Recevoir la newsletter

Les travailleurs sociaux souffrent moins d'usure que d'un déni de reconnaissance

Article réservé aux abonnés

Le malaise des travailleurs sociaux ne peut se résumer à la seule question de l'usure professionnelle, les praticiens ayant la capacité de surmonter les difficultés d'exercice de leur métier. Il résulte davantage de leur sentiment de ne pas être reconnus dans le contexte gestionnaire actuel. En fait, leur mal-être tiendrait surtout aux nouvelles conditions de leur exercice professionnel. Telle est la conclusion, dérangeante pour les institutions, de la recherche qui vient d'être remise à l'ONPES.

Usés, les travailleurs sociaux ? Le rapport dirigé par Bertrand Ravon, sociologue à l'université Lumière Lyon-II (1), renouvelle la réponse apportée à cette interrogation récurrente. Il est surtout très critique à l'égard des tendances gestionnaires et déresponsabilisantes à l'oeuvre dans le secteur et d'un certain type de management. Commandée et financée par l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (ONPES) (2), cette recherche dépasse la notion d'usure professionnelle pour lui préférer un autre concept, celui d'« épreuve de professionnalité ». Ainsi, la souffrance au travail n'est pas seulement envisagée sous l'angle de l'individu (burn out), mais dans son lien avec les nombreuses contraintes découlant des évolutions du travail social. Ce déplacement du regard permet également de mettre en lumière les capacités des professionnels à surmonter les situations d'usure, d'épuisement ou de découragement. Comme l'explique Bertrand Ravon, ce rapport se propose d'articuler « la clinique de la plainte des professionnels, le contexte d'évolution des métiers du social et de ses cadres d'actions les plus contradictoires, ainsi que les formes d'étayage qui permettent aux travailleurs sociaux de surmonter les difficultés, malgré tout ».

Cette recherche est fondée sur une série d'enquêtes qualitatives menées dans deux départements du sud-est de la France, de février à décembre 2007. Les sociologues y ont sélectionné cinq terrains contrastés (3), susceptibles de rendre compte de l'activité des travailleurs sociaux « confrontés aux transformation de l'exercice du métier, éprouvés par ces transformations et engagés dans des formes d'endurance, voire de résistance ». Ils se sont également appuyés sur plusieurs séquences de discussions : outre les réunions régulières de l'équipe, deux journées d'études ont été organisées en octobre dernier, l'une avec des praticiens des terrains enquêtés et l'autre avec des cliniciens, qui s'est déroulée à l'Observatoire national sur les pratiques en santé mentale et précarité (ONSMP-Orspere).

S'il ne nie pas, loin s'en faut, l'existence d'un malaise au sein de la profession, ce rapport offre une autre lecture de la notion d'usure. Il propose de l'analyser de manière à la fois clinique, « comme une expérience singulière nécessairement liée à l'exercice du métier », et sociologique, à l'aune des transformations en cours du travail social.

Comme le souligne l'étude, « les plaintes sont le lot habituel des professions du travail social confrontées aux multiples contradictions et autres paradoxes d'un secteur de plus en plus complexe ». En ce sens, se plaindre constituerait une activité ordinaire dans la communauté professionnelle. On serait « une bonne assistante sociale, aux yeux de ses pairs, puisque non reconnue par la hiérarchie, puisque insatisfaite des moyens ordinairement obtenus pour répondre aux besoins des usagers du service dont on défend les intérêts » (4).

Pour dépasser cet écueil de la doléance, les auteurs du rapport se sont attachés à décrire les « atteintes à la professionnalité » des travailleurs sociaux, c'est-à-dire les « épreuves » qui les empêchent de faire correctement leur travail et de continuer à se construire, précisent-ils, comme des professionnels compétents et reconnus.

