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Participation des usagers à l'évaluation : sortir de l'incantation

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Dans les discours, pas de doute : les usagers doivent être associés à l'évaluation interne. Mais dans les faits... Michel Monbeig, docteur en sociologie et directeur du département des formations supérieures à l'Institut du travail social Pierre-Bourdieu de Pau, se penche sur les obstacles à une réelle démocratisation du processus.

« Depuis quelques mois, la mise en oeuvre de l'évaluation interne et la possible participation des usagers à ce processus agite le microcosme du secteur du travail social.

La plupart des publications attribuent à l'évaluation interne des qualités essentielles, que l'on peut qualifier de «consubstantielles» : elle doit entraîner un renouveau dans le secteur du social en actes, voire, pour les plus optimistes, une «démocratisation» permettant que les organisations et les décisions soient mieux partagées, expliquées, comprises et fondées sur le consensus. La participation de l'usager (ou de son représentant) est l'enjeu central de ce processus démocratisant.

Or celui-ci semble quelque peu dans l'impasse car, paradoxalement, la démocratisation souhaitée par les professionnels semble s'accompagner de l'exclusion des usagers. Dans les établissements ou services, on peut constater l'évidente difficulté à mettre en oeuvre leur participation à l'évaluation interne, une incompréhension de cette obligation, quelquefois un refus, souvent de la perplexité, qu'une série d'arguments techniques, financiers, procéduraux ou idéologiques vient justifier.

Comment comprendre cet écart entre l'idée que l'on se fait d'une chose et sa pratique ? Pour ma part, je ferai l'hypothèse que, pour les professionnels du champ social, cette «affirmation» d'une plus-value attendue de la participation des usagers à la mise en oeuvre de l'évaluation fonctionne comme une croyance permettant de construire un système d'interprétation du réel au sein duquel ils peuvent inscrire leurs actions. Cette croyance permet notamment de masquer ce qui est un problème crucial du travail social : les rapports sociaux inégalitaires structurant les institutions.

Pour réaliser quelque chose de ce que l'on énonce, il faut sans doute prendre en compte la fonction particulière du langage qui accompagne les idées, souvent généreuses, et en saisir les effets sur la stabilité des rôles sociaux, et sur la production de la pratique. Autrement dit, croire peut empêcher de faire ; pour faire, il faut savoir que croire ne suffit pas.

La question de la participation de l'usager a été (bien) posée dans deux textes essentiels : en 1982, Orientations principales sur le travail social, de Nicole Questiaux, alors ministre de la Solidarité nationale, et en 1983, Ensemble refaire la ville (1), ouvrage du maire de Grenoble, Hubert Dubedout. A cette époque, ces deux acteurs majeurs dans le paysage des politiques sociales, issus l'un et l'autre de la deuxième gauche, disaient déjà tout l'intérêt d'associer l'usager, l'habitant, autrement dit le destinataire de l'action publique, à sa réalisation et donc à son évaluation. Leurs propos se fondaient sur l'idée que la politique se pratique à partir de la base et de la consultation et non plus seulement à partir du haut et de l'expertise : « Aucune assistance n'est efficace si les intéressés eux-mêmes ne prennent pas en charge leur projet de transformation... La conduite des opérations doit alors prendre appui sur les identités sociales et culturelles des différentes couches sociales, sur la reconnaissance des habitants comme partenaires dotés d'un véritable pouvoir, sur leur participation réelle aux décisions » (Hubert Dubedout).

L'usager, un individu en creux

Au moins trois obstacles s'opposent à la participation de l'usager à l'évaluation interne. Le premier tient au processus structurant la relation de ce dernier avec le professionnel ; le deuxième renvoie au projet fondateur des associations du secteur, projet en crise ; le troisième, enfin, est lié au droit et à la reconnaissance de l'usager en tant qu'acteur porteur de sa propre revendication. Lever ces obstacles, c'est ne plus seulement croire, c'est mettre au travail les conditions nécessaires - mais certainement insuffisantes - pour engager le processus de démocratisation.

La difficile participation de l'usager au processus d'évaluation renvoie aux limites actuelles d'une pensée professionnelle qui, depuis son origine, pense le client, l'usager ou le destinataire incapable de comprendre la complexité. Même si l'acquisition de «droits nouveaux» le place au «centre» de quelque chose, il est toujours potentiellement et tendanciellement celui à qui il manque quelque chose. Pour le dire simplement, sa présence dans un dispositif, dans une institution, dans un quartier défavorisé est matériellement la preuve d'une forme d'anormalité, aussi subtile soit-elle. L'usager est toujours un individu en creux, dépossédé de sa propre compréhension. La relation issue de cette situation initiale inscrit toute forme de participation dans une impasse ou, pire, renforce les rapports de domination liant l'usager au professionnel.

