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Chercheurs et éducateurs de prévention croisent leurs regards sur les processus « d'intégration sociale »

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Comment mieux travailler, dans les quartiers, avec les populations issues de l'immigration ? La question est au coeur de l'ambitieuse démarche de recherche-action entamée en 2005 par les équipes de prévention spécialisée de plusieurs associations du CNLAPS Grand-Est. Interrogeant la construction des processus « d'intégration sociale » des jeunes en lien avec l'immigration algérienne, cette approche, où terrain et réflexion se nourrissent en permanence, a d'ores et déjà permis de modifier certaines représentations et de nouer de nouveaux liens avec les publics. En considérant leur diversité.

Mai 2003, la terre tremble près d'Alger. En Lorraine, où vit une forte population issue de l'immigration algérienne, des jeunes et leur famille interpellent les éducateurs du service d'éducation en milieu naturel (SEMN) du Comité mosellan de sauvegarde des enfants, des adolescents et des adultes (CMSEA) (1). Un vaste élan de solidarité prend corps. Des livres sont collectés, du matériel informatique est réparé et acheminé en Algérie, des manifestations sont organisées, ce jusqu'en 2005. De ces actions émergent alors plusieurs constats. « Diverses tensions, souffrances, réactions passionnelles traversaient la communauté algérienne. En outre, nous ressentions que nombre de choses en lien avec l'histoire franco-algérienne, le terrorisme et l'intégrisme ne pouvaient être dites », se souvient Leila Calmé, éducatrice spécialisée. Alors que dans les espaces d'accueil, les jeunes Marocains ou Tunisiens parlaient avec fierté de leur pays, ceux issus d'Algérie n'étaient pas prolixes. Aux non-dits et au malaise s'ajoutaient enfin beaucoup d'a priori et de fausses représentations véhiculés y compris par les éducateurs, dont une partie est elle-même issue de cette immigration. Soucieux de revisiter l'intervention éducative et de voir évoluer certaines pratiques, le CMSEA a alors décidé de « mener une réflexion visant à permettre de porter un autre regard sur les questions d'intégration des jeunes issus de l'immigration ». Une démarche qui passait nécessairement par une meilleure connaissance et implication des publics. De fait, l'idée d'une recherche-action s'est imposée. Présenté aux associations adhérentes du Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée (CNLAPS) Grand-Est, en 2005, le projet a tout de suite suscité l'intérêt d'autres équipes, en proie aux mêmes interrogations. Aujourd'hui, la recherche-action, que finance l'Agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances, se poursuit ; plus de 30 éducateurs exerçant sur divers secteurs de la Moselle et de Meurthe-et-Moselle, des Ardennes et d'Alsace (2) y participent, et l'heure est aux premières analyses.

Pour mener les travaux, un comité de pilotage (Copil) composé de travailleurs sociaux a été constitué autour de la thématique : « Comment se construisent les processus d'intégration sociale des jeunes issus de l'immigration, à partir de l'exemple des jeunes issus de l'immigration algérienne ? » L'idée était de lier deux questions : la relation aux jeunes et le rapport implicite des travailleurs sociaux à ces jeunes. « Quand on se réfère à ces publics, on s'interroge toujours sur la question de l'intégration. Or la plupart sont français. Nous avons donc voulu aborder la problématique autrement, en termes «d'intégration sociale». Une notion dynamique, entendue comme la participation de tous à la société dans son ensemble. Il s'agit donc d'interaction. Cela permet de poser le jeu entre les travailleurs sociaux et les jeunes, et la façon dont cela se coconstruit », précise Murielle Maffessoli, sociologue directrice de l'Observatoire régional de l'intégration et de la ville (Strasbourg) et l'un des trois experts du groupe mis en place pour accompagner la démarche. Le regard porte ainsi à la fois sur l'individuel et le collectif.