L'étude rappelle que les travailleurs sociaux exercent leur métier dans une grande autonomie et habituellement sans filet. Aussi, si « la première de leur vulnérabilité tient dans la difficulté à reconstruire sans cesse le sens de leur travail, la première de leurs compétences tient à la capacité (individuelle et collective) à faire de leur expérience propre l'instance de certification des pratiques. Le chemin d'épreuves que tout professionnel du travail social emprunte se dessine donc entre les atteintes et les soutiens à la professionnalité. »

Le rapport identifie deux types d'atteintes à la professionnalité : des contradictions trop importantes entre les prescriptions et le travail réel et le manque de soutien, voire le défaut de reconnaissance des collègues et des responsables. Ainsi, le décalage entre les injonctions institutionnelles et les possibilités d'action apparaît comme la première cause de souffrance. Selon les termes d'un travailleur social, l'organisation du travail et certaines consignes contribuent bien souvent à une « mise en incompétence » des agents.

L'autonomie requise dans la construction des relations d'aide se voit également concurrencée par des tâches administratives, « qui semblent incomber de plus en plus aux intervenants de première ligne ». Selon les travailleurs sociaux, ce genre d'activité réduit le temps passé avec les usagers et nuit à la qualité de leur travail. Sans compter l'empilement des dispositifs. « Lorsque l'urgence des situations doit faire avec la standardisation et la multiplication des procédures, la rationalisation budgétaire des coûts, le professionnel se voit confronté à la réduction de la relation d'aide en une relation de service, soumise à la logique de la performance et de la productivité. »

Ce sont les procédures de contrôle qui heurtent le plus les travailleurs sociaux. Elles « sont parfois ressenties comme vexatoires, aux antipodes des exigences d'autonomie, d'investissement et de responsabilité qui sont au coeur du travail social aujourd'hui ». Le témoignage d'une professionnelle d'un conseil général illustre bien cette contradiction : « Je dois accueillir, écouter, comprendre et cela demande beaucoup de temps. Or celui-ci est contrôlé et il arrive que ma responsable m'appelle en plein entretien pour me dire que j'ai dépassé mon temps et que je dois arrêter l'entretien. Je ne dois pas dépasser un quart d'heure. »

Les discours des professionnels visent peu leur rapport à l'usager. Même lorsque celui-ci est désigné comme le déclencheur du malaise, des problèmes d'organisation générale sont aussitôt mentionnés. Par exemple, si les usagers souffrant de troubles psychiques sont évoqués comme une source de difficulté, ce n'est pas tant le fait de travailler avec ce public qui est pointé que l'absence de prise en compte du problème par l'institution. En même temps, ce constat ne signifie pas que les situations douloureuses des populations laissent les travailleurs sociaux de marbre. « Mais, généralement, ceux-ci estiment que là n'est pas la source de leur mal-être. Selon eux, leur professionnalisme les amène précisément à contrôler et à dépasser leurs émotions. » Les chercheurs invitent donc à « congédier l'opinion spontanée selon laquelle c'est le côtoiement quotidien de la misère sociale qui éprouve les travailleurs sociaux ». Ces derniers assurent même que c'est le contact avec les usagers qui donne un sens à leur métier, « bref ce qui leur fait accepter, dépasser toutes les vicissitudes venant des institutions, des politiques, des partenaires ».

Au final, l'institution est, dans les discours, la première source de lassitude et d'exaspération. « Elle n'est pas perçue comme facilitant la mission, fournissant des ressources à ses agents, mais au contraire comme le plus gros écueil dans la vie du travailleur social. Au coeur de cette problématique, il y a la question de la reconnaissance. » Ainsi, parce qu'ils sont souvent appelés à prendre des initiatives, à s'engager sans beaucoup de soutien et à s'impliquer personnellement, les travailleurs sociaux attachent beaucoup d'importance aux jugements sur la qualité et la pertinence de leur action. Par conséquent, les événements éprouvants sont d'autant plus mal ressentis par les professionnels lorsqu'ils se retrouvent seuls et sans appui de leur hiérarchie.