Ainsi mon travail de recherche (2) montre que dans le cadre de la politique de la ville, les habitants des quartiers de relégation sont captifs, dominés, et considérés spécifiquement comme ayant des problèmes de par le fait même d'appartenir à un territoire disqualifié, ce qui aujourd'hui est d'une grande banalité. Voyant dans le symptôme ce qui constitue en fait le problème, les professionnels de la politique de la ville eux-mêmes, souvent impuissants face à l'immensité des problèmes économiques et sociaux spécifiques à ces territoires, stigmatisent et disqualifient les habitants des quartiers ghettos et les mettent dans une impossibilité structurelle et relationnelle de participer à l'espace public et à l'action publique. Cette impossibilité dans le contexte idéologique ambiant est souvent assimilée à la problématique personnelle des habitants qui ne «veulent pas» participer. Mais elle est renforcée par le travail des acteurs dominants cherchant à renforcer leurs positions et l'acquisition de privilèges dans les configurations locales.

Dans le champ social et médico-social, cette forme d'association/participation se heurte aux rapports sociaux inégalitaires inhérents à la structure même de l'activité. La participation de l'usager apparaît ainsi comme une sorte d'«impensé théorique» fondé sur la représentation que l'on se fait de son incapacité à prendre part aux différents débats. Interrogés, la plupart des acteurs reconnaissent l'écart majeur entre projet et pratique et s'en remettent à de «bonnes» raisons : incapacités cognitives, déficiences diverses, instabilité, langage et connaissances limitées...

Un « irréel partagé »

Dans un tel contexte, la croyance prend alors toute son importance. Pour «accepter» le décalage perçu, il est non seulement utile mais impératif pour les acteurs de construire un discours sur les qualités consubstantielles supposées de la participation de l'usager à l'évaluation. La construction de ce discours exclut celui qui en est le destinataire, puisqu'en le croyant, on n'a pas à le faire. On écrit des projets attestant que l'usager ou l'habitant est au coeur des préoccupations, ce qui est foncièrement (hélas) vrai ; on questionne sa satisfaction, on construit des conseils, des lieux et espaces de débat à partir de ce que l'on croit conforme au monde évoqué ; ce monde ainsi créé renvoie à une forme d'irréel partagé dans lequel l'usager est construit selon nos propres normes, auxquelles il aura du mal à échapper. La croyance fonctionne alors comme sa réalité. Le dire, c'est le faire. C'est la dimension performative du discours sur l'évaluation.

La rhétorique et le langage des professionnels sont alors saturés d'une croyance en la démocratie. Et l'usager ne peut que s'approprier le langage dominant et sans le vouloir ou, sans le savoir, reproduire les mécanismes de l'exclusion ainsi engendrée. Il y a alors de fortes probabilités qu'il ne puisse dire que ce qu'on attend impérativement de lui. Je nomme cette tendance «l'illusion de la rhétorique au service de la stabilité instrumentale».

Peut-on aborder différemment ce problème ? Quelques préalables sont nécessaires, fondés sur un postulat essentiel : affirmer que la démocratie est désirable. Pour cela, il faut faire une offre «politique» séduisante et chercher à renforcer le «pouvoir» politique de l'usager. Etudiant la question de la démocratisation du projet d'action publique par la participation du destinataire (l'habitant dans le cadre de la politique de la ville, l'usager dans celui des établissements ou services ou le stagiaire dans l'espace de formation) à sa mise en oeuvre et à son évaluation, j'ai montré qu'impliquer l'habitant ou l'usager n'a de sens que si, et seulement si, il est associé à l'ensemble du processus de construction et de réalisation de l'action. De l'information à l'évaluation en passant par la consultation et l'implication. Cet ordre des choses peut, selon moi, atténuer la violence symbolique qui s'exerce sur le destinataire de l'action.

Ce travail spécifique vise à doter chaque acteur concerné du pouvoir de décider quelque chose sur cet objet, c'est ce que les Anglo-Saxons nomment «empowerment». On doit proposer des temps de réflexion, de travail, de formation et de débat pour que chaque acteur concerné par le processus d'évaluation interne se construise en individu éclairé et développe son libre arbitre sur cette question. Travail long, difficile, et sans doute le plus porteur d'incertitudes.

Ensuite il y a les stratégies des associations, creusets de la démocratie, qui doivent viser à renforcer le processus communicationnel. Débats de fond et orientations enfin mis en place, le débat et la prise de parole se font sous conditions : vérité, justesse et authenticité. Les acteurs associatifs doivent refonder leur légitimité démocratique, et se recentrer sur ce qui fait leur histoire : vouloir par la volonté de s'associer, changer le monde, récuser encore et toujours ce qui est présenté comme inéluctable et toujours vouloir la justice sociale dans l'association et hors d'elle.

Enfin, il apparaît clairement que, si la démocratie est d'abord un travail incessant, jamais terminé et toujours en mouvement, et donc, si elle doit s'apprendre et se travailler, c'est sans doute dans les espaces de formation initiale ou supérieure, là où l'on peut se confronter, s'expérimenter dans le débat contradictoire, réfléchir aux effets du conflit régulé, et chercher la sortie par le consensus incertain, dans un espace apprenant, explorant les fondements de ces questions. Comme d'autres domaines de compétences, l'approche démocratique et impliquante doit être le coeur des projets de formation et sans doute que les questions inhérentes aux nouvelles formes de pratiques prendront une autre tournure que celle d'une reproduction à l'infini des mêmes logiques. »

E-mail : michel.monbeig @its-pau.fr.

Notes

(1) La Documentation française.

(2) La démocratie confisquée - Thèse de doctorat en sociologie, mars 2007.

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