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« Rendre aux usagers l'usage de soi »

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Les travailleurs sociaux doivent, de plus en plus, accueillir des usagers qui ont été insérés avant de basculer dans l'exclusion ou la pauvreté. Comment accompagner ces personnes ? Pour Gilles Cervera, président du Réseau national des communautés éducatives, les professionnels doivent, tout en prenant appui sur l'expertise des usagers, être les garants que ces derniers disposent de toutes les clés pour analyser leur situation.

« Les pauvres ne le sont pas d'esprit, quelle nouvelle ! La question de la pauvreté et de la grande pauvreté est de moins en moins taboue car de plus en plus partagée. De ces partages qui sectionnent la société en mille morceaux, chacun des morceaux portant les caractères de la stigmatisation et de l'ostracisation. Chaque morceau est en réalité une personne en miettes.

Explosion du sujet

Des pans de société cassent, atteignant les multi-employés, les petits salariés dont les charges s'alourdissent alors que le revenu stagne ou fléchit. Les travailleurs sociaux vont devoir acquérir de nouveaux référentiels qui à la fois permettent d'accueillir des masses et soient suffisamment fins pour penser le cas par cas. Nous nous attachions déjà à ce que la dignité soit respectée, que le travailleur social n'humilie pas et qu'il n'abuse pas de son pouvoir. Chartes et références déontologiques ont servi d'appui. Mais ne doit-on pas aller plus loin ? Car convenons que l'explosion sociétale explose le sujet.

Pour accueillir le sujet explosé, plus que jamais, nous allons devoir revendiquer une horizontalisation du rapport social et une adaptation des offres aux demandes. Plus que jamais, pour entendre l'usager, il va falloir s'entendre avec lui. Plus que jamais, la pédagogie du geste socio-éducatif est d'actualité. Plus que jamais, les travailleurs sociaux doivent prendre des précautions. Considérer les usagers est une exigence éthique et pratique. Le tact est un mode de liaison. Les usagers qui se présentent ont auparavant été insérés. Ce que les gens portent vers les services et les guichets, c'est d'abord un sentiment de gâchis, d'une trahison sociale et ensuite, plus ou moins enfouie sous l'agressivité défensive, une culpabilité. Pourquoi cette crise m'atteint ? Comment en suis-je arrivé là ? A ne plus nourrir mes mômes ? A errer autour du lotissement ? A me retrouver dans le vide ? Sentiments d'injustice et d'effroi sur soi se mêlent, à démêler. Le nombre de suicides familiaux ou de gestes de ruptures brutales augmente. Autant de raptus devant l'illisibilité du présent. Comme le sol qui se dérobe.

Co-engagement

Nous sommes à l'heure où l'insertion casse, où l'intégration bute, car les usines ferment, les plans sociaux éjectent et les services publics se délitent. Malgré tous les efforts des collectivités territoriales, les ravaudages sociaux craquent et l'ourlet des villes se défait. Comment le travailleur social peut-il accueillir ces nouveaux usagers qui avaient jusqu'alors des étais, lesquels ne tiennent plus ?

Les impuissances médicales ont beaucoup fait perdre de leur arrogance aux médecins. Toute proportion gardée, il va devoir en être ainsi des pouvoirs qu'incarnent les éducateurs, les magistrats, les psychologues ou autres animateurs sociaux. Le pouvoir de contrôle social est à repenser à l'aune de cette tectonique des sujets.

Le malade a repris la main, il connaît ses symptômes, édulcorant avec son médecin les posologies et, s'il n'édicte pas le soin ni ne tient le scalpel, il participe au dosage et rythme la chirurgie car en dernier ressort, c'est le malade qui se connaît, repère ses réactions, entend revenir la douleur, tient le pilulier dans sa paume. C'est lui qui détermine la chimie et non l'inverse. Lui qui tolère ou rejette.

L'usager des services sociaux est un expert de sa souffrance sociale : il a une réelle sensation de l'humiliation et des trahisons, une connaissance du compte en banque vide et de l'interdiction de chéquier, il est expert en combine et trouvaille pour que son enfant mange à peu près régulièrement et le moins de graisses ajoutées possible. Et malgré cette expertise, il est en position de faiblesse extrême.

Le travail social consiste, à partir de cette connaissance de soi, à proposer un plan analytique conjoint : les banques sont renationalisées à tout va, les usagers doivent pouvoir s'adosser à des services qui cautionnent leurs dettes et les désincarcèrent de ces misères accidentelles. Le travailleur social n'est plus seulement un transmetteur de droits mais un arrimeur concret. C'est un co-engagement qui est réclamé. Dur challenge.

C'est sur cette connaissance précise de l'usager repérant ses propres processus de dégradation sociale que le travailleur social doit prendre appui : ici les référentiels n'ont plus cours, ni les évaluations sophistiquées. L'usager avait pour lui et pour ses enfants un projet de vie, une transmission générationnelle : si l'on pose que la rupture n'est pas due qu'à des effets contextuels ou environnementaux, si l'on insiste sur le fait que les effets macroscopiques ne sont pas les seuls vecteurs, l'usager doit être accompagné avec prudence et humilité pour qu'il décrive les ressorts personnels ayant contribué au dépôt de bilan. L'usager est son propre théoricien et le travailleur social un médiateur public.

Sortir des clivages

L'expert de sa vie, c'est l'usager. Et moins il est bardé de concepts externes ou théoriques, plus sa parole brute est une ressource expertale. Nous plaidons aujourd'hui pour que les travailleurs sociaux trouvent les appuis dans l'usager lui-même, posant pour hypothèse qu'il a internalisé le modèle mais que la distorsion voire le décrochage sont amplifiés, non par l'usager lui-même, mais par une interrelation complexe avec son milieu de travail, sa période de chômage, son voisinage, ses valeurs culturelles, ses nouages familiaux, son éloignement ou son exil et d'autres critères, évidemment intriqués, liés à son inconscient et à son corps.

C'est cette interrelation complexe qui est à repérer quel que soit le mode d'entrée de l'usager dans la demande : l'offre doit se faire dans ce dénouage, permettant au chômeur de dire ce qu'il a pu faire du temps de son travail, au parent d'exprimer ses joies à l'être malgré ses défaillances, à l'expulsé de dire la honte de revenir chercher ses légumes dans son jardin, à l'interdit bancaire de dire qu'il a géré avant de n'avoir plus pu gérer.

Cette interrelation n'est lisible qu'interinstitutionnellement : le travail social doit sortir des clivages pour aborder l'usager global. Ne raisonnons plus compétence par compétence, service par service : le sujet global explose, accueillons tous ses bris d'histoires en même temps car l'heure est grave. Inter-référentialisons !

ATD, le Secours populaire, les Restos du coeur ou d'autres savent depuis longtemps que dans la chaîne de l'humanité les pauvres sont riches d'une capacité analytique : ce qui leur arrive est à eux intelligibles. Soyons garants de cette intelligibilité. Décrivons les chaînes de responsabilité, le travail social consistant plus que tout à sortir l'usager de cette dualité dominant/dominé pour qu'émerge une autre dualité : responsabilité/ culpabilité. Alors seulement, l'usager pourra refaire usage de lui-même. »

Contact : Maison de l'enfance de Carcé - 35170 Bruz - Tél. 02 99 52 61 37 - gilles.cervera@voila.fr.

TRIBUNE LIBRE

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