« Dans un article d'avril 2007 de la revue Sciences humaines intitulé «Le placement d'enfants, un remède pire que le mal», le sociologue Michel Giraud interroge la pertinence d'une action éducative judiciaire qui, censée agir dans l'intérêt des enfants, contribue dans un nombre non négligeable de situations à aggraver leurs difficultés, notamment parce que les acteurs institutionnels restent aveugles aux conséquences de leur action sur la dynamique des liens familiaux.
L'intérêt de cet article tient notamment à ce qu'il rejoint le ressenti de nombreuses équipes qui ont du mal à penser le malaise institutionnel et professionnel qui peut s'installer suite à une répétition d'échecs des prises en charge ou à une difficulté récurrente à évaluer l'impact des accompagnements éducatifs.
C'est dans ce contexte qu'est intervenu le vote de la loi réformant la protection de l'enfance mais aussi celui de la loi relative à la prévention de la délinquance, leur adoption simultanée ne garantissant pas une pleine lisibilité des orientations des politiques publiques en matière d'accompagnement des jeunes en difficulté et de leurs familles.
Nous pensons que le moment est venu de prendre la mesure des enjeux et de faire des propositions de repositionnement des établissements participant à la protection de l'enfance. Il s'agit de dessiner les contours d'une refondation pour s'assurer une légitimité.
Dans cette tribune, nous nous limiterons à recenser quelques-uns des chantiers qu'il nous semble utile et peut-être même indispensable d'ouvrir pour garantir un avenir à des établissements dont l'utilité sociale est en question :
favoriser l'engagement des associés et des administrateurs dans la formalisation de projets associatifs opérationnels à la hauteur des nouveaux enjeux de la protection de l'enfance ;
revisiter pour les enrichir les adossements théoriques classiques en réinterrogeant, par exemple, l'ajustement d'un concept fondateur tel celui de suppléance familiale avec les nouvelles pratiques mises en oeuvre dans les établissements ;
repenser l'action éducative en établissement résidentiel en assumant ce défi central pour les établissements que constitue l'articulation de l'individuel et du groupal. A l'heure du projet personnalisé, des entretiens individuels et du sur mesure, quel sens peut prendre la dimension collective de l'accompagnement éducatif ? Comment tisser de l'individuel et du collectif, c'est-à-dire répondre aux besoins et attentes de la personne accueillie, tout en prenant en compte la question du vivre ensemble et du monde commun ? Comment mener à bien une entreprise de «conversion des habitus désordonnés en habitus ordonnés» (2), ou, en d'autres termes, viser une transformation personnelle des usagers tout en réintégrant la dimension groupale dans la boîte à outils éducative ? ;
définir une philosophie institutionnelle de la prise en compte des familles et qualifier les modalités d'aide et de soutien à la parentalité à l'heure où trop de pratiques en direction des parents demeurent incertaines. Les pratiques d'accompagnement des parents dans les maisons d'enfants à caractère social (MECS) sont multiples mais trop souvent ne correspondent ni à des objectifs clairement définis ni à des techniques d'intervention formalisées. Ces approximations peuvent être gravement pénalisantes pour les parents surtout lorsque l'on connaît leurs parcours de vie, leurs fragilités, leurs souffrances. Il importe donc de caractériser les modes d'intervention auprès des parents. S'agit-il de les associer au projet des professionnels ? Ou plutôt de prendre en compte leur projet parental dans une démarche de co-éducation ? Opte-t-on pour une démarche de guidance, de soutien, d'étayage des fonctions parentales ou s'inscrit-on explicitement dans un projet de thérapie familiale ? Quelle formation des professionnels est organisée pour ne pas leur faire jouer le rôle d'apprenti sorcier et, de ce fait, mettre en danger des parents vulnérables ? ;
élaborer des méthodologies d'évaluation endogènes au service de la clinique. Plutôt que d'importer des référentiels et des technologies qui viennent faire effraction dans la culture de l'établissement, il y a une véritable opportunité pour faire de l'évaluation un moyen privilégié de progresser dans l'objectivation des pratiques existantes et des outils déjà disponibles dans le respect des fondamentaux institutionnels ;
