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Le lieu de vie : ni prison, ni hôpital...

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A quelles conditions un jeune peut-il tirer un réel bénéfice d'un séjour dans un lieu de vie ? Martine Fourré, docteur en psychologie et psychanalyste, répond, dans cette lettre ouverte, aux reproches d'un directeur chargé de la protection de l'enfance dans un conseil général qui mettait en cause les « résultats » de la structure qu'elle dirige au Sénégal.

« Lors d'un récent entretien, vous me demandiez confirmation par écrit de vous garantir que les enfants confiés par vos services ne fugueront pas, ne se mettront pas en danger. Je vous mentirais si je vous l'affirmais. Même les murs des prisons et ceux des hôpitaux sont régulièrement franchis. Pour ma part, je ne suis qu'un lieu de vie, lieu ouvert, ni prison ni hôpital. Le terme de «soin psychosocial» ne suppose pas que je transforme ma maison de dialogue en lieu de coercition...

Vous espériez des miracles ? Je suis désolée de vous décevoir. Par contre, je veux bien, avec vos praticiens, travailler à prévenir les débordements, chercher à apaiser, à rencontrer si bien ces jeunes qu'ils tisseront des liens pacifiés et actifs dans notre société. L'immédiateté n'est pas de mise. Vous le savez pour vous-même, nul ordre ne vous fera changer d'idée. Il faut toujours, que l'on soit enfant ou adulte, de longs méandres de la pensée pour élaborer la blessure narcissique, nécessaire aux modifications des positions subjectives où nous avions pu nous égarer. Ces changements, le sujet les veut tenir de lui-même et non d'un autre. Seulement plus tard, adulte libre, il nous restitue notre part. Il nous dit qui nous avons été pour lui.

L'échec rencontré avec les jeunes Y. et M. est dû à mon incapacité de travailler avec vos équipes. Ces jeunes n'ont voulu aucun projet pour eux-mêmes. Avec leurs passages à l'acte, ils exhibaient l'incompétence qu'ils nous attribuaient, celle de ne pas satisfaire leurs besoins «psy», se drapant ainsi dans le discours institutionnel qui impose de leur donner le «bon placement», celui qui leur convienne. Les enfants, qui ont saisi qu'ils peuvent mettre en échec la capacité des adultes à les «éduquer», ne trouvent aucun lieu assez bon. Ils divaguent ainsi d'un placement à l'autre, reproduisant toujours la même histoire : celle de leur venue dans un monde où leurs parents ont échoué. Si un travail de mentalisation sur les raisons du placement à l'aide sociale à l'enfance (ASE), les amenant à accepter la vérité sur leur père et leur mère et peut-être à leur pardonner, n'est pas fait, ils grandissent avec l'idée d'un lieu idéal qui résoudrait tous leurs ennuis et que la société leur devrait... A défaut, ils cassent tous ceux où ils passent, sauf ceux qui se plient à leur toute-puissance et leur donnent tout ce qu'ils exigent narcissiquement et matériellement... Ainsi, Y., dès qu'une vraie rencontre se profilait, en dehors de ses fantasmagories, s'enfermait dans la drogue et dans l'espace. Là où nous avons tenu une année, vos équipes au retour ont tenu à peine quelques mois. Mon regret est là. Une année, c'est trop court pour qu'un enfant sorte d'une pathologie aussi lourde. Sans le soutien de vos équipes et celui de votre instance administrative pour lui transmettre et faire accepter ce qu'il en est de l'ordre du monde - et non ce que vous nous imposeriez de faire de lui parce que vous financez sa guérison -, sans ce soutien nous ne pouvons rien, pire nous sommes en danger. Nous sommes sous la coupe du sadisme de l'enfant, qui lui se met en danger de manière irraisonnée pour exhiber notre incompétence - et la vôtre - et pour garder en lui son rêve : les «bons» sont ses parents...

Pris au piège

Accueillir ces enfants est si violent, si impliquant, si proche de l'horreur qu'ils ont connue tout petits, que sans le soutien et l'implication effective des instances qui nous les confient, et si chacun se bat pour imposer sa solution, non seulement ces rivalités - vaines dans des relations adultes - nous empêchent de continuer, mais de plus nous reculons, pris dans un piège qui nous fait battre des deux côtés : par l'enfant qui reproduit auprès de nous les «déraisons familiales» à l'origine du placement, et par l'administration qui nous tient pour responsables de cette situation et nous accuse.

En cas de «réussite», l'apaisement ne tient pas à moi. Il vient du travail d'équipe : la grande famille ici, l'inspectrice, la référente en France. Quand la jeune A. fugua, il fallut maîtriser nos émotions, écouter ce qu'elle vivait, le lui restituer, chercher avec elle une autre relation... Loin de me faire gronder par une équipe ne supportant pas l'angoisse, j'ai senti des adultes au travail, une éducatrice recevant la mère, m'envoyant une synthèse de ses paroles, m'aidant à parler avec l'enfant à son retour. Son apaisement ne tient pas à ma puissance sur ses démons, mais plutôt à ses capacités d'entendre ce que nous lui disions tous ensemble, d'elle, de nous, de l'ASE, de la société, de sa vie personnelle... Relire ensemble son enfance comme elle ne l'avait pas pensée l'a rendue moins douloureuse que dans ses ruminations.

Quand bien même, nulle institution ne peut être tout pour un jeune. Un enfant mal chez ses mauvais parents, privé de tout, bien à l'ASE qui le protège : tel est le schéma imaginaire dans lequel cette institution s'inscrit... à ses dépens, ceux des enfants comme des adultes. Les enfants pris dans ce discours de la faute des parents ne peuvent, pour croire exister, que rejouer encore et encore au sein de l'ASE dont ils se plaignent tous cette exhibition de la «faute de l'autre». Aucun d'entre eux, au compte de cette institutionnalisation, ne peut nous trouver bon. Avez-vous déjà vu un enfant avoir envie d'être de l'ASE ? Même battus ou violés, ils ont besoin d'un parent, d'être aimés comme les autres. Il leur faut à chacun un long chemin d'élaboration psychique pour penser en paix la vérité de ce qui leur est arrivé, aller vers le pardon et la lucidité sur une enfance particulière.

Il est important non de supprimer les passages à l'acte, mais d'accompagner leurs auteurs avec vigilance, pour qu'ils s'apaisent et ne recommencent pas. L'arrêt dépend en partie des lectures de leur «réalité» que nous en faisons avec eux et leur famille, pour que leurs vies prennent une autre tournure... Il faut du temps.

Ce n'est jamais de ce que nous leur faisons que les enfants deviennent ceci ou cela, c'est de notre présence et de ce que nous sommes auprès d'eux en tant qu'adultes qu'ils peuvent choisir leur devenir. Ce n'est pas leur histoire qui fait ce que sont les enfants, mais c'est ce qu'ils font de leur histoire. Certains appellent cela la résilience. Ce que je peux garantir, c'est de tout faire pour ne pas les empêcher d'y accéder, d'ouvrir vers un monde pacifié et pacifiant. Vous m'avez reproché de ne pas toujours y arriver. Vous m'avez ainsi signifié que j'ai encore beaucoup de choses à apprendre. Croyez bien, Monsieur le directeur, que je vais m'y employer. »

Contact : martine.fourre@orange.sn.

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