L'expérience racontée par une assistante sociale, lors d'une séance d'analyse de la pratique, s'avère à ce titre éloquente. Cette professionnelle est entrée en conflit violent avec une mère dont le fils aîné avait été placé et qu'elle était chargée d'accompagner. Lors d'une audience devant le juge des enfants qui a retiré ses deux enfants à la mère, l'assistante sociale a été contrainte de quitter la salle. « La mère a failli me sauter dessus, elle m'a insultée, elle a menacé que si on lui enlève son fils elle tuerait son bébé [elle est enceinte]. » Dans cette épreuve, la professionnelle déplore moins la violence de cet événement que l'absence de soutien de la part de sa hiérarchie. Non seulement son responsable n'a pas assisté à l'audience, ce qui aurait pu faciliter les relations entre la mère et elle, mais il n'a jamais répondu à ses sollicitations.

Ce sentiment de déni de reconnaissance se retrouve aussi chez des intervenants « esseulés au front » qui, confrontés à des personnes difficiles à accompagner, souffrent de ne pas voir leurs compétences et leur compréhension du problème reconnues par leur hiérarchie.

A cet égard, la récente territorialisation de l'action sociale, censée donner plus d'autonomie, peut avoir comme revers une situation d'isolement. Dans l'un des deux conseils généraux enquêtés, on est ainsi passé de 13 circonscriptions d'action sociale à 42 territoires d'action sociale, eux-mêmes subdivisés en 119 centres locaux de la solidarité... Dans ce contexte, la dimension collective du travail social a tendance à s'estomper. « On ne connaît même plus les collègues [du] même territoire d'action sociale, déplore une assistante sociale. Les gens s'enferment dans leurs bureaux. [...] Il n'y a pas de réunion d'assistantes sociales, et lorsqu'il y en a, c'est juste pour transmettre de l'information. »

Selon le rapport, cette analyse des « atteintes à la professionnalité » met au jour un malaise qui touche l'ensemble des travailleurs sociaux, « nouveaux et anciens, petits boulots ou métiers sécurisés, jeunes ou vieux, travaillant en internat, en milieu ouvert ou dans des bureaux ». Le problème ne saurait donc s'arrêter à la seule question de l'usure professionnelle. Au contraire, en réduisant les problèmes liés aux situations de travail à des phénomènes d'usure, « le risque est grand d'individualiser le rapport professionnel aux situations problématiques, de le mesurer à l'aune de la carrière et de la trajectoire professionnelle, plutôt qu'aux tensions propres au secteur », défendent les chercheurs. Lesquels inscrivent aussi le malaise professionnel dans le cadre des transformations institutionnelles et des nouvelles conditions de l'exercice professionnel.

Des transformations radicales

Ils rappellent ainsi que les années 80 marquent un changement profond dans les politiques publiques avec le développement de la décentralisation et la généralisation des dispositifs territorialisés. La population des professionnels connaît elle aussi des transformations assez radicales. Alors que de nouvelles spécialisations apparaissent (politique de la ville, traitement social du chômage), la part des emplois non qualifiés et sous statut précaire s'accroît quand le « noyau dur » des professions sociales (éducateurs spécialisés, assistants sociaux, animateurs, etc.) stagne. Autre évolution : l'augmentation des cadres gestionnaires non issus du social. Il en résulte que « les valeurs spécifiques de l'univers culturel du social se voient simultanément attaquées par des décideurs politiques préoccupés de nouvelle gouvernance et par des administratifs porteurs de méthodes de management directement issues du monde de l'entreprise ».

Le rapport des professionnels aux usagers s'est, à son tour, métamorphosé. Le public du social s'est à la fois élargi et diversifié, venant bousculer les catégories classiques de l'assistance. « L'usager est de moins en moins prévisible, voire devient même susceptible d'être proche, y compris culturellement. » La relation d'aide tend également à s'individualiser. « Dorénavant, l'usager se doit de prendre la parole et, le cas échéant, définir le problème comme il l'entend. » Par ailleurs, dès lors que cette relation est envisagée comme une relation de service, « l'usager se fait encore plus revendicatif, réclamant aux travailleurs sociaux un service public plus performant ».

