Qui d'autre que Le Corbusier aurait pu bâtir l'énorme bâtiment de la Cité de Refuge, à Paris ? Ouvert en 1933 par l'Armée du Salut, ce centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) de 215 places ne jure pas dans le quartier en reconstruction de la bibliothèque de France, avec sa façade de béton agrémentée de plaques de couleurs et son hall d'entrée aux proportions d'une nef. Dans les années 70, a même été adjoint à l'édifice un second bâtiment, le Centre espoir, un centre d'accueil d'urgence de 58 places (1), rénové lui aussi par Le Corbusier. Au total, l'établissement compte plus de 270 places réservées à un public d'hommes seuls en situation précaire, « même si, depuis quelque temps, ce sont plutôt 300 personnes qui sont accueil-lies », commente Laurent Desmarescaux, directeur de la structure.
Comment alors éviter que la taille de l'institution n'ait des répercussions sur son fonctionnement ? « Dans un établissement ordinaire, le contact existe avec les résidents, même s'il est informel, et se vit au quotidien. Alors que dans un établissement aussi important, tout devient plus compliqué. » Poids de la hiérarchie et de l'encadrement, isolement des résidents au sein du collectif, sentiment de n'être jamais suffisamment informé... L'effet de taille oblige en outre à une gestion rigoureuse du planning des équipes et interdit d'adapter les réunions de synthèse, où sont abordés les cas individuels, aux fluctuations de la présence des résidents en activité ou en formation. Ce qui achève de conférer un caractère autoritaire à bien des mesures prises par les travailleurs sociaux. « Si notre défi est de prendre en compte l'individu dans sa globalité et dans sa diversité, comment arrêter une décision uniquement au vu d'un dossier et sans avoir entendu la personne ? », s'interroge Laurent Desmarescaux.
Avec la mise en place des outils de la loi 2002-2, la question centrale de la participation des usagers s'est donc posée. Plutôt que d'adapter sans fin les plannings à la situation professionnelle souvent mouvante des résidents, la réflexion s'est orientée sur une forme d'appel permettant à un usager de faire valoir son point de vue a posteriori, une fois que la mesure lui a été signifiée, s'il estime que sa situation n'a pas été suffisamment prise en compte. « Nous nous sommes plus ou moins inspirés du système judiciaire. Nous souhaitions que la personne demandeuse puisse se faire entendre, tout en gardant un cadre formel permettant le réexamen de la décision contestée », explique le directeur.
Inscrite en 2005 dans le livret d'accueil, l'existence de cette possibilité de recours institutionnel est rappelée à chaque décision que l'équipe socio-éducative prend vis-à-vis d'un résident. « En cas de désaccord, celui-ci peut demander la réunion d'une commission devant laquelle il pourra s'expliquer. Cela reste donc un moment fort pour les résidents, à qui est reconnue l'importance de leur ressenti », commente Séverine Retailleau, travailleuse sociale référente, conseillère en économie sociale et familiale de formation. Quelle que soit la nature du recours, la procédure est inamovible. Une fois saisie de la contestation de l'usager, Fatiha Aktouche, responsable du service éducatif, convoque deux salariés choisis de façon aléatoire, plus un membre de l'équipe de direction. C'est ce groupe qui entendra le demandeur en compagnie de la personne - résident ou salarié de la structure - qu'il aura éventuellement choisie pour se faire assister. A la suite de cette audition, les membres votant de la commission ont 24 heures pour rendre leur verdict ou demander un complément d'information s'il n'ont pas réussi à se mettre d'accord. « Chaque recours est l'occasion d'un approfondissement de la situation de l'usager, car il s'accompagne de la constitution d'un rapport social rédigé par le travailleur social référent sur la situation et l'évolution de la personne et d'un compte rendu de la responsable du service éducatif expliquant le contexte et les motifs qui ont amené à la décision. Et ces documents sont lus devant la commission », précise Séverine Retailleau.
Si les situations abordées sont très diverses, la majorité d'entre elles concernent des décisions particulièrement lourdes, telles