A Bouillé-Loretz (Deux-Sèvres), Jacques Benoît et son épouse ont ouvert, en 1992, un lieu de vie et d'accueil (LVA) pouvant recevoir sept enfants. Depuis cinq-six ans, ils enregistrent, chaque année, environ 600 demandes... pour deux places qui se libèrent. Il ne s'agit pas d'un cas isolé : « c'est à peu près partout comme cela », affirme ce permanent, président de la Fédération nationale des lieux de vie et d'accueil (FNLV) (1), le plus important regroupement de ces petites structures (200 adhérents fin 2007). De fait, « on court après les places », témoigne Catherine Ribet-Debré, cadre éducatif à l'aide sociale à l'enfance (ASE) d'Antony (Hauts-de-Seine). Ce qui revient, pour les services « placeurs » franciliens comme le sien, à chercher à la fois longtemps et loin. En effet, à l'exception du département de l'Essonne, il n'existe quasiment pas de LVA en région parisienne.
Ces micro-structures, d'une capacité moyenne de cinq places, prospèrent surtout dans le sud (Ardèche, Aveyron, Gard, Vaucluse) et à l'ouest de l'Hexagone (Loire-Atlantique, Deux-Sèvres). On en compte environ 500. Elles composent une chatoyante collection de prototypes singuliers, reflets de personnalités qui ne le sont pas moins. Autrement dit : ces lieux habités ont chacun leur manière de donner corps au quotidien partagé en très petit effectif - de trois à sept accueillis et moitié moins de permanents - qui constitue leur dénominateur commun.
Malgré des frilosités et quelques grincements de dents (voir encadré, page 26), la reconnaissance institutionnelle des lieux de vie et d'accueil a sans doute contribué à la recrudescence des créations constatée depuis deux ans par Lionel Brunet. Ce chargé de mission au conseil général de l'Essonne répertorie les structures autorisées dans un Officiel des lieux de vie régulièrement actualisé (2). « Le fait qu'il y ait un cadre réglementaire a rassuré les départements, explique-t-il, et nombre d'entre eux se sont également rendu compte de l'intérêt de ces petites structures, dont l'intérêt financier. » Avec un prix de journée maximal équivalant à 14,5 fois le SMIC horaire (3) - plafond dont le mode de calcul, le montant et l'uniformité font l'objet de contestations (4) -, les LVA coûtent beaucoup moins cher aux collectivités que les maisons d'enfants à caractère social (MECS).
Cependant, même en augmentation, l'offre de places reste largement inférieure à la demande. Au fil du temps, les indications de placement en LVA se sont beaucoup élargies. « Historiquement, on y orientait uniquement les enfants et les adolescents présentant des troubles du compor-tement tels que les familles d'accueil et les foyers de l'enfance étaient inadaptés », explique Guy Patriarca, responsable de l'ASE dans l'Ardèche. « C'était un peu comme les établissements de la dernière chance. » Bien sûr, l'administration était réticente à se rapprocher de gens somme toute assez marginaux, mais se disait : pourquoi pas ? Ils obtiendront peut-être des résultats. Progressivement, de leur côté, les accueillants ont commencé à prendre langue avec les institutions. « Ils se sont «civilisés» : ils ont appris à lire et à compter, ils ne mettaient plus l'argent dans un pot commun... », résume Guy Patriarca. Les permanents de lieux de vie et d'accueil ont aussi et surtout réussi à tirer d'affaire des jeunes complètement « fracassés ». Par la force de leur engagement, la constance de leur présence et la cohérence d'une prise en charge au plus près des besoins des accueillis (5). Avant même de trouver leur place dans le paysage institutionnel, ces structures d'accueil non traditionnelles ont ainsi gagné leurs galons professionnels.
Aujourd'hui, les LVA continuent à offrir leur hospitalité avertie à des jeunes borderline, qui y trouvent, bien souvent, leurs limites. Mais ils ne se voient plus uniquement utilisés comme l'ultime recours. C'est une des options de la palette des professionnels du social et du médico-social. Les travailleurs sociaux se tournent rarement d'emblée vers cette solution, sauf quand ils cherchent un séjour de rupture. « Notamment parce que les LVA sont souvent loin, ce qui complique le maintien de la relation aux parents », fait observer Catherine Ribet-Debré, de l'ASE des Hauts-de-Seine. Généralement, il s'agit donc plutôt d'un deuxième ou d'un troisième placement, destiné à des pré-adolescents ou à des adolescents. Cependant, à l'instar de Guy Patriarca, quelques responsables de la protection de l'enfance commencent à penser à de tels accueils pour des enfants de 7-8 ans. « Ce qu'on n'aurait pas fait il y a dix ans », souligne ce professionnel ardéchois.