L'interaction, la coconstruction, la réflexivité elles-mêmes sont au coeur de la démarche de recherche-action. En effet, rappelle le sociologue Arsène Amen, directeur pédagogique du CMSEA et membre du groupe d'experts, « c'est une négociation constante entre les équipes de terrain et les chercheurs. On construit de la connaissance progressivement ensemble. Les travailleurs sociaux peuvent résister aux propositions des chercheurs, et ces derniers, à la tendance naturelle des équipes au besoin d'action. » Pour résumer la méthodologie employée : de multiples actions (groupes de parole, diffusion de films, soirées... [voir encadré, page 41]) sont mises en place par les éducateurs avec les publics ; des points émergeant du terrain sont débattus librement au sein du Copil et réfléchis avec les experts ; des séminaires sont organisés pour répondre, si besoin, aux questionnements des travailleurs sociaux. Un psychologue a ainsi apporté un éclairage sur la paternité à l'épreuve de l'exil ou un sociologue de l'université d'Alger, sur la construction sociale de la famille algérienne. Des données sont par ailleurs recueillies auprès des jeunes et des adultes des quartiers comme auprès des équipes de prévention spécialisée, par le biais de questionnaires et d'entretiens. Enfin, trois axes ont été choisis pour explorer l'intégration sociale : la construction du lien social, la tâche de la prévention spécialisée s'inscrivant pleinement dans cette dimension ; la compréhension des processus identitaires ; la question de l'histoire et de la transmission de la mémoire, avec l'implication du troisième expert, l'historienne Zohra Tared.

Selon les équipes, certaines approches ont davantage été développées que d'autres, mais tous les éléments rapportés étaient mis en commun, provoquant parfois des débats très tendus, de fortes réactions émotionnelles, souvent dans un effet de miroir. Dans tous les cas, l'objectif de la démarche est « d'aller à la rencontre de la population au travers de ce qu'elle dit et vit et non en partant d'interprétations extérieures », rappelle Leila Calmé, qui coordonne la recherche-action. Une population qui, très étonnée que l'on s'intéresse à elle, « a manifesté un enthousiasme débordant. A chaque action, on a beaucoup de participants. En fait, on donne une place à leur histoire sans les stigmatiser. »

Sur le plan du travail social, l'optique est d'offrir aux éducateurs des outils pour mieux accompagner les populations. En effet, analyse Francis Grandjean, directeur du SEMN, « sur ces questions d'intégration, d'immigration, d'identité, d'histoire..., nous avons compris que nous sommes prisonniers de nos représentations et de notre histoire et que cela empêche une approche sereine et professionnelle des problèmes et une intervention éducative efficace. Les travailleurs sociaux se retrouvent ainsi souvent pris dans un processus de simplification et de catégorisation et en viennent à aborder les relations d'aide sur un mode condescendant qui nie la personne dans sa complexité. » Le travail de fourmi mené a d'ores et déjà permis d'avancer sur certains points. Tout ne peut cependant être mesuré et nombre d'éléments sont à rapporter à leur territoire. « Tout d'abord, cette démarche a obligé les équipes à prendre des initiatives pour aller autrement à la rencontre des jeunes, de leurs parents, du quartier. Et celles-ci sont en train de revoir leurs représentations. Il y a une autre manière de poser des regards, de questionner », affirme Arsène Amen, pour qui il est essentiel que les éducateurs apprennent à puiser dans le quotidien des jeunes des éléments de connaissance afin de modifier leur approche des publics. Transformation qui devrait ensuite avoir un impact sur ces derniers.

A partir des matériaux recueillis (enquêtes, groupes de parole, soirées film-débat...), certains enjeux fondamentaux sont apparus. « Des récits de vie est ressortie la complexité de la construction des trajectoires, de celle de soi, voire de l'estime de soi, beaucoup de souffrance étant exprimée. De même a été affirmé le processus de coconstruction de ces trajectoires et de ces identités dans un quotidien », relève Murielle Maffessoli. Cela renvoie de fait le professionnel à sa responsabilité dans cette construction. A-t-il un rôle à jouer ? Et de quel ordre ? « La fonction de l'éducateur n'est pas de choisir pour le jeune quelle doit être sa construction identitaire mais de lui donner la possibilité de faire son choix, sachant qu'une construction positive doit être favorisée. C'est un enjeu fort et certes difficile à travailler », répond la chercheuse, pour qui « on peut se construire comme franco-algérien ou français musulman sans que cela pose de problème de fond, tout dépend comment on le fait ». Une façon aussi d'empêcher le mécanisme d'inversion du stigmate, qui peut pousser des jeunes à adopter une identité par défaut ou par provocation. A également été mis en lumière le procédé du « bricolage identitaire », le fait que chaque individu, porteur de plusieurs identités non figées, choisit, selon les circonstances et l'interlocuteur, d'en afficher une plutôt qu'une autre (3). « C'est un concept formidable. Pour l'éducateur, la connaissance de ce mécanisme peut permettre d'appréhender les choses, de relativiser des positions identitaires mises en avant par le jeune, de décoder son message et de modifier sa posture pour faire bouger la relation », affirme Francis Grandjean.

