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Feu la clinique ?

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La dimension clinique des métiers de la relation humaine, qui exige des professionnels d'entendre les symptômes non comme des dysfonctionnements à éradiquer mais comme l'expression d'un sujet, se réduit comme peau de chagrin. Le travail social, dont la clinique constitue pourtant un socle, n'échappe pas à cette tendance de fond, explique Joseph Rouzel, psychanalyste et directeur de l'Institut européen Psychanalyse et travail social (Psychasoc).

« Roland Gori, professeur de psychopathologie à l'université d'Aix-Marseille-I et psychanalyste, vient de lancer un appel, qu'il faut entendre comme un cri d'alarme (1). Un peu partout dans les universités françaises, que ce soit en médecine, dans les sciences humaines, et particulièrement en psychologie, l'approche clinique est gommée, reléguée aux oubliettes, ni plus ni moins que supprimée de la carte des savoirs et des savoir-faire qui ont fait la renommée du style français que l'on nous envie un peu partout dans le monde. La montée en charge des approches cognitivistes et comportementales se présente comme un rouleau compresseur envahissant le champ des formations, écrasant tout sur son passage aux dépens de toute autre approche. On assiste bien à la naissance d'un discours unique et uniforme. Où est la diversité des discours et des pratiques qui faisait la richesse foisonnante des transmissions conceptuelles et professionnelles ? Dans un tel contexte, on entrevoit bien l'idéologie dominante néolibérale qui pointe le bout de son nez : les métiers de la relation humaine seraient réduits, ni plus ni moins, à des méthodes de réadaptation sociale, de normalisation, quand ce n'est pas de dressage. Ainsi une certaine resucée obscurantiste de méthodes pavloviennes que l'on croyait enterrées dans le passé s'attaque au traitement des autistes. Ces méthodes ont le vent en poupe, notamment sur les plateaux de télévision. Cela devrait nous mettre la puce à l'oreille. Comme le précise Roland Gori, «les dispositifs de rééducation et de sédation des conduites fabriquent un individu qui se conforme au modèle dominant de civilisation néolibérale : un homme neuro-économique, liquide, flexible, performant et futile» (2). L'homme moderne : un homme qui marche au pas, va au turbin pour se faire exploiter sans rechigner, et surtout qui la boucle. Il est grand temps de le réduire à l'état de ces hommes-machines dont le marché a tant besoin.

Or cette lame de fond envahit peu à peu également le champ du travail social, dont la clinique, comme le soulignait encore récemment le sociologue Michel Chauvière, constitue pourtant le socle vivant (3). Dans un article intitulé «La sphère clinique du social», paru en 1999 (4), il soulevait déjà un certain nombre de questions qui mènent tout droit à creuser plus avant la question clinique. En effet, toute action sociale relève d'une rencontre entre humains. Cette rencontre, balisée par les impératifs des politiques sociales, l'accomplissement d'une mission confiée à un établissement, n'en est pas moins le fruit d'une relation engagée avec les usagers, au-delà du service rendu et des prestations sociales exigibles. Il semblerait qu'on n'ait plus à prendre en compte, dans ces métiers de la relation qui composent le travail social, cette dimension relationnelle, faite avant tout de paroles échangées, dimension clinique s'il en est.

Pas de clinique sans politique

«Entre ingénierie et services, précise Michel Chauvière, demeure une importante sphère d'action sociale, tant en nombre d'agents qu'en institutions spécialisées, qu'on devrait sans hésiter, qualifier de clinique sociale. Ici clinique signifie métaphoriquement : 'au chevet' du client, c'est-à-dire des personnes, des groupes ou des quartiers difficiles. Il s'agit là d'une intervention au plus près des gens, faite d'observations et de dialogues, et irréductible au simple accompagnement social. Elle implique légitimement des pratiques d'interprétation des événements et comportements.»

Il poursuit d'ailleurs que «le travail clinique n'implique pas que l'on se détournerait du contexte, des conditions sociales d'existence des personnes, ni même que l'on renoncerait à s'engager pour les changer. Depuis l'analyse institutionnelle, on sait que tout travail social clinique est inséparable d'un 'travail des circonstances', selon la belle expression de Paul Fustier.» Donc pas de travail clinique sans une dimension politique, soit proche, au sein de l'institution, soit plus lointaine, dans les politiques sociales, où les travailleurs sociaux ont le devoir de faire remonter ce que, engagés dans ces relations complexes, ils peuvent observer des dysfonctionnements de la société. Pas de travail social qui ne mette en oeuvre une certaine conception de l'humain et de ses modes de «fabrication». Je pense ici à Fernand Deligny répondant à un journaliste de L'Humanité qui s'étonnait de ce qu'il faisait avec les enfants autistes : «Ici on fabrique de l'humain.»

Et Michel Chauvière de conclure : «La sphère clinique constitue même un môle de résistance, dans une période marquée par une forte déflation des qualifications.» La spécificité du travail social réside dans cette capacité très développée d'entrer dans un lien assez intime avec un autre humain stigmatisé, ségrégué par les représentations sociales (délinquant, handicapé...) et en souffrance. Consolider, formaliser et transmettre ces qualifications, dans les formations comme sur le terrain, constituent tout l'enjeu à venir des pratiques sociales. Un seul mot cependant n'est pas avancé par cet auteur, c'est celui de transfert. En effet, il ne suffit pas, dans les métiers du social, d'entrer en relation, encore faut-il faire quelque chose de ce lien particulier. La psychanalyse, en nous transmettant le concept de transfert, nous permet de franchir un pas de plus. Savoir y faire avec le transfert, voilà la perspective incontournable pour soutenir une position clinique. Il faut entendre le terme de clinique au sens étymologique. Le klinè grec, c'est le lit. Il en découle cet art (la technè cliniké des premiers médecins grecs) de s'incliner (même étymologie) vers le malade, le démuni, que les vacheries de la vie, l'injustice sociale ou la souffrance ont allongé.

