« Le lien entre participation des usagers et démocratie n'est nullement gagné d'avance. Dans la mesure où la participation résulte d'une prescription légale, sa mise en oeuvre peut ne donner lieu qu'à quelques aménagements techniques, institutionnels, administratifs, émaillés d'énoncés convenus insérés dans le règlement intérieur, les discours managériaux, les propos des travailleurs sociaux, sans oublier de redondantes références à l'éthique. Il n'en faut guère plus pour se mettre en conformité avec la loi. Il ne s'agit pas de cynisme, mais de parade pour tenter de faire face à une affaire particulièrement complexe.
Ces mises en oeuvre a minima et ces discours convenus témoignent d'un fait majeur : la participation des usagers n'a rien d'une démarche nécessairement novatrice, susceptible de modifier automatiquement les pratiques et les institutions. Rien n'empêche qu'elle vienne confirmer les rituels en place. Voire qu'elle en rajoute une couche, comme on dit. Ce n'est pas là une anomalie, mais un fonctionnement effectif. On peut le regretter, mais cela est réel.
Est également réel ce qui de la sorte apparaît au grand jour : la participation se construit (comme une maison), s'invente (comme un poème), se rectifie (comme une pratique). Jamais définitivement acquise. Tout sauf évidente. Plus qu'une «vraie» ou une «fausse» participation (mesurées à quelle aune ?), il existe des modalités dissemblables et plus d'une fois opposées de participation, tant en termes techniques et institutionnels qu'éthiques et politiques. Comme l'évaluation, la participation n'est pas d'un seul tenant, d'une seule couleur, d'une seule portée.
Et c'est là que les tendances démocratiques représentent des options possibles. Tendances, orientations, enjeux démocratiques, plus que «démocratie» tout court, appellation grandiloquente qui cache trop souvent des défaillances concrètes. «Démocratie» ne nomme pas un état acquis, mais un idéal, une posture désirée et inachevable, aux antipodes des modalités a minima évoquées ci-dessus. Celles-ci, bien que butant sur des usagers rétifs aux dispositifs qu'on leur propose, des praticiens qui interrogent le bien-fondé de leurs actions, des cadres qui n'y investissent pas une passion débordante, arrivent quand même à fonctionner.
En revanche, quand la question de la participation s'articule aux orientations démocratiques, la complexité est de mise. Mettre l'usager au centre suppose de passer en revue l'ensemble des places de tous les intervenants - praticiens, directions, gestionnaires, décideurs administratifs et politiques - autant que leur manière de les occuper. Schématiquement : soit ces places et ces occupations sont tenues pour naturelles et normales (modalités a minima), soit on accepte leur relative mais effective mise à plat (tendances démocratiques). Cela impose des aménagements et raccommodements parfois difficiles, sinon douloureux. Condi-tion sine qua non pour des scénarios novateurs et opérationnels, que nombre d'institutions mettent déjà en oeuvre.
Pour le montrer, commençons par identifier deux modalités bien différentes de participation. La première, officielle et statutaire, régie par des textes réglementaires, est la participation initiée en haut en direction du bas par la mobilisation des ressources institutionnelles en matière de personnels, dispositifs, organisation de réunions, mise à disposition de locaux, fluidité relative des circuits de consultation et décision, etc. La deuxième, moins usuelle, pas toujours reconnue comme telle, est celle pratiquée à leur manière par les usagers, en dehors des cadres établis, selon des formes et des contenus qui leur sont propres. Ce, par la parole et/ou par le silence, par des gestes et/ou par des comportements, par des absences et/ou des revendications. Ne nous dépêchons pas de qualifier de «désintérêt» et de «manque de motivation» le fait que, n'adhérant pas aux canons conventionnels, des usagers manifestent autrement et ailleurs leurs points de vue, leur intérêt positif ou négatif envers le système institutionnel ! Avant de décréter que LA participation ne les intéresse pas, il convient d'examiner de près celle, particulière, qu'on leur propose, voire qu'on cherche à leur imposer. La participation factuelle des usagers n'est pas «peu constructive» simplement parce que les intervenants ne parviennent pas à déchiffrer ce qui s'y joue et qui en aucun cas ne se résume à une simple atteinte à l'ordre réputé normal ! Beaucoup de choses dépendent de la capacité ou de l'incapacité des professionnels de se déprendre de leur cadre habituel : les dires et les conduites des usagers sont-ils transformés en éléments de participation à étayer ou, au contraire, en éléments perturbateurs à mater ?
Pas question de tout supporter, bien entendu. Il s'agit plutôt de travailler avec la participation telle qu'elle est, se présente, se développe, en regrettant le moins possible la participation telle qu'elle devrait être. Il s'agit de tirer parti et donc des enseignements des situations auxquelles les professionnels se trouvent assez régulièrement confrontés. N'est-ce pas là, finalement, une question de bon sens ? Certes, à préférer systématiquement la participation informelle, on va au devant de crises inutiles. A privilégier, en revanche, la seule participation instituée, les dérapages sont probablement moindres, et énormes les risques de bureaucratisation et d'ennui. Mais pourquoi ne pas laisser cohabiter deux modalités également indispensables, en s'employant à régler à vue leur coexistence, c'est-à-dire leurs inévitables tensions ?
Avançons encore. Qu'il s'agisse de participation formelle ou informelle, des orientations démocratiques sont à l'oeuvre si les échanges ne se limitent pas à déployer des cahiers de doléances ni les débats à ressasser des affaires d'intendance. Encore faut-il aborder des sujets touchant le sens des mesures prises, la logique des dispositifs mis en place, les arguments expliquant tel ou tel acte..., bref, toutes ces questions bizarrement appelées «de fond», peut-être parce qu'on les imagine logées très au loin, en méconnaissant qu'en réalité elles ne cessent d'affleurer dans le quotidien des existences individuelles et collectives.
Cela est-il faisable avec les populations suivies par les services sociaux et médico-sociaux, eu égard à leurs difficultés objectives et subjectives, leurs conditions de vie, leurs besoins rarement satisfaits, leur indisponibilité ? Interrogation pertinente, quoique passablement piégée. Les publics du travail social ne détiennent nullement le monopole des difficultés et des incompréhensions, des renfermements narcissiques et des troubles mentaux, des ruptures et des ratages... Ces caractéristiques se trouvent fort équitablement réparties partout, vraiment partout !
Pour ce qui concerne les usagers, un changement de perspective s'impose aux praticiens et aux responsables, aux décideurs et aux opinions publiques : une mutation des représentations. L'illustre le passage de la catégorie de «personne handicapée» à celle de «personne en situation de handicap». La totalité des problèmes, symptômes et difficultés ne se situe plus uniquement chez la personne : la situation, l'environnement, les dispositifs existants, font du handicap un trait indéniable mais gérable ou bien un empêchement rédhibitoire. Il en est de même, chaque fois selon des formes à repérer très précisément, pour les enfants et les jeunes, les familles et les personnes âgées... C'est là une idée qui m'est chère : personne n'est réductible aux catégories pourtant indispensables avec lesquelles il est désigné, et peut même se désigner de son propre chef ; si des évolutions restent toujours possibles, ce qui fait honneur aux interventions sociales et médico-sociales, c'est précisément parce qu'aucun sujet n'est entièrement subsumé par et dans ses symptômes.
Mettre en perspective certaines au moins des lourdes représentations avec lesquelles les usagers sont souvent abordés libère la place pour d'autres représentations, et surtout pour des comportements inédits. Il n'est alors pas rare qu'on découvre chez des usagers pourtant connus depuis quelque temps des compétences en matière de participation et d'évaluation interne...
D'autres conditions sont encore requises. Notam-ment, le passage de la prise en charge des personnes à la prise en compte des sujets, individus ou groupes : au lieu de faire pour des gens qui ne peuvent ni décider ni agir seuls car ils sont supposés complètement attrapés dans leurs symptômes, tâcher de faire avec des sujets qui savent et peuvent certaines choses, tantôt malgré, tantôt grâce à leurs symptômes, tantôt en s'en passant carrément. Leitmotiv : co-construire avec l'usager ce que celui-ci construit avec et/ou contre le professionnel. Cette modalité de participation suppose le concours individuel de l'usager, aussi assumé, désiré et subjectivé que possible, et également le concours collectif de groupes, associations et autres formes plurielles. La présence de plusieurs familles du même quartier, confrontées aujourd'hui ou par le passé à des problématiques comparables, illustre cette participation qu'on peut dire démocratique car elle étaye l'auto-organisation des groupes, la capacité d'entraide réciproque des collectifs. Amenuiser la dépendance des personnes dépendantes vis-à-vis de ceux qui leur veulent du bien. On évitera de chercher la fusion des points de vue des usagers et des travailleurs sociaux, familles et directions, enfants et adultes. Il y va de sa vitalité que cette participation soit critique, c'est-à-dire qu'elle présente des convergences certaines et des divergences pas toujours conciliables.
Le travail clinique est ici de rigueur. Clinique transdisciplinaire, puisque les dimensions subjectives, toujours incontournables, sont indissociables des non moins incontournables enjeux sociaux, idéologiques et politiques des situations abordées et des stratégies d'intervention mises en place. Ne pas isoler les souffrances et les joies personnelles des conditions objectives qui les rendent intelligibles. C'est ce socle de l'intervention sociale et médico-sociale que la clinique transdisciplinaire explore.
Appelons démocratique la participation qui permet aux usagers de s'engager dans un cadre institutionnel, de contribuer à le conduire et non seulement à le supporter ; aux praticiens, de se compromettre, professionnellement et subjectivement, dans des institutions respirables. Plus que tout chambouler en rêvant de démocratie parfaite au sein d'une société en pleine régression néolibé-rale, il faut et il suffit d'autoriser et de s'autoriser des questionnements aussi argumentés que possible. Les modalités de participation minorent ou majorent les effets des démarches socio-éducatives et soignantes : l'affaire n'est ni uniquement légale, ni exclusivement technique, ni fondamentalement personnelle. »
Contact :
(1) Auteur, en dernier lieu, de Pourquoi le travail social ? Définition, figures, clinique - Ed. Dunod, 2004 - Voir ASH n° 2373 du 17-09-04, p. 29.
(2) Signée de Michel Monbeig, elle était consacrée à la difficulté d'associer les usagers à l'évaluation interne - Voir ASH n° 2572 du 12-09-08, p. 37.