Il est également important de s'arrêter sur la question de l'histoire. En quoi la mémoire sert-elle l'intégration ? « Quand elle rassure une génération. Quand elle fait remonter à la surface des souvenirs, des bribes, des silences, des vérités latentes, quand elle fait qu'on se retrouve sur ses deux jambes, comme en psychanalyse. Mais aussi quand elle répare une injustice », répond Zohra Tared. Or, avec l'Algérie, la tentative de la page tournée n'a pas permis de prendre en considération toutes les souffrances vécues et de travailler sur les réparations symboliques ou réelles nécessaires. « Ces jeunes veulent comprendre l'histoire, dont ils savent peu de choses. Des entretiens émergent comme une souffrance transmise et beaucoup de non-vérités historiques », poursuit l'historienne, pour qui le choix ne se situe pas « entre oubli et ressassement, mais dans une appropriation individuelle de l'histoire ». Le constat du poids du non-dit, de l'absence de transmission entre générations ou de son existence sous une forme tronquée de la pluralité des publics et des vécus interroge la pratique professionnelle. Notamment, il apparaît évident qu'un minimum de connaissances, en particulier de l'immigration de chaque territoire ou des contextes géopolitiques mondiaux actuels, s'impose pour éviter erreurs d'appréciation et amalgames dévastateurs. Cela offre également des repères dans les histoires individuelles et autorise la prise en compte de la diversité. Et à cet égard, la recherche-action a été source de progrès. Tout comme elle l'a été d'ailleurs en permettant aux éducateurs de ne plus questionner uniquement les publics mais de s'interroger aussi sur l'approche qu'eux-mêmes ont de certains concepts. Parmi eux, la laïcité. Un sujet complexe s'il en est, et plus encore en Alsace-Moselle qui vit sous le régime du concordat, et qui a été notamment traité par Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherche au CNRS, lors d'un séminaire organisé le 5 mars dernier à l'IRTS de Lorraine (site de Ban-Saint-Martin) à Metz (voir encadré, page 42).

La laïcité est en effet, défend Daniel Delrez, président du CMSEA, « un outil indispensable aux travailleurs sociaux. Elle doit faire partie de leurs préoccupations, car elle est un facteur d'intégration, une ouverture sur l'intelligence de l'Homme, le respect - et non la tolérance - des convictions personnelles. » Sur ce plan, certaines pratiques ont pu être discutées, voire révisées. Dans différents territoires, « des actions relevant davantage du bricolage personnel que d'une démarche volontaire identifiée étaient en effet mises en oeuvre », souligne Francis Grandjean. Il fallait donc, reprend Leila Calmé, « consolider le regard des éducateurs sur la laïcité et les aider dans leurs réponses face aux jeunes ». Des jeunes qui émettent des revendications de plus en plus fortes sur des points tels que l'exigence de viande « hallal » lors de séjours, par exemple, et qui mettent en difficulté les travailleurs sociaux sur les réponses à apporter.

Autre sujet complexe d'interpellation des éducateurs par les jeunes : leur supposée appartenance à une même origine culturelle ou religieuse, jugée sur leur apparence physique. Est ainsi posée la question des travailleurs sociaux issus de l'immigration maghrébine, très nombreux dans la prévention spécialisée. Que signifie pour un éducateur d'être ainsi assigné à une identité susceptible de l'obliger à se comporter en respectant certaines règles ? Comment réagir ? Quel discours ces travailleurs sociaux peuvent-ils tenir dans un quartier, avec des jeunes, autour des interrogations liées aux comportements alimentaires, à l'intégrisme, au religieux, à la prière... ? Autant d'interrogations que la recherche-action a fait remonter à la surface, et sur lesquelles des réflexions doivent être menées. Pour Murielle Maffessoli, cette problématique appelle, en effet, « une «reprofessionnalisation» de ces éducateurs. Il faut leur permettre de se réaffirmer comme professionnels et non comme personnes. Un éducateur n'a pas à dire s'il est musulman ou non. Il doit poser des limites sans pour autant occulter la question avancée par le jeune. » Pour Aïcha Halima-Filali, jeune éducatrice issue de l'immigration algérienne qui participe au Copil, la démarche entamée est sur ce point prometteuse. Ainsi, témoigne-t-elle, « grâce aux débats qui ont eu lieu, au séminaire sur la laïcité, on va pouvoir commencer à travailler sur certains sujets difficiles à digérer pour tout le monde. La recherche-action permet de prendre du recul. D'ailleurs, au départ, je ne voulais pas y participer : je ne me voyais pas parler d'intégration, d'immigration... et je craignais la stigmatisation. »