Qu'en est-il dans les formations en travail social ? Qu'en est-il dans la pratique ? Est-ce que ce terme riche, noble, socle du travail social, fait de rencontres et de relations humaines, qui est au coeur de la pratique, a encore cours ? Il semble qu'aujourd'hui il s'agisse purement et simplement de faire disparaître cette spécificité. On demande aux travailleurs sociaux de ne pas s'encombrer avec cette dimension embarrassante : rencontrer les usagers, apprendre à faire avec ce qui se «transfère» dans la relation, au profit de compétences managériales et rééducatives. La chaîne de transmission qui part des politiques sociales vers la clinique du sujet, pourtant réaffirmée dans la loi 2002-2, et traverse les cercles de la formation, de l'institution et du politique se trouve de fait rompue : il s'agit à tous les niveaux de marcher et de faire marcher au pas. Plus de clinique, de la réadaptation sociale ; plus de formation, du formatage ; plus d'institution, de l'établissement ; plus de politique, de la gouvernance. C'est pourquoi il est plus qu'urgent de faire front pour sauver la clinique dans tous ses champs d'intervention. Notamment dans ces métiers (gouverner, éduquer, soigner) que Freud affublait d'un impossible structural, en précisant en 1937 qu'en ces matières on peut être sûr d'un résultat insuffisant. C'est cette dimension d'impossible fichée au coeur de l'homme que soutient l'approche clinique dans tous les domaines. On ne peut le considérer comme une machine, le réduire à des fonctionnements et des dysfonctionnements, des comportements et des troubles... C'est vrai pour un médecin, un psychologue, un travailleur social, un enseignant, etc. Autant de métiers où l'approche clinique exige des professionnels d'entendre les symptômes non comme des dysfonctionnements à éradiquer, mais comme des expressions faisant signe d'un sujet.

Pour m'en tenir au domaine que je connais le mieux, celui de la formation des travailleurs sociaux, nous avons vu au fil des ans se réduire comme peau de chagrin les ateliers cliniques, les études de cas cliniques, les groupes cliniques, les instances cliniques... Autant d'espaces qui permettent aux futurs professionnels de tisser l'étoffe d'une pratique sans perdre le fil théorique, donc d'en construire le sens. On peut se demander ensuite ce qu'il en est dans les institutions. Quid des espaces d'élaboration clinique tels que la supervision, la régulation d'équipe, les synthèses... ? (5) «On n'est pas ici pour penser», osait rétorquer récemment un chef de service à une éducatrice qui s'étonnait de la disparition de ces espaces d'élaboration.

Deux conceptions de l'être humain

Désormais, deux voies s'ouvrent à nous, qui reposent sur deux conceptions de l'être dit «humain» et qui s'opposent. Corinne Daubigny, formatrice à l'IRTS Parmentier (Paris) en résume bien la teneur dans un texte écrit en 2006 (6). «Dans un cas, l'homme est conçu comme un pur montage de gènes et de neurones amené à des conduites sociales par le conditionnement de l'environnement : c'est l'idéologie scientiste et behavioriste de l'homme neuronal, génétique et comportemental. La déviance sociale est taxée de maladie et la santé se mesure à l'adaptation sociale et à la capacité de trouver satisfaction à ses pulsions. Les considérations morales peuvent être écartées de l'approche médico-sociale qui repose alors sur une analyse prétendument scientifique des comportements. En attendant, les travailleurs sociaux devront collaborer dans une optique de contrôle social à des actions de dépistage généralisé, de suivi et de rééducation sociale avec des visées de surveillance, voire de répression...

Dans l'autre cas, l'homme est conçu comme un être par nature inachevé, dépendant d'un environnement social, pourvu d'une disposition éthique (innée ou acquise, ce serait une autre discussion) mais aussi de penchants asociaux et destructeurs, contraint de réprimer une partie de ses pulsions pour mener une existence sociale, un être en partie obscur à lui-même et aux autres, mais un sujet désirant, capable de choix et d'évolution, en recherche de sens et capable de changer son environnement. La survie et les progrès du genre humain apparaissent alors suspendus au maintien et au développement de ce sens éthique - et c'est d'ailleurs ce que pensait Freud à la fin de sa vie. L'éducation et le travail social deviennent des ressorts de cette transmission de valeurs communes et de sens qui permettent aux hommes d'affronter un monde qui leur réserve nécessairement des angoisses et des joies.»

Répondre à l'appel de Roland Gori consiste donc à ouvrir le front de la résistance. Faute d'unir nos forces, chaque métier, chaque champ d'intervention sera laminé l'un après l'autre. Devenus la chose d'un management industriel débridé, les métiers de l'intervention humaine seraient alors réduits à de la pure mécanique. L'invasion des démarches qualité, normes ISO, domaines de compétence, etc., témoignent de cette chosification avancée. Psychiatrie, psychologie, travail social, enseignement... même combat ! »

Psychasoc : 11, Grand-Rue Jean-Moulin - 34000 Montpellier - Tél. 04 67 54 91 97 - E-mail : rouzel@psychasoc.com - Internet : www.psychasoc.com.

Notes

(1) Voir le site www.sauvons-la-clinique.org.

(2) « Norme psychiatrique en vue », Le Monde daté du 4 mai 2008.

(3) Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social - Ed. La Découverte, 2007 - Voir ASH n° 2533 du 30-11-07, p. 37.

(4) Voir Lien Social n° 500, octobre 1999.

(5) Voir Joseph Rouzel, La supervision d'équipes en travail social - Ed. Dunod, 2007.

(6) Disponible sur le site www.psychasoc.com.

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