Les auteurs constatent enfin que « l'horizon temporel du travail social » ne cesse de se rétrécir. L'apparition du vocable « intervention sociale » serait à cet égard significatif : « Le temps long, celui de l'idéal pédagogique, de la visée de transformation de la personne, cède au temps de l'urgence, transformant ainsi assez radicalement les conditions de la pratique » (5).

Confrontés au quotidien à des dysfonctionnements institutionnels, les travailleurs sociaux ne les subissent pas pour autant de façon passive. « Ils y résistent au contraire selon différents modes et parviennent ainsi non seulement à surmonter leurs difficultés et à éviter l'épuisement mais, au-delà, à augmenter leurs capacités d'action et à défendre l'honneur du métier. » Ces formes d'endurance sont diverses. Tout d'abord, les travailleurs sociaux peuvent puiser à l'extérieur de leur milieu professionnel - dans leur vie privée, dans des engagements citoyens - les ressources pour faire face à des situations difficiles ou dépasser un éventuel sentiment de déqualification. « J'ai mis en place la semaine de quatre jours, confie une professionnelle. Je me suis investie sur des choses qui relèvent de la citoyenneté dans une association. »

Avantage pour les travailleurs sociaux bénéficiant d'un statut sécurisé (par exemple au sein d'un conseil général), ils peuvent jouer la carte de la mobilité. Ainsi, le fait de « bouger » d'un service à l'autre peut permettre d'échapper à des difficultés lorsque celles-ci deviennent trop insupportables ou de se dégager de la routine quand elle se fait synonyme de lassitude. « Moi, pour sauver ma peau, je suis partie. [...] Et pour partir, il suffit de remplir un petit formulaire qui est accessible sur ordinateur. On doit écrire son cursus et on peut voir quels sont les postes disponibles », témoigne un agent. La formation sous toutes ses formes (stages, conférences, colloques, diplômes, etc.) ou la réalisation d'un bilan professionnel sont également des ressources permettant d'évoluer ou de bifurquer dans son travail.

Sortir de la confusion

Les systèmes de défense contre l'usure peuvent aussi être collectifs. Ainsi, quand elles sont de qualité, les relations interpersonnelles entre travailleurs sociaux peuvent permettre de faire face. Mais les professionnels peuvent aussi « institutionnaliser les ressources, c'est-à-dire en faire reconnaître la pertinence par leurs employeurs et les rendre pérennes ». La demande croissante d'analyse de la pratique et de supervision témoigne de ce besoin de réflexion collective pour faire face aux difficultés professionnelles (voir encadré ci-contre). Pour les chercheurs, cette explosion « montre que l'enjeu n'est plus uniquement celui d'un appui aux professionnels, mais d'une recomposition de l'activité professionnelle dans son ensemble ». En clair, on attend des dispositifs d'analyse de la pratique qu'ils prennent en charge toutes les questions posées par l'exercice du travail social : construire une culture professionnelle commune, élaborer collectivement des repères théoriques, construire des « référentiels métier », former au travail relationnel, assurer la régulation d'équipe... D'autant plus que les espaces traditionnels de fabrication de l'identité professionnelle - syndicats, instances représentatives, collectifs institutionnels - sont en recul. Mais « cette confusion des genres pose problème », souligne Bertrand Ravon, qui invite à développer de véritables collectifs de soutien à la professionnalité des travailleurs sociaux. Nul doute qu'une telle proposition va à contre-courant de la tendance managériale actuelle visant à mesurer individuellement les « performances » des salariés plutôt que de les rapporter au cadre général de travail.

Logique de la performance et absence de collectif : les travailleurs sociaux à l'épreuve

Parmi les terrains d'enquête, figurent un service de la petite enfance et un centre d'accueil de jour des personnes à la rue qui a dû fermer ses portes.