La recherche-action en cours dans le Grand-Est met en relief une foule de questions qui touchent la prévention spécialisée en général. D'autres équipes en France sont confrontées aux mêmes interrogations alors même que le sujet prête à polémique et que la communication se révèle difficile. Pour preuve : l'accueil réservé à l'équipe, lorsqu'elle a présenté l'ébauche de son travail en atelier lors des journées nationales de la prévention spécialisée (4). La salle était comble mais l'ambiance houleuse. Raison de plus pour y réfléchir sans attendre. « Pierre Bourdieu parlait des fantassins de la République au sujet des travailleurs sociaux, on est fortement là-dessus aujourd'hui, s'enflamme Murielle Maffessoli. On laisse des éducateurs se débrouiller tout seuls dans certains quartiers avec ces jeunes. Il faut une réflexion sur la pratique professionnelle concernant l'approche religieuse et culturelle, regarder l'évolution du profil des acteurs de la prévention spécialisée et se recentrer sur les compétences. L'enjeu est de taille et il est lié aux tabous de la République. Il l'interroge sur sa façon de penser la diversité dans une dimension de l'être universaliste. » Et sans tomber dans l'ethnicisation. Enfin, l'impasse ne pourra plus longtemps être faite sur un point brûlant, qui tient au quotidien de ces jeunes : les discriminations. Discriminations que subissent, tout comme eux, nombre de professionnels.

LE DÉBUT D'UNE DYNAMIQUE

Lancée à partir de l'exemple de l'immigration algérienne, la recherche-action commence à faire tache d'huile. « On se rend compte que les éducateurs se saisissent de la méthode mise en place : connaissance de l'histoire, de la culture, rencontre de la population... avec d'autres communautés », se réjouit Leila Calmé, éducatrice spécialisée, qui coordonne la démarche. Dans un quartier, un travail est ainsi mené auprès d'une communauté marocaine ; dans un autre, un projet prend forme avec des Roms... La dynamique pourrait même dépasser les frontières, puisque la réflexion s'ouvre, via le réseau du CNLAPS (Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée), sur le plan européen et qu'un projet pourrait voir le jour avec l'Allemagne et l'Angleterre.

Au plan national, la thématique intéresse aussi d'autres organisations. L'Unasea (Union nationale des associations de sauvegarde de l'enfance, de l'adolescence et des adultes) compte organiser, les 13 et 14 octobre prochain, deux journées (5) en appui aux travaux de la commission « La prévention spécialisée à l'épreuve de la diversité culturelle » créée par le Conseil technique de la prévention spécialisée (6). A sa tête, Jean-Claude Sommaire estime, en effet, que « la société française vit des changements profonds et se dirige vers moins d'homogénéité aux plans ethnique, culturel, religieux. Cet élan ne va pas de soi et il faut s'en préoccuper pour réussir ce passage. » La prévention spécialisée peut apporter un éclairage très important. « Elle a vocation à aller au devant des jeunes les plus en difficulté, de ceux issus des minorités ethniques, et à construire, à partir de la confiance tissée et avec pragmatisme, des choses qui peuvent intéresser d'autres secteurs : travail social, éducation, police... », soutient l'ancien secrétaire général du Haut Conseil à l'intégration. La commission devrait établir un rapport d'ici à juin 2009.