Spécialiste de cette formule (10 % de la capacité totale est occupée par 300 jeunes de son département), Lionel Brunet, chargé de mission au conseil général de l'Essonne, estime, lui aussi, que l'orientation en LVA peut être très pertinente pour un jeune enfant. En effet, « nombre d'enfants placés en famille d'accueil s'en font renvoyer lorsqu'ils ont 12-13 ans. Ce n'est pas le cas en lieu de vie. Ces structures qui, pour la plupart d'entre elles, travaillent en supervision, résistent aux jeunes. Ils ne connaissent donc pas de ruptures répétitives de placement. » Les LVA ne représentent pas pour autant la solution miracle, même s'il arrive à leurs utilisateurs de leur reconnaître des résultats stupéfiants. Comme avec ces adolescents habitués du quartier Beaubourg à Paris, mais pas de l'hiver rude du Doubs : « Non seulement ils restent dans cette petite Sibérie, mais ils ne veulent la quitter à aucun prix ! » Lionel Brunet, qui les y a envoyés, n'en revient pas lui-même. Fins connaisseurs du secteur, Jean-François Bauduret, qui a été l'un des rédacteurs de la loi 2002-2, et Marcel Jaeger, directeur de l'IRTS de Montrouge, ne sont pas moins élogieux quand ils saluent les « services éminents » rendus par les LVA « aux juges des enfants, aux conseils généraux, aux services de psychiatrie » (6).
Accueils de longue durée ou courtes périodes d'observation, régulières bulles d'oxygène rythmant une institutionnalisation, séjours de rupture ou de vacances... : dans son déroulement comme dans son contenu, la formule s'adapte à l'âge et à la problématique des accueillis. La scolarité, par exemple, qui ailleurs polarise souvent toutes les attentions, est ici « non pas secondaire, mais seconde », selon une formule d'Alain Souchay, co-animateur, avec son épouse, du lieu d'accueil de Brox (Aveyron) (7). A cet égard, comme dans les autres registres (soins, formation professionnelle, sports...), « on invente de nouveaux outils, on trouve des partenaires, on met en place des relais », explique Laurence Fuchs, responsable de « Trans-humances » à Gérardmer (Vosges). « Au début, nous avons beaucoup fonctionné en vase clos, ce n'est plus le cas aujourd'hui », commente Didier Nuez, secrétaire général du Groupe d'échange et de recherche pour la pratique en lieux d'accueil (Gerpla), qui réunit une cinquantaine de LVA (8). « Nous ne pouvons accueillir que si, alentour, d'autres sont prêts à travailler avec nous, en fonction des besoins de l'enfant », ajoute-t-il. Les contacts avec le référent du jeune, fil rouge de son placement, sont également essentiels. La famille, en revanche, n'est pas forcément bienvenue sur place. « L'enfant a un lieu à lui qu'il faut protéger », estime Etienne Milot, animateur de « Donne-moi la main » à Artannes (Indre-et-Loire).
Tirant parti de la diversité des structures, la Sauvegarde du Nord fait fonctionner, depuis 20 ans, un dispositif original dédié aux 14-20 ans du département pour lesquels les prises en charge classiques ne sont plus opérantes (9). D'une capacité de 12 places, le Service d'accompagnement pour l'accueil d'adolescents vers d'autres lieux (Serval) travaille avec ces micro-structures, explique Bruno Molinaro, l'un des trois éducateurs spécialisés de l'équipe, qui compte également un psychologue, un psychiatre et un chef de service rattaché à l'institut éducatif, thérapeutique et pédagogique Didier-Motte-de-Tressin (Nord). « Il ne s'agit pas de reconduire du placement, précise le professionnel, mais d'aider les jeunes à élaborer et à mettre en place un projet de vie. » L'intérêt des LVA, à cet effet, est double. Leur éloignement géographique, d'une part, introduit une propice mise à distance de l'environnement habituel qui fait problème. Leurs singularités respectives, d'autre part, permettent d'imaginer un parcours du jeune au travers d'expériences relationnelles diversifiées. Etroitement accompagné tout au long par le Serval, l'adolescent peut cheminer, au fil du temps, dans deux ou trois lieux différents. « Les jeunes ont ainsi la possibilité de voir leur évolution relancée quand, après quelques années passées ici, ils se voient proposer ailleurs d'autres images et d'autres réponses », souligne Bruno Molinaro.
