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« Tous les pays européens tendent vers un modèle libéral de travail social »

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Un ouvrage collectif propose une Histoire du travail social en Europe en examinant son évolution dans 17 pays. Si chacun d'eux possède une histoire et des pratiques singulières, tous sont confrontés aux mêmes défis : crise de l'Etat providence et crise du sens de l'action sociale, comme l'explique Emmanuel Jovelin, coordonnateur de cette étude.

Actualités sociales hebdomadaires : Peut-on parler aujourd'hui d'un travail social européen ?

Emmanuel Jovelin : Il n'y a pas un mais plusieurs modèles de travail social en Europe, qui coexistent en fonction des différents types d'Etat providence. En Angleterre, c'est le modèle libéral qui domine. Chacun cotise en fonction de ses moyens auprès d'une assurance privée et l'Etat se contente d'assurer un minimum de protection sociale aux plus démunis. Dans ce modèle, les travailleurs sociaux misent sur la responsabilité des individus en les incitant d'abord à se débrouiller par eux-mêmes. On n'est pas loin de la culpabilisation des personnes en difficulté.

La France, l'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et l'Autriche évoluent en revanche dans un modèle conservateur-corporatiste ou « bismarckien ». La protection sociale est assurée par les cotisations de ceux qui travaillent. Ce modèle d'assurance sociale obligatoire généralisée vise le maintien plus ou moins partiel des revenus si les circonstances de la vie ne permettent plus d'exercer une activité salariée. La protection sociale est vue comme l'expression de la solidarité et le secteur associatif joue un rôle important dans la mise en oeuvre des services sociaux, particulièrement en Allemagne. Dans ces pays, toutes les formes de travail social cohabitent : individuel, communautaire, etc. Alors qu'en Angleterre, l'intervention sociale individualisée prévaut.

Vous identifiez deux autres modèles d'Etat providence : le modèle social-démocrate et le modèle rudimentaire...

- Dans le premier, qui concerne les pays scandinaves, un taux d'imposition élevé assure aux citoyens un niveau élevé de prestations. La population accède à des droits fondamentaux garantis par la Constitution sur une base universelle et non en fonction du versement de cotisations. Dans ce contexte, on va tenter d'éliminer les risques sociaux à l'aide d'allocations et de services sanitaires et sociaux gratuits et le travail social aura une visée préventive.

Enfin, le dernier modèle, qui peut être qualifié de « rudimentaire », se trouve dans les pays méditerranéens, où la protection sociale est encore minimale. Alors que les travailleurs salariés disposent d'avantages sociaux appréciables, en matière de pensions de retraite notamment, les personnes en difficulté n'ont d'autre choix que de compter sur les réseaux familiaux et informels. En Italie, 75 % des personnes âgées et handicapées reçoivent de l'aide uniquement de la famille, tandis que la moitié des enfants de moins de 2 ans sont gardés par leurs grands-parents. En Espagne, des associations de voisins permettent de résoudre certains différends dans les quartiers avant qu'ils n'éclosent sur la place publique. Ainsi, alors que la France va chercher les solutions dans les dispositifs publics, là-bas, les réponses se trouvent dans la proximité.

Ces différents modèles subissent-ils des évolutions similaires ?

- Oui. Dans tous les pays européens, les temps sont durs. La crise de l'Etat providence vient, à divers degrés, bousculer les anciens systèmes, qui deviennent de plus en plus gestionnaires et se rapprochent du modèle libéral anglais. Sous l'effet de la mondialisation des marchés, on s'oriente vers des aides de plus en plus restreintes. Les travailleurs sociaux se retrouvent entre le marteau et l'enclume, contraints de conjuguer cette nouvelle donne budgétaire avec les exigences de qualité de l'aide et de l'accompagnement. Il s'agira d'observer, dans les années à venir, quelle sera la place de l'usager et comment le travailleur social se situera face à ces injonctions contradictoires.