La recherche-action sur le terrain

Dans les Ardennes, deux clubs de prévention, l'un à Sedan, l'autre, à Revin, ont choisi de participer ensemble à la recherche-action. « Nous avons privilégié les dynamiques de quartier en termes d'échanges et de convivialité autour d'actions proposées », résume Elena Muscillo, éducatrice spécialisée à l'APAR, à Revin, pour qui la démarche a réussi à créer, ou recréer, du lien social là où parfois le dialogue manquait. Ont ainsi été mis en place des groupes de parole, des projections de films suivies de discussions, des événements festifs, des rencontres avec les experts. Dans chaque quartier, les équipes se sont appuyées sur un noyau dur réflexif d'une dizaine d'adultes ou de jeunes. « Les gens ont été très touchés de la façon dont cela s'est joué dans les Ardennes, de l'intérêt porté à leur histoire. Il y avait une vraie stimulation à parler », poursuit l'éducatrice. Une historienne est ainsi intervenue à Sedan, devant 120 personnes, et « tout le monde, hommes ou femmes, jeunes ou adultes, a réussi à livrer son approche de la colonisation, la guerre d'Algérie, l'immigration... », se souvient Dominique Dagostini, éducateur à l'Association club de prévention Sedan Ouest (ACPSO). Autre exemple : à Revin, une pièce de théâtre jouée par des lycéens a permis d'aborder le thème délicat des discriminations. Concernant le volet « recherche », des questionnaires ont été élaborés. « Nous discutions d'abord avec le jeune pour voir ce qu'il connaissait de son histoire, de celle de ses parents... Puis, nous lui demandions de compléter en allant chercher l'information, ce qui nous permettait ensuite des échanges avec les parents », explique Monique Hucorne, éducatrice à Sedan, qui souligne combien le « travail de recherche-action s'est fait au plus près des populations et dans une dynamique de réseau ». Ce travail a déjà permis, selon les équipes, d'améliorer la compréhension des mécanismes d'intégration, de faire évoluer les regards sur les populations et, même s'il doit se poursuivre, a déjà un impact sur les pratiques professionnelles.

En Alsace, à Strasbourg, l'équipe de l'association de prévention spécialisée et d'action sociale à la Meinau (PAM) travaille depuis longtemps sur la diversité. La démarche de recherche-action a donc séduit l'équipe d'autant qu'elle autorisait, explique le directeur Rudy Wagner, « à prendre un peu de recul. En prévention, on est en effet beaucoup dans l'agir et souvent dans le bricolage. Un bricolage positif visant à construire dans l'empathie une action tenant compte des populations et de leurs évolutions... » Mais s'ajoutait une autre motivation. « Après la première guerre du Golfe, certains jeunes nous ont dit : «Vous nous avez colonisés pendant des années, maintenant, à nous de vous faire subir des choses». Avec certains collègues, on nous a aussi traités de «juifs». » A suivi une montée des revendications identitaires, qui sont venues déstabiliser tous les éducateurs, jeunes ou non, issus ou non de l'immigration. « Malgré une équipe plurielle, nous n'avions jamais pris le temps de travailler ces questions en tant que telles », témoigne Rudy Wagner, pour qui la démarche, par ce processus de construction progressif et collectif, ce travail sur soi, permet réellement d'avancer. Et bien au-delà de ce qu'elle peut produire directement sur les populations.

L'équipe a travaillé autour d'une pièce de théâtre Alsace-Algérie, abordant les relations complexes entre les deux pays, ou encore d'un film sur la guerre d'Algérie. Elle a en outre beaucoup appris à partir de l'intervention d'un psychanalyste sur la construction et le bricolage identitaires, ce qui lui a permis de réfléchir à la richesse qu'il peut y avoir pour ces jeunes « de n'être ni d'ici ni de là-bas », comme ils se disent. L'équipe reconnaît aussi avoir avancé en menant les entretiens : travail d'écoute, complexité des situations... Par exemple, celle de ces jeunes qu'elle croyait français mais qui étaient en fait arrivés à quelques mois en France et y avaient grandi. Or, à 18 ans, on leur envoyait un contrat d'accueil et d'intégration. « Pour eux, c'est difficile à vivre, témoigne le responsable. C'est une remise en question de leur légitimité à être en France. Il y a vraiment une manière d'être des institutions françaises, de la société d'accueil, à repenser. »

LA LAÏCITÉ, OUTIL ET OBLIGATION DU TRAVAIL SOCIAL

« Aujourd'hui, identifier ce qui est de l'ordre du religieux, de l'identitaire, de la réponse à la discrimination, de la revendication juste pour exister... est devenu très difficile, car nous sommes dans une société où les inégalités sociales se sont creusées et où est venue s'ajouter l'humiliation », analyse Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherche au CNRS (7). Le religieux, qui évolue dans l'exil, se retrouve dès lors en permanence lié à l'identitaire. Et c'est un religieux à qui l'on fait dire tout et n'importe quoi. « On se retrouve face à un islam réinventé, cela sur fond d'ignorance. Et les mouvements qui sont religieux à leurs manières mais sont d'abord politiques en profitent », poursuit-elle. A cela viennent s'agréger des ruptures générationnelles, la transmission de la mémoire étant défaillante, ainsi qu'une foule de discriminations auxquelles contribuent nos codes sociaux, un contexte de dévalorisation de la notion d'intérêt général et de service public, enfin des déséquilibres internationaux médiatisés.

Dans ce contexte, certaines apparences affichées, telles des expressions religieuses, méritent d'être interprétées. Souvent, ce sont des appels déguisés. « Derrière des comportements de provocation se cachent des souffrances et si l'on s'en tient à l'expression visible et que l'on répond brusquement, on les aggrave », explique-t-elle. Les appartenances communautaires, les affirmations d'identité religieuse, le recours à des rituels... peuvent sécuriser, réinscrivant l'individu dans une histoire qui a un sens. Elles peuvent aussi être une revendication de dignité. Il convient donc de « mener une réflexion sur la culture, l'identité, la mémoire, la façon dont on s'inscrit ou pas dans une tradition, dont on est ancré dans une histoire collective ou non ». Ce que permet une démarche laïque.

La laïcité, qui pose un principe d'égalité de traitement et de neutralité et est intimement liée à la logique des droits de l'Homme, permet d'ouvrir le dialogue. Or une rupture culturelle s'est produite et cette notion s'efface dans les têtes. « En particulier, les jeunes enseignants, les jeunes éducateurs, sont ignorants sur la laïcité. Cela ne leur a pas été transmis dans leurs instituts de formation. Les années 90 ont été dramatiques en ce domaine. Aussi, quand ils sont déstabilisés, ces professionnels hésitent entre un laxisme idiot, qui peut entraîner des conflits, et une répression stupide, une réponse injonctive, qui entraîne la coupure de la relation et du dialogue et contrarie leur mission », affirme la chercheuse.

Les travailleurs sociaux doivent adopter une posture de neutralité. « Celui qui intervient dans le cadre du service public en a d'ailleurs l'obligation. Il n'est pas là pour imposer sa conception philosophique du monde, ni un catéchisme, ni un jugement. On ne vient pas avec un discours global sur l'islam ou autre pour répondre aux problèmes de ces jeunes », rappelle Jacqueline Costa-Lascoux. Cela passe notamment par l'absence de port de signes de reconnaissance. « On n'engage pas des relations avec des familles et des jeunes en se mettant en scène, notamment dans un choix religieux. » L'attitude à adopter doit donc reposer sur l'exemplarité, le respect, le refus des préjugés et l'hospitalité. Et « plus les travailleurs sociaux seront fermes sur le principe de laïcité, plus ils ouvriront la diversité », insiste-t-elle. Les éducateurs doivent ainsi se garder de répondre aux sollicitations des jeunes en mettant leur vie sur la table, et rester dans un cadre d'information professionnelle, « sinon on n'est plus en position possible d'aide ou d'accompagnement. Il faut avoir de la sympathie mais à bonne distance », résume la chercheuse. Enfin, veiller à éviter les assignations identitaires est essentiel. Comprendre les mécanismes des traditions est important, mais il ne faut pas « renvoyer systématiquement une personne à une entité cognitive car c'est d'une extrême violence. Elle peut finir par revendiquer le stigmate pour exister », observe-t-elle. Les éducateurs ont donc avant tout à favoriser la parole et l'expression des opinions et convictions. « Le sens doit être donné par la personne. Il faut partir de ce qu'elle dit, ne pas omettre de recontextualiser la parole, puis prendre le temps nécessaire. »

Notes

(1) CMSEA-SEMN : 47, rue Dupont-des-Loges - 57000 Metz - Tél. 03 87 37 99 15.

(2) Association Vivre dans la ville (Vandoeuvre-lès-Nancy), ACPSO (Sedan), APAR (Revin), PAM (Strasbourg), CMSEA.

(3) Voir ASH n° 2518 du 20-07-07, p. 39.

(4) Organisées à Colomiers, les 30 et 31 octobre 2007, par le CNLAPS : 21, rue Lagille - 75018 Paris - Tél. 01 42 29 79 81.

(5) Sur « Les pratiques éducatives à l'épreuve de la diversité culturelle » à Paris.(2) Voir ASH n° 2526 du 12-10-07, p. 33.

(6) Lors d'un séminaire, le 5 mars, à l'IRTS de Lorraine (site de Ban-Saint-Martin) à Metz.

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