Ces deux exemples illustrent, à leur manière, les évolutions du travail social. Dans le premier cas, la transformation du rapport aux usagers et la logique de la performance viennent bousculer les repères des professionnels. Dans le second, qui revient sur la fermeture d'un centre d'accueil de jour, c'est la précarité des conditions de travail et le manque de soutien collectif qui sont pointés du doigt.

Le premier terrain analysé est un service municipal de petite enfance dans un quartier d'habitat social. Il ressort de l'enquête que les travailleurs sociaux se montrent inquiets face aux changements perçus chez les enfants accueillis et dans leurs familles. « Il y a des mères qui ne s'habillent pas ; elles amènent les enfants et repartent chez elles. On a aussi des enfants très peu structurés qui vivent le rythme des adultes... », raconte une professionnelle. Les missions des auxiliaires de puériculture et des éducatrices de jeunes enfants ont tendance à s'orienter vers le soutien parental, au détriment parfois du soin et du nursing. « Au lieu de les laisser à la maison cloîtrés avec leurs enfants, leur désespoir et leur malheur, il nous faut aller à la rencontre des gens et les aider du mieux que l'on peut. » Dans le même temps, les professionnelles composent de plus en plus avec des parents « experts », qui ont leur mot à dire. Il ne s'agit plus de promouvoir des conduites, mais de discuter de « situations problèmes ».

A cela s'ajoute une réorganisation des services qui a déstabilisé les professionnelles. Une culture gestionnaire, qui fixe des taux d'occupation à atteindre, est venue percuter l'idée qu'elles se font de leur métier. La présence auprès des enfants est aussi mise en concurrence avec des tâches administratives. « C'est dur, je ne suis pas contente de ma journée quand je rentre chez moi. Je ne suis pas satisfaite de ce que j'ai pu

apporter aux enfants... Il y a des choses qui se perdent, des valeurs qui ne sont plus là », confie une auxiliaire de puériculture.

Autre exemple : celui de la fermeture, en 2006, d'un accueil de jour de personnes à la rue, géré par une association loi 1901. L'arrêt des activités du centre résulte de la crise profonde qu'il a traversée à la suite du resserrement de ses contraintes financières : alors que le public augmente et se diversifie (SDF, demandeurs d'asile...), les financeurs (Etat, ville, département) maintiennent leur dotation au même niveau. Cette situation entraîne la démission de deux directeurs très qualifiés qui sont remplacés par un professionnel sans expérience.

A la jeunesse et au faible degré de qualification du personnel, s'ajoute une absence totale d'espaces de régulation et de pilotage. Les réunions d'équipe et les instances associatives disparaissent - le conseil d'administration quitte le navire -, tandis qu'aucune instance réflexive (supervision, analyse de la pratique) n'est installée. Par ailleurs, aucune possibilité de repli, à l'intérieur ou à l'extérieur de la structure, ne peut être utilisée par les professionnels : pas de formation des salariés, pas de mobilité possible et peu de perspectives dans les autres services sociaux. Résultat : la violence s'installe. « Ça allait très mal », témoigne un ancien salarié, qui dépeint « un climat de violence, une équipe éducative malmenée par les usagers, même agressée physiquement. Le directeur ne mettait pas un cadre sécurisant, c'était un climat délétère. »

Ce qui étonne le plus les rapporteurs, c'est que la structure ait continué à fonctionner dans ces conditions, quitte à fouler aux pieds les valeurs et les normes du métier : « Il n'y avait plus de respect des gens. En plein hiver, les douches étaient à l'eau froide. Il n'y avait plus les conditions d'hygiène. On était censé enseigner des règles qu'on ne respectait même plus », raconte un salarié. Pour les rapporteurs, ce bateau sans capitaine aurait dû s'appuyer sur une instance réflexive, susceptible de soutenir les travailleurs sociaux dans l'épreuve. Cette histoire est néanmoins instructive pour les chercheurs : « Elle indique en creux les conditions élémentaires de l'exercice bien entendu du métier de l'intervenant social », sachant qu'à « la multiplication des atteintes à leur professionnalité » s'est ajoutée l'absence de soutien des travailleurs sociaux.