Faut-il risquer d'affadir cette richesse en mettant en place un cursus de professionnalisation unique pour tous les accueillants ? C'est l'une des craintes suscitées par un projet du Gerpla. Et le dernier en date des sujets de polémique qui agitent le milieu. Pour que les LVA puissent se développer et se prêter à des contrôles sans voir araser leur originalité, le Gerpla pense qu'il est temps de formaliser les pratiques mises en oeuvre depuis 25-30 ans. Il s'agit, d'une part, d'en faire mieux appréhender la spécificité et donc de faciliter le dialogue et les partenariats avec les différents acteurs du champ social et médico-social. D'autre part, de transmettre à la relève ce capital de savoirs et de savoir-faire. Au service de ce deuxième objectif, un « parcours professionnalisant personnalisé des permanents de lieux de vie et d'accueil » (4P LVA), basé sur le compagnonnage, doit démarrer courant 2009, en collaboration avec l'Institut Saint-Simon de formation aux métiers éducatifs et sociaux et le soutien de la Fondation de France (10). L'enjeu de cette formation est de pouvoir « rentrer dans le catalogue des prises en charge sans perdre son âme », résume Jean-Luc Minart, chargé du dossier pour le Gerpla.
Ce n'est évidemment pas là où le bât blesse. En revanche, différentes voix s'accordent à redouter qu'une démarche pensée comme facultative ne le reste pas. Pour les services étudiant les demandes d'autorisation de création, qui doivent se prononcer sur les capacités des porteurs de projet, sans pouvoir s'appuyer sur une quelconque autorité ayant reconnu les compétences des intéressés, « la tentation peut être grande de rendre cette formation vivement souhaitable, voire indispensable », craint Jacques Benoît, président de la FNLV. Les départements pourraient alors tirer argument d'une obligation non remplie pour refuser de nouvelles ouvertures.
Beaucoup de départements sont encore très frileux pour délivrer des autorisations de création de lieux de vie et d'accueil (LVA) (11). Certains croient que le coût du fonctionnement de l'équipement pèsera sur leur budget, alors que c'est le département d'origine des enfants qui finance leur accueil. En outre, il ne revient pas non plus à la collectivité territoriale où est implantée la structure de combler l'éventuel déficit que celle-ci connaîtrait. D'autres départements opposent une fin de non-recevoir aux porteurs de projet, en alléguant que leurs besoins sont couverts. L'argument est illégal puisque les LVA ne sont pas assujettis aux schémas d'organisation sociale et médico-sociale (12). Cependant, plutôt que d'assigner le conseil général devant le tribunal administratif, où ils auront gain de cause mais au prix d'ultérieures relations tendues avec leur autorité de contrôle, les candidats récusés préfèrent souvent partir sous d'autres cieux. Quant aux responsables de lieux créés de longue date, ils peuvent voir leur demande de régularisation contrecarrée par différents obstacles plus ou moins justifiés. Cela ne les empêche pas toujours de continuer à fonctionner comme si de rien n'était. A leurs risques et périls.
« Tous les départements aiment beaucoup les lieux de vie et d'accueil, sauf ceux qui sont chez eux », résume Jacques Benoît. Autrement dit, en tant qu'utilisateurs, les conseils généraux saluent l'engagement de permanents qui ont fait le choix de partager leur vie avec des accueillis parfois très difficiles - et tirent d'affaire bien des gamins... Mais, en tant qu'autorités ayant compétence sur le social, ils admettent difficilement de ne pas avoir la haute main sur ces « ovni-ni » - ni établissements, ni services, selon la loi 2002-2. De fait, les LVA ont la latitude de refuser certains accueils, d'où qu'ils viennent, par exemple s'ils jugent ne pas être adaptés à la situation qu'on souhaite leur confier, ou si la demande émane d'un département mauvais payeur. Ils peuvent aussi recevoir des jeunes de toute la France, et pas forcément du cru. Ainsi, fait observer Renée-Claude Coussergues, vice-présidente du conseil général de l'Aveyron, « 80 % de nos 111 places en lieux de vie et d'accueil sont occupées par des non-Aveyronnais, surtout des enfants de la ceinture parisienne ». Qui viennent avec leur lot de difficultés troubler des villages isolés. « En multipliant ces accueils, on multiplie les problèmes », estime Renée-Claude Coussergues. C'est notamment pourquoi l'Aveyron entend se saisir de futurs départs à la retraite de responsables de lieux de vie pour réduire progressivement le nombre des structures autorisées sur son territoire : leur total, aujourd'hui de 21, passerait progressivement à 15.
