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« Sommes-nous préparés à l'inventivité ? »

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Non, le secteur social et médico-social n'est pas confiné dans sa tour d'ivoire, à abri des difficultés économiques mondiales. Mais la crise constitue « un levier pour un changement d'envergure », avance Jean-René Loubat, psychosociologue, formateur et consultant en ressources humaines. Pour lui, la raréfaction des ressources doit stimuler la créativité et conduire à la mise en place de dispositifs plus souples et plus adaptables.

« L'actuelle crise financière internationale ainsi que l'«indicible» récession qui pèse sur la France étaient prévisibles. Le caractère artificiel d'une économie virtuelle dérégulée et d'une bulle spéculative ne pouvait que tôt ou tard mettre à mal ce que l'on appelle l'«économie réelle». Quant à la situation de notre pays, nous sommes habitués depuis des lustres aux faux augures d'une croissance à plus de trois points et à la régulière désillusion de fin d'année...

Cette nouvelle donne économique et internationale ne constitue plus une vague ligne d'horizon - la mondialisation - mais s'invite au coeur de nos organisations des secteurs sanitaire, social et médico-social et de notre vie quotidienne, bien qu'elle soit encore culturellement difficile à admettre dans ces secteurs d'activité. Force est de se rendre à l'évidence, la période postérieure aux «trente glorieuses» est définitivement révolue et l'heure est à la prospective (1). Nous devrons définir une nouvelle société, dans laquelle l'utilisation des ressources, de toutes les ressources, sera radicalement repensée.

Les secteurs sanitaire et social, autrefois plus périphériques, sont dorénavant totalement concernés par la révolution sociétale qui s'annonce, parce que là comme ailleurs, les besoins augmentent plus vite que les ressources. Nous avons affaire à un imparable phénomène de civilisation de nature sociologique et démographique : l'espérance de vie a grimpé en flèche dans nos pays développés. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, nous passons plus de temps en tant qu'inactif qu'en tant qu'actif. Nous rentrons de plus en plus tard dans la vie active et nous en sortons très tôt. Un actif devra donc désormais travailler pour assurer l'avenir de ses enfants, assurer sa propre retraite, mais aussi assurer la fin de vie de ses parents, ainsi que l'assistance d'autres inactifs de plus en plus nombreux, cela fait beaucoup assurément ! Un autre aspect du phénomène tient à la pyramide des âges des pays développés : ces derniers comprennent toujours davantage de personnes âgées et de moins en moins de jeunes. La résultante est simple : la part relative des actifs va en diminuant par rapport à celle des personnes «dépensières». Or l'un des principes de base de l'économie est qu'il ne peut y avoir de solidarité sans richesse, et de création de richesse sans actifs...

L'explosion des coûts

Ce phénomène présente évidemment des effets majeurs en matière de santé. Les dépenses de santé ne peuvent qu'exploser, puisque c'est après un certain âge que se révèlent les pathologies les plus lourdes et que nous dépensons le plus, tant en soins qu'en gestion de la dépendance. D'ailleurs, personne ne sait encore dans notre pays comment nous allons financer les réponses à la maladie d'Alzheimer... Dans le même temps, les soins de pointe deviennent de plus en plus technologiques et font appel à du matériel extrêmement coûteux. Si j'insiste sur les dépenses sanitaires, c'est qu'elles représentent une part importante de l'action solidaire et qu'elles exercent nécessairement une influence sur la part relative des autres secteurs, d'autant que le secteur médico-social sera de plus en plus rattaché au domaine de la santé.

Les besoins en action médico-sociale augmentent aussi : d'une part, la complexification croissante de nos sociétés et de nos modes de vie placent objectivement de plus en plus de citoyens en «situation de handicap», d'autre part, les progrès thérapeutiques permettent aujourd'hui la viabilité de nouveau-nés de plus en plus prématurés, générant ainsi des déficiences plus importantes et donc des dépenses de prise en charge plus lourdes.

Quant à l'action sociale, elle doit faire face à des problématiques de plus en plus importantes. Notre pays rémunère des gens pour ne pas travailler, puisque nous avons affaire à un chômage structurel qui n'a aucune chance de faiblir et que l'on connaît depuis déjà plus de 20 ans. Nos sociétés post-industrielles se caractérisent par une modification profonde du monde du travail, résultant d'une logique à la fois économique et technologique, anticipée d'ailleurs dès les années 60 par des sociologues américains. Par ailleurs, pour des raisons complexes tenant à l'évolution des moeurs et des valeurs, les situations sociales instables progressent, de par la fragilisation des familles et des couples, l'augmentation régulière du divorce, l'accroissement des familles monoparentales, l'affaiblissement du lien social, la perte de crédit des institutions (l'école en premier lieu), le brassage accru de populations et le déracinement, le développement des pratiques déviantes, de la toxicomanie, etc.