Les demandes d'analyse de la pratique et de supervision explosent

Si les dispositifs d'analyse de la pratique professionnelle (APP) ou de supervision sont nés dans l'éducation spécialisée, ils couvrent aujourd'hui l'ensemble du travail social. Selon Bertrand Ravon, « l'extension quantitative de la demande de soutien aux intervenants ces cinq dernières années est partout avérée ». D'après une étude menée dans un centre d'analyse de la pratique (6), la demande a plus que triplé entre 1999 et 2006. Alors que la quinzaine de superviseurs du centre animaient une vingtaine de groupes d'analyse par an jusque dans les années 2000, ils assurent aujourd'hui près de 150 supervisions chaque année. De nouveaux secteurs sont touchés (insertion, petite enfance) et la cible des intervenants s'est élargie (métiers de l'intervention sociale, bénévoles associatifs, etc). Par ailleurs, la demande n'émane plus seulement des travailleurs sociaux ou de leurs chefs de service, mais peut venir de cadres gestionnaires des ressources humaines ou du comité d'hygiène et de sécurité des établissements dans un souci de prévention de la souffrance au travail.

Le chercheur observe également un éclatement de la demande, qui peut parfois se révéler contradictoire. Habituellement dédiée au soutien des professionnels, l'analyse de la pratique peut être mobilisée pour régler une question d'ordre institutionnel. « On lui demande de tout faire : de construire une culture commune, d'avoir des repères théoriques, de faire fonction de formation et de régulateur d'équipe, de construire des référentiels métiers... », constate un superviseur. Avec le risque que les commandes de supervision s'apparentent à « une prescription standardisée type cure antibiotique : « vous me prendrez cinq séances d'APP de 1 heure 30 et, à l'issue, il s'agit que vous alliez bien et ayez retrouvé votre performance au travail ! », ironise un superviseur. Il est évident, souligne le rapport, que si l'analyse de la pratique devait se substituer à la vie institutionnelle de l'établissement, notamment aux temps de régulation entre cadres et professionnels, elle deviendrait prescriptive et non plus élaborative, ce qui lui ferait perdre tout son sens.

Notes

(1) Usure des travailleurs sociaux et épreuves de professionnalité. Les configurations d'usure : clinique de la plainte et cadres d'action contradictoires (février 2007-mai 2008) - Recherche menée en collaboration avec l'ONSMP-Orspere par cinq chercheurs sociologues associés à l'équipe « action publique et processus d'individuation » du laboratoire MODYS (Monde et dynamique des sociétés) : Geneviève Decrop, chercheuse indépendante, Jacques Ion, directeur de recherche au CNRS, Christian Laval, directeur adjoint de l'Orspere, Pierre Vidal-Naquet, chercheur au CERPE, et Bertrand Ravon, maître de conférences à Lyon-II, qui en a assuré la direction.

(2) Une synthèse est disponible sur le site de l'ONPES, www.travail-solidarite.gouv.fr/IMG/pdf/synthese_rech_ONPES_usure_ TS_Ravon_et_al_.pdf.

(3) Ont été étudiés un service de la petite enfance, deux territoires d'action sociale de conseils généraux dont l'un est en milieu rural, un centre d'accueil de jour en crise et différents dispositifs d'analyse de la pratique.

(4) Cette citation volontairement provocatrice est tirée des auteurs Marie-Pierre Guilho-Bailly et Dominique Dessors, dans « Questionnement de la stratégie défensive d'un collectif de femmes dans le travail social : ruse de la bêtise et reconnaissance par la plainte » - Actes du colloque de psychopathologie et psychodynamique du travail, 1997.

(5) Selon une citation de Jacques Ion, directeur de recherche au CNRS et co-auteur du rapport.

(6) Il s'agit d'un département de supervision d'un centre de formation au travail social de la région Rhône-Alpes.

LES ACTEURS

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur