Au moment où la refonte de l'ordon nance de 1945 est mise en chantier, les transformations du métier de juge des enfants font l'objet d'une étude sociologique réalisée par des chercheurs du Centre de sociologie des organisations, avec le soutien de la mission de recherche Droit et justice (1). Quel avenir pour la spécificité et l'influence de ces magistrats qui, parfois à tort considérés comme des « juges mineurs », constituent une figure à part dans le paysage judiciaire français ? Cette singularité repose, rappelle le rapport, sur la dimension éducative qui imprègne l'ensemble de leur fonction, au civil comme au pénal, même s'ils recourent aussi, et « avec moins de réticence que par le passé », à la sanction.
De multiples modifications sont venues fragiliser la position des juges des enfants, expliquent les deux auteurs qui ont enquêté dans quatre circonscriptions judiciaires, à commencer par les évolutions de la conception de la justice des mineurs. Leur vision éducative est remise en question « sous l'effet des transformations du droit, comme du fait de la diffusion et de la systématisation d'une vue répressive au sujet des affaires pénales ». Dans la même lignée, la notion d'un travail engagé sur le long terme est fragilisée « par la priorité donnée au traitement en temps réel des affaires et par la nécessité d'offrir une réponse immédiate à toute infraction ». Parallèlement, la départementalisation de l'action sociale et le renforcement de la tutelle des conseils généraux sur les établissements publics et privés de la protection de l'enfance ont « modifié profondément la place qu'occupe le juge des enfants dans les réseaux et les modalités de sa collaboration avec des structures dont son action est dépendante ». Autrefois innovateur et pilote incontesté du système, il se trouve « devoir négocier avec les professionnels pour faire valoir son point de vue et obtenir les ressources nécessaires à son intervention ».
Outre ces nouvelles inflexions d'ordre législatif ou institutionnel, les juges des enfants sont, comme les autres magistrats, soumis à des impératifs de réduction de leurs dépenses et d'accroissement de leur productivité : « une injonction paradoxale lorsqu'elle se conjugue avec l'autre impératif essentiel qu'est l'adaptation de la décision aux intérêts de l'enfant et de sa famille et ce, quel qu'en soit le coût ». Parmi les forces qui s'exercent au sein du tribunal même, le juge doit aussi, de plus en plus, compter avec le parquet, qui peut directement décider de mesures alternatives ou d'urgence et « privilégie l'approche pénale aux dépens de l'éducatif ». Celui-ci est également « l'un des plus ardents défenseurs de la productivité ». Même si, paradoxalement, le ministère public s'appuie sur le juge des enfants « pour freiner les velléités répressives des élus et de l'opinion », se posant ainsi comme un garant de l'indépendance de la justice.
Reste que les contingences matérielles que subissent les magistrats du tribunal pour enfants contribuent à réintroduire un certain équilibre entre les activités pénales et civiles du juge. « La plupart du temps, l'impression qui domine, comme dans d'autres secteurs du tribunal, est celle de la surcharge de travail, qui pousse à fonctionner de manière uniquement réactive et dans l'adaptation permanente à des conditions d'exercice dégradées », notamment liées à l'absence de greffiers. De fait, le juge des enfants est amené à privilégier les situations urgentes, le plus souvent relevant de l'assistance éducative, « ce qui revient à rééquilibrer d'autres pressions qui s'exercent davantage au profit du pénal ».
Contraints, les juges des enfants ne sont pas pour autant « enfermés dans une décision prédéterminée ou standardisée ». Au contraire, la diversité de leurs pratiques continue de faire la force de ces magistrats. Mais elle se révèle être aussi une faiblesse, pointent les auteurs, selon qui les juges se montrent « peu à même de produire un discours fédérateur ». Jaloux de son autonomie, chacun revendique malgré tout son identité professionnelle en se disant « à l'écoute des usagers, apte à manier l'éducatif et la sanction, à jongler entre le civil et le pénal ».
Dans ce contexte, le recentrage de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) sur le pénal constituerait pour les juges des enfants une contrainte supplémentaire. Plus que par le passé, cet allié historique participe aussi aux restrictions qui pèsent sur l'activité du juge des enfants : surchargés, les effectifs de la PJJ sont souvent dans l'incapacité de mettre en oeuvre ses décisions, notamment les mesures d'action éducative en milieu ouvert. La PJJ cherche en outre « à affirmer une politique nationale plus homogène et plus autonome par rapport aux juges ».
Les rapports avec les conseils généraux, autres partenaires institutionnels, eux aussi, se complexifient : alors que les juges des enfants accordent une grande priorité à la recherche de l'adhésion des familles et insistent sur l'individualisation nécessaire au suivi des usagers, « la barre se trouve placée très haut pour des conseils généraux soucieux de rentrer dans des logiques d'économies d'échelle qui entrent en contradiction avec ces principes ». Des limitations également éprouvées par les travailleurs sociaux, qui se sentent « maltraités par une forme de pression économique ». Par rapport à ces derniers, le juge des enfants a d'ailleurs perdu de sa « toute-puissance ». Effet induit par la prise en compte grandissante de l'usager dans l'intervention sociale, il interfère moins dans leurs pratiques : « le travailleur social et le juge ont chacun un accès à l'usager, mais un accès différencié », alors qu'ils avaient auparavant tendance à « s'entendre à son sujet ».
Face à tous ces enjeux divergents - économies et individualisation, auteur et victime, sanction et éducation, compréhension et contrainte -, le juge des enfants demeure « la clé de voûte » de la justice des mineurs, constatent les auteurs, et résiste, tout du moins dans ses pratiques, aux « attaques » extérieures. Sa fonction est même d'autant plus centrale « quand on lui retire des pouvoirs ». Paradoxal ? Pas tant que ça, expliquent les chercheurs. La judiciarisation des relations entre l'usager et le service public d'une part, et l'extrême difficulté de certaines situations familiales, qui rendent les acteurs « désireux de s'entourer de garanties dans leurs décisions » d'autre part, contribuent, selon eux, à maintenir le juge des enfants dans ses prérogatives. L'opposition, dans certains départements volontaires, à la mise en oeuvre de l'expé-rimentation du transfert aux départements de la mise en oeuvre de l'assistance éducative en témoigne.
Si le juge des enfants « tient » face aux remises en cause législatives et réglementaires, se pose tout de même la question « des limites de sa résistance et de celle de l'édifice tout entier », conclut le rapport. Car le risque actuel, « qui est celui de la suppression de cette position-pivot qu'occupe le juge, fait craindre un écroulement de l'ensemble du système » de la justice des mineurs. Est-ce à dire que les juges des enfants seraient opposés à toute réforme ? Non, défendent les auteurs. Contrairement à une idée fausse, « les juges des enfants se sentent peu conservateurs et prêts à participer à un mouvement de réforme que, de toute façon, ils mettent en oeuvre concrètement au quotidien à travers les changements intervenus dans leurs pratiques ». Ce qui suppose de leur laisser la capacité d'innover et de s'adapter, au lieu de modéliser et de globaliser les réponses.
(1) Le juge des enfants n'est pas un juge mineur ! Etude sociologique d'un groupe professionnel sous pression - Benoît Bastard (ISP-CNRS) et Christian Mouhanna (CESDIP, CNRS) - 2008 - Centre de sociologie des organisations - Synthèse disponible sur