Concrètement, les opérateurs sanitaires, sociaux et médico-sociaux devront impérativement modifier leur conception de leur action et faire preuve d'inventivité. En effet, la crise que nous connaissons, aussi pénible, injuste et révoltante soit-elle, constitue sur un plan systémique un levier pour un changement d'envergure. Le «changement dans la continuité» demeure une belle formule rhétorique, qui n'est précisément prononçable que lorsque rien ne change. Dans les faits, tous les changements sociaux d'envergure, qu'il s'agisse de changements politiques, institutionnels ou familiaux, passent par une crise plus ou moins sévère. La crise (du grec krisis, décision) désigne cet instant pathétique du choix, la croisée des chemins, ce point de non-retour qui oblige les acteurs à changer radicalement de références et oser prendre des décisions - précisément celles qu'ils n'auraient jamais envisagées précédemment.

Nos établissement et services ont appris à faire du déficit, à demander toujours plus depuis des décennies, et cela paraissait normal. Nous avons également appris en tant que consommateurs à demander toujours plus et à considérer que cela était synonyme de progrès. Nous parvenons aujourd'hui à un blocage structurel qui constitue tout simplement un avertissement et qui doit nous inciter à modifier durablement nos conceptions et nos comportements.

Concrètement et à court terme, une relative austérité va conduire les secteurs sanitaire, social et médico-social à un certain nombre d'évolutions prévisibles :

la concentration, qui avait déjà débuté depuis quelques années, va s'accélérer et réduire le nombre d'opérateurs, tant pour des raisons quantitatives que qualitatives : elle vise à diminuer les interlocuteurs et à ne conserver que les plus crédibles ;

la concentration et la hausse des exigences permettront aux structures d'atteindre une taille critique plus intéressante, qui améliore leur rapport qualité/coût ;

la réorganisation des structures devrait permettre une optimisation bien supérieure des ressources, en utilisant mieux les compétences, en mutualisant les ressources matérielles et humaines, en songeant à de nouvelles interactions entre les structures et les compétences, en se dotant d'outils méthodologiques plus importants ;

la modification des modes de réponse s'avère indispensable. En matière d'action sociale et médico-sociale, précisément, il conviendra de repenser les dispositifs et d'opter pour des solutions plus efficaces et moins dispendieuses. Nous devrons changer de postulat : il faudra que l'efficacité d'un dispositif soit démontrée pour le maintenir et non attendre qu'il soit nuisible pour le supprimer. Il nous faudra débrider l'imagination au détriment des solutions institutionnelles traditionnelles. Concrètement, nous devrons passer progressivement d'un modèle d'organisations pyramidales à des organisations satellitaires, capables de souplesse et d'adaptation aux besoins. Ce qui signifie remplacer chaque fois que possible des établissements lourds par des dispositifs plus adaptatifs et plus écologiques (2), des réseaux, des plates-formes de services, des centres ressources, capables de délivrer des prestations plus ciblées et plus limitées dans le temps. Là encore, l'amélioration managériale sera décisive dans l'optimisation du rapport qualité/coût des structures (3).

Mettre les bouchées doubles

La question qui demeure en suspens est la suivante : à l'heure où l'inventivité se révèle la qualité la plus essentielle, y sommes-nous vraiment préparés ? Une grande partie de nos écoles, de nos centres de formation comme de nos grandes écoles, ne privilégie-t-elle pas le formatage, c'est-à-dire la reproduction de la pensée au détriment de l'anticipation et de la créativité - même si l'on sait qu'il faut toujours un savant dosage des deux ? Lorsque je constate, non sans être atterré, que 12 ans après avoir été initiée, la loi du 2 janvier 2002 peine encore à pénétrer certains établissements sociaux et médico-sociaux ; lorsque je relis, 22 ans après, ce livre de René Baptiste : Le social est à vendre (4), je me dis que décidément la réactivité dans le changement n'étant pas notre point fort, il nous faudra fatalement mettre les bouchées doubles dans les années qui viennent ! »

Contact : 100 A, cours Lafayette - 69003 Lyon - Tél. 04 72 60 98 79 - E-mail : jean-reneloubat@wanadoo.fr.

Notes

(1) Mentionnons sur ce point la remarquable thèse de doctorat d'économie récemment soutenue par Daniel Sentein à l'université Lille-2 : « L'adaptation du système médico-social français au modèle européen : gouvernance d'entreprise sociale, organisation, environnement, activités », sous la direction du Pr A.-D. Shor.

(2) Par dispositifs écologiques, nous entendons des maillages de services agissant auprès et dans l'environnement de la personne bénéficiaire.

(3) Sur ce point, je propose sept points d'amélioration dans mon ouvrage Penser le management en action sociale et médico-sociale - Ed. Dunod, 2006.

(4) CREAI Rhône-Alpes, 1986.

TRIBUNE LIBRE

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