travail des personnels...» On est loin d'un check-up mécaniste consistant à contrôler la conformité des organes en les sériant artificiellement jusqu'à perdre le sens que leur confère un ensemble vivant. Une telle posture méthodologique inscrit l'effort évaluatif dans l'ici et maintenant, sans ignorer les interdépendances qui se découvrent au fur et à mesure. Voilà qui nous éloigne d'une vision prométhéenne de l'exhaustivité, du zéro oubli, du fantasme de la prévision mécanique.
Les recommandations concernant la bientraitance ne sont pas non plus ce qu'on pouvait craindre : un catalogue d'items univoques, un mode d'emploi à prétention définitive et catégorique, une technologie artificielle qui décourage l'initiative et étouffe le sens. Le document de l'ANESM développe au contraire une problématisation susceptible de soutenir la réflexion des équipes.
Je retiens notamment l'emploi du terme de «repère» pour chaque préconisation ou proposition. Terme fort inattendu, entre précision et latitude : une borne, un point sur la carte, un signe sur le chemin... Voilà qui donne envie de s'en emparer, parce qu'il nous laisse faire le chemin. Ces repères sont en effet plus discursifs que normatifs, ni injonctifs, ni déréalisés. J'y vois même un support à l'affirmation d'une identité professionnelle insuffisamment reconnue aujourd'hui dans le secteur social et médico-social.
Je cite divers repères qui, à l'égal d'autres, ont retenu mon intérêt.
«La bientraitance est une recherche et doit être réinventée, à partir de certains fondamentaux, par chaque établissement et service.» Réinventer ! Voilà qui confirme la liberté d'initiative des équipes pour développer l'évaluation en fonction de leur contexte.
«En cas de manquement au règlement de fonctionnement de la part d'un usager, il est recommandé qu'un rappel à la règle soit effectué par un professionnel habilité, dans le respect des procédures prévues au sein du projet de la structure et de manière adaptée à la capacité de compréhension de l'usager, afin de ne pas banaliser cette transgression.» Equilibre entre la pondération dans le rappel à la règle et une bientraitance qui ne repose pas sur une projection naïve de l'accompagnement des usagers mais la reconnaissance de la conflictualité que comporte aussi le vivre ensemble.
«Il est préconisé que l'encadrement accompagne et maintienne la culture de l'écrit par des encouragements réguliers permettant aux professionnels peu familiers avec l'écrit de surmonter leur appréhension éventuelle grâce à une lecture bienveillante de leurs remarques et une absence de jugement sur les maladresses de forme.» Heureuse prise en compte de la bienveillante attention aux personnes qui devrait toujours présider à la mise en oeuvre des exigences, de la considération pour les compétences profondes au-delà des imperfections de forme.
«Il est recommandé également que l'encadrement veille à ce que les équipes trouvent dans ces moments d'échange l'occasion d'évoquer ensemble leurs difficultés sans craindre de jugement. Ces moments ont en effet vocation à permettre la mutualisation des expériences et l'analyse collective pour trouver le meilleur moyen de surmonter la difficulté rencontrée et, s'il n'en existe pas, de soulager le professionnel qui la rencontre en lui permettant de s'en distancier par la parole.» Judicieuse problématisation qui prend en compte la dimension émotionnelle de l'accompagnement, la valeur de l'élaboration collective, la nécessité de déposer une parole sur les événements, et même la reconnaissance que tout problème ne trouve pas sa résolution entière.
«La réflexion collective a vocation à maintenir vivante et à approfondir la richesse humaine qui se déploie à la faveur des accompagnements, et à soutenir les professionnels dans leur légitime recherche de sens, de fierté et de plaisir professionnels.» Recherche de fierté et de plaisir ! Etonnante - et formidable - formulation dans un texte émanant d'une instance officielle. Plaisir et fierté ! Facile, diront certains, ça ne coûte rien. Peut-être, mais vous connaissez beaucoup d'écrits professionnels qui avancent ces mots ? Puisqu'ils émergent, je les saisis.
Voilà donc un document de référence dont il faut emparer. Sans naïveté - les plus belles avancées préludent parfois aux plus tristes renoncements. Sans invoquer l'insuffisance de moyens pour ne rien tenter - c'est justement là une référence sur laquelle s'appuyer pour obtenir de les développer.
La recommandation évoque en final l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité puis la qualité de justice. Bel appel que nous pourrions dédaigner pour son caractère lénifiant dissimulateur des enjeux réels. Je pense au contraire que, sans renoncer à la lucidité, il faut reprendre à notre compte la référence conclusive, «la visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes» (10). Principe au fondement du professionnalisme dans le secteur social et médico-social, entre technicité et engagement.
Les sceptiques diront que tout cela n'est qu'illusion, écran de fumée, voire duplicité. Ils se tromperont de combat. En croyant résister, ils ne viendront que renforcer la détermination de ceux qui prendraient bien prétexte des retards et des contradictions pour imposer l'appareillage visant à domestiquer ce secteur social et médico-social décidément insaisissable, pour en catégoriser les pratiques - comme si l'humain était catégorique ! - dans un dispositif technocratique sans faille. Cruelle illusion ! Ces partisans d'un monde au cordeau ne saisiront rien, ils détruiront beaucoup, de l'intelligence, de l'inventivité, de l'engagement.
Alors, pour ne pas faire ce jeu, et parce que, s'il le faut, demain je ne cacherai pas mon désaccord, ma déception, ma colère, je n'hésite pas aujourd'hui à saluer l'intérêt de ces publications de l'ANESM. L'avenir est incertain. Justement, c'est aujourd'hui qu'il faut agir. Et prendre le risque de se tromper mais de parler. »
Contact : Pluriel formation-recherche : 18, cour des Petites-Ecuries - 75010 Paris - Tél. 01 47 70 39 93 ou 03 44 39 02 67 - E-mail :
(1) Comme l'ecrivait Charles Hadji, professeur émérite au sein du département de sciences de l'éducation de l'université Pierre-Mendès-France-Grenoble-2, dans une tribune publiée dans Le Monde du 19 janvier 2008 et intitulée « L'évaluation, miroir aux alouettes ».
(2) « Recommandations de bonnes pratiques professionnelles. Conduites violentes dans les établissements accueillant des adolescents : prévention et réponses » - Juin 2008 - Dispo-nibles sur le site de l'ANESM :
(4) « Y a-t-il une bonne pratique des «bonnes pratiques» ? » - Bulletin du COPAS (Conseil en pratiques et analyses sociales) n° 4, 2008.
(5) Patrick Rousseau, Prati-ques d'écriture et écriture des pratiques. La part indicible du métier d'éducateur - Ed. L'Harmattan, 2007.
(6) La bientraitance : définition et repères pour la mise en oeuvre - Disponible sur
(7) Ces deux publications : « Mise en oeuvre de l'évaluation interne dans les établissements et services visés à l'article L. 312-1 du code de l'action sociale et des familles » et « La bientraitance : définition et repères pour la mise en oeuvre » sont disponibles sur le site de l'ANESM :
(10) Paul Ricoeur, S oi-même comme un autre - Ed. du Seuil, 1990.