En France, la loi du 2 janvier 2002 remet l'usager au centre. Néanmoins, elle marque une inflexion libérale : les travailleurs sociaux sont jugés sur leurs résultats et l'attention est davantage portée sur le contrôle.

Que peut-on apprendre des autres pays européens ?

- La manière dont ils évaluent le travail social alors qu'en France on est très en retard sur le sujet. Evaluer signifie définir des objectifs précis, construire des indicateurs, mesurer la qualité des dispositifs. En Angleterre, par exemple, on donne des classifications aux établissements : le maximum, c'est quatre étoiles. Les besoins des « clients » font aussi l'objet d'une évaluation précise. Ainsi, lorsqu'une personne fait appel aux services sociaux, les travailleurs sociaux examinent, à partir de critères et de grilles d'analyse, si elle est éligible ou non à une aide. Si c'est le cas, c'est à elle de choisir la prise en charge adéquate.

Le travail social français s'est longtemps réfugié derrière l'idée qu'on ne peut pas évaluer la relation d'aide et l'évaluation se fait souvent sans critère précis. Or réfléchir à la mise en place d'indicateurs, c'est construire le travail social de demain.

Peut-on parler d'une spécificité française en matière de travail social ?

- Oui. La multiplication des métiers est propre à notre pays. Ailleurs, les travailleurs sociaux sont soit des assistants sociaux, soit des éducateurs sociaux ou spécialisés. Des animateurs socioculturels existent également en Italie, en Belgique ou aux Pays-Bas. En France, au-delà de ces trois professions canoniques, coexiste un conglomérat de professions et de métiers aux frontières floues regroupées sous l'appellation d'« intervention sociale ».

L'autre spécificité française, c'est la profusion de diplômes. Au-delà des quatre grandes filières de formation - éducative, sociale, de l'animation et de l'aide à domicile -, on trouve des formations dépendant du ministère de la Justice, de l'Education nationale, de nouveaux diplômes liés aux fonctions d'encadrement et quelques formations universitaires. En Italie, les formations aux métiers d'assistant social, d'éducateur et d'animateur sont dispensées à l'université. C'est aussi le cas de l'Islande, de l'Irlande, de la Suède, du Royaume-Uni, de la Finlande, du Portugal, d'Israël et de l'Espagne. Aux Pays-Bas, ces trois métiers sont enseignés dans de « Hautes Ecoles ». Il s'agit en quelque sorte d'universités des métiers, qui dispensent une formation généraliste et un enseignement scientifique tourné vers la pratique. La France a fait le choix d'études purement professionnelles. Mais elle gagnerait à suivre l'exemple de ces pays européens.

Pourquoi ?

- Cela faciliterait non seulement la mobilité européenne des étudiants, mais, surtout, la théorie est nécessaire en tant qu'aide à la décision des praticiens. En France, le travail social est surtout enseigné à travers la pratique, et la théorie, qui privilégie la psychologie et la psychanalyse, est insuffisante. Du coup, on a l'impression que les travailleurs sociaux ne pensent pas et que les universitaires le font à leur place.

En Finlande, le travail social est une discipline à part entière, enseignée à l'université, ce qui a permis le développement de la recherche (voir encadré ci-dessous). Voilà un pays en avance par rapport à d'autres, tout comme la Suède. Mais ils ne sont pas les seuls à avoir développé la recherche en travail social. C'est aussi le cas de l'Angleterre, de la Hongrie ou de l'Allemagne. En tout, il existe une quarantaine de doctorats en travail social en Europe et plus de 70 aux Etats-Unis, sans oublier ceux du Canada ou de l'Amérique latine. Il est temps de ne plus considérer le travail social uniquement comme un champ de pratiques, mais comme un espace qui produirait des savoirs de l'intervention professionnelle dans le cadre d'une discipline autonome.

Que préconisez-vous ?

- Mon objectif n'est pas de militer pour que le travail social devienne une science. Mais le rattacher à l'université serait une manière de relever le niveau des futurs professionnels du point de vue théorique. Cela faciliterait le développement et, surtout, le financement de laboratoires de recherche dans les écoles. La France est traversée par un paradoxe : les textes encouragent les centres de formation à faire de la recherche et à créer des « pôles ressources régionaux » (1), mais on ne budgétise pas de postes de chercheurs ! C'est très bien. Mais qui va faire la recherche ? Les universitaires, voire les vacataires des instituts régionaux du travail social qui exercent plusieurs activités ? Tout cela n'est pas très sérieux.

La France possède déjà une chaire de travail social au CNAM...

- Cette chaire a été une excellente idée. Mais il faut aller plus loin. Pourquoi ne pas imaginer la création de « Hautes Ecoles », sortes d'universités des métiers comme cela existe en Suisse, aux Pays-Bas ou en Belgique avec de véritables laboratoires de recherche ?

QUATRE ANS DE TRAVAIL

Cette somme de près de 300 pages (2) est le fruit d'échanges nés au sein du master 2 professionnel et recherche « Travail social en Europe », de l'Institut social Lille-Vauban, rattaché à l'université catholique de Lille. Cette formation, créée en 2002, est effectuée avec 13 universités européennes partenaires. « Il y a quatre ans, j'ai demandé à chacun des collègues européens de rédiger un chapitre sur l'histoire du travail social dans leur pays (3), raconte Emmanuel Jovelin, directeur du département « formations supérieures, recherche et coopération internationale » de l'institut et coordonnateur de l'ouvrage. Ce fut un travail de longue haleine en raison des traductions et des allers-retours de textes qu'il fallait faire relire et/ou compléter. » Peu d'ouvrages en France se sont intéressés au travail social en Europe, en dehors de celui de Françoise Laot intitulé Doctorants en travail social, quelques initiatives européennes (Editions de l'ENSP, 2000). Citons également l'ouvrage Du social en Europe - Le dispositif français en péril d'Henry Joël (Ed. Cheminements, 2006), qui étudie les dispositifs proches de l'AEMO du secteur associatif dans une douzaine de pays européens.

EN FINLANDE, UN « COCKTAIL » DE FORMATION, DE RECHERCHE ET DE PRATIQUE

En Finlande, le travail social est une profession fondée sur la recherche. Son développement est intimement lié à celui de l'Etat providence nordique, offrant à tous les citoyens une sécurité sociale selon leurs besoins. Comme l'écrit Juha Hämäläinen, professeur à l'université de Kuopio, et l'un des auteurs de cet ouvrage, « le travail social est vu comme une profession, une branche d'études et une organisation fonctionnelle de la société. Il est considéré comme un cocktail de recherche, de formation, de pratique et d'interactions entre elles. »

La première formation au travail social a été mise en place à l'université d'Helsinki dans les années 50, avant d'essaimer dans les années 80. En 1993, trois universités ont défini le travail social comme une discipline autonome. Les trois autres universités du pays ont suivi cet exemple, faisant du travail social une discipline indépendante avec une formation doctorale.

La formation en travail social dure en moyenne cinq ans et demi. Les universités proposent une licence en travail social offrant une spécialisation dans cinq domaines (travail social avec les enfants et les adolescents, sur les questions de marginalité, travail social de réhabilitation, travail social communautaire et services sociaux). Le master de travail social permet de suivre des études de doctorat en travail social. Cette formation vise à produire des compétences scientifiques de résolution de problèmes, de raisonnement et d'argumentation. Des qualités considérées comme nécessaires face à des problèmes de plus en plus complexes.

Notes

(1) Voir ASH n° 2550 du 21-03-08, p. 15.

(2) Histoire du travail social en Europe - Ed. Vuibert - 28 €

(3) 17 pays sont étudiés : France, Pays-Bas, Belgique, Suisse, Allemagne, Grande-Bretagne, Espagne, Portugal, Italie, Pologne, Russie, Estonie, République tchèque, Roumanie, Danemark, Finlande, Norvège.

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