mieux traiter à plusieurs la question du soin en fonction de la «nouvelle» économie psychique des adolescents accueillis. Le rajeunissement et l'augmentation des problématiques adolescentes, assurément difficiles à qualifier cliniquement et posant des problèmes particulièrement complexes à résoudre tant dans l'accompagnement individuel que collectif, rendent d'autant plus nécessaire la prise en charge conjuguée, interinstitutionnelle et multidisciplinaire pour faire échec à des réponses successives et non-coordonnées. Dans le même temps, il faut bien constater que le fonctionnement en réseau, le travail à plusieurs, les articulations du social avec le médico-social et le sanitaire peinent à s'instituer dans de nombreux départements ;
penser «service» tout en ne réduisant pas à une dimension de client la figure complexe du bénéficiaire. Il est à la fois sujet de droit, usager, citoyen... L'enjeu ici est de mettre en oeuvre au quotidien une dialectique subtile qui consiste à assumer une position de prestataire de service sans jamais renoncer à ses fondamentaux éthiques, cliniques, techniques ;
mettre en oeuvre une gouvernance sociale au nouage du management et d'une clinique de l'institution : il s'agit de construire une posture managériale originale parce que soucieuse d'acquérir une certaine intelligence des processus psychiques groupaux et institutionnels à l'oeuvre sur le terrain professionnel, de prendre en compte les effets d'une souffrance venue se déposer sur le cadre institutionnel, de faire de la reconnaissance tant des usagers que des professionnels un enjeu managérial prioritaire.
Ces défis et d'autres, car nous n'avons pas la prétention de l'exhaustivité, les MECS les relèveront d'autant mieux que les équipes répondront de manière appropriée, c'est-à-dire en s'emparant prioritairement de la question clinique et en résistant aux pressions d'un environnement qui risque d'imposer logique de conformité et emprise procédurale.
Le contexte appelle tout particulièrement un juste positionnement des équipes de direction. De ce positionnement vont largement dépendre la mise en mouvement d'équipes aux compétences reconnues et valorisées et leur investissement dans la construction d'outils en adéquation avec les cultures professionnelles et institutionnelles, l'intégration de l'évaluation dans les pratiques communes, une prise en compte effective des usagers, la promotion d'une culture de l'élaboration collective, la mise en oeuvre d'une véritable reliance entre les différents acteurs.
Pour conclure, en sus des chantiers déjà mentionnés, deux pistes à explorer nous semblent mériter une attention particulière.
Le premier enjeu est celui de la connaissance (3). Ce mot de connaissance nous semble condenser un certain nombre d'enjeux essentiels pour le devenir du champ de la protection de l'enfance :
connaissances des caractéristiques des populations accueillies comme base des politiques publiques mais aussi comme matériau mis à disposition des équipes pour un meilleur ajustement des pratiques ;
connaissances produites par la réalisation d'études longitudinales, alors qu'aujourd'hui nous sommes largement ignorants des parcours des usagers et des effets des diverses modalités de prise en charge ;
connaissances générées par le développement de liens entre chercheurs et praticiens dans un contexte où les articulations sont insuffisantes et produisent peu de travaux propres à améliorer les modalités d'intervention.
Second enjeu, celui de la reconnaissance. Les équipes des instituts de rééducation, devenus ITEP, ont su se rassembler pour exister face aux pouvoirs publics mais également pour réfléchir ensemble à leurs pratiques et se constituer un patrimoine clinique et technique transmissible. Les MECS souffrent de leur isolement, de leur manque de coopération, de leurs difficultés à formaliser leurs expériences, à les modéliser et à les communiquer. Aujourd'hui, il semble opportun de faire exister un réseau national à la fois pour capitaliser les savoirs et savoir-faire mais également pour faire la démonstration de notre utilité sociale. »
Contact :
(1) Francis Batifoulier a co-dirigé avec Noël Touya un ouvrage collectif intitulé Refonder les internats spécialisés, Prati-ques innovantes en protection de l'enfance - Ed. Dunod, 2008.
(2) Romain Gény, « Réponse éducative de la PJJ et conversion des habitus » - Sociétés et jeunesses en difficulté n° 2 - Septembre 2006.
(3) Voir sur cette question le rapport produit en 2005 par Michel Boutanquoi, Jean-Pierre Minary et Tahar Demiche sur La qualité des pratiques en protection de l'enfance , Université de Franche-Comté.