Egalement bien pourvue en LVA, la Loire-Atlantique se méfie aussi de leur essor. Pour des raisons différentes. Actuellement, environ 80 % des 113 places qui y sont autorisées bénéficient à des enfants du département. Oui mais justement : ce sont autant de places inoccupées dans les MECS locales, souligne Brigitte Rabault, chef de service de l'ASE. Avec, à la clé, un déficit, pour ces établissements, qu'ils répercutent sur le département. Or, sachant que les professionnels de l'enfance ont tendance à juger les LVA mieux à même de répondre aux problématiques actuelles de nombreux jeunes, il faut essayer de limiter le développement des lieux d'accueil, pour limiter la concurrence faite aux internats, affirme Brigitte Rabault. A l'avenir, la Loire-Atlantique entend donc se montrer très exigeante avec les projets de création de lieux, pour ne pas avoir à donner de trop nombreuses autorisations d'ouverture. Parallèlement, le département compte faire évoluer les MECS, afin qu'elles répondent mieux aux besoins de ses enfants. Ce deuxième objectif est aussi celui de l'Ardèche. Même si seulement un tiers des 70 places de LVA autorisées dans ce département bénéficie à de jeunes Ardéchois, les risques de concurrence avec les MECS conduisent le conseil général à « demander aux internats de faire autre chose que de l'internat, c'est-à-dire de diversifier leurs activités en créant des services d'adaptation progressive en milieu naturel, des accueils de jour, des points-rencontre parents-enfants, des structures d'accompagnement de jeunes majeurs... », explique Guy Patriarca, responsable de l'ASE. Réponse du berger à la bergère ? Les LVA, qui ont été conçus en réaction aux grosses institutions, constituent désormais pour elles un aiguillon d'innovation. Les usagers ne s'en plaindront sans doute pas. L'intérêt général, en revanche, est moins bien servi par la tendance à limiter le nombre de places en lieux de vie et d'accueil, alors qu'il y a d'ores et déjà de très nombreuses demandes qui ne peuvent être satisfaites. Ce qui conduit, par exemple, aujourd'hui les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse à se tourner vers les centres éducatifs fermés (13), faute d'autre solution de placement.
(1) FNLV : Abbaye de Ferrières - 79290 Bouillé-Loretz - E-mail :
(2) Réalisé par le département de l'Essonne, cet annuaire recense uniquement les LVA pour mineurs et jeunes majeurs dont la création a été autorisée ou, pour les anciens, qui ont été régularisés, soit 452 LVA en septembre 2008 (contre 360 deux ans plus tôt), selon la dernière édition, consultable sur le site
(3) Ce qui représente 126,30 € . Un forfait journalier complémentaire, négocié avec le département, peut s'ajouter à ce plafond lorsque la structure d'accueil recourt à des supports spécifiques entraînant des charges supplémentaires.
(4) Désireux de faire abroger le décret du 7 avril 2006 relatif au financement et à la tarification des lieux de vie et d'accueil, deux regroupements de LVA, le Gerpla et Faste-Sud Aveyron, ont, chacun de son côté, déposé un recours devant le Conseil d'Etat.
(5) Ces accueillis peuvent être : les mineurs et jeunes majeurs relevant de l'ASE ou de la justice (au titre de l'enfance délinquante ou de l'assistance éducative), les mineurs et majeurs qui sont handicapés, présentent des difficultés d'adaptation ou des troubles psychiques, ainsi que les personnes en situation de précarité ou d'exclusion sociale - pour lesquelles, cependant, faute de financement, cette possibilité d'accueil reste des plus théoriques.
(6) In Rénover l'action sociale et médico-sociale - Ed. Dunod, 2005 - Cité par Denis Potin dans son mémoire de DSTS : De l'utopie à la reconnaissance institutionnelle. Le parcours du mouvement des lieux de vie et des lieux d'accueil , Lyon 2007.
(7) Alain Souchay est également président de l'association de lieux d'accueil Faste Sud Aveyron - Contact : souchaya@ wanadoo.fr.
(8) Gerpla - Didier Nuez - Le Roucous - 12490 Viala-du-Tarn - E-mail :
(9) Serval : 70, rue de Philadelphie - 59800 Lille - Tél. 03 20 47 82 12.
(10) Rens. : Institut Saint-Simon - Benjamin Combes - Avenue du Général-de-Croutte - 31100 Toulouse - Tél. 06 62 07 02 32 -
(11) Quel que soit l'avis du comité régional de l'organisation sociale et médico-sociale, consulté sur un projet, le président du conseil général est souverain pour décider d'une autorisation ou d'un refus de création.
(12) Cf. articles L. 312-4 et L. 312-5 du code de l'action sociale et des familles - Voir ASH Magazine - « Les lieux de vie et d'accueil : Reconnaissance ou normalisation » - N° 7, janvier-février 2005, p. 46.
(13) Dont le prix de journée, pris en charge par l'Etat et non par les conseils généraux, est environ quatre fois plus élevé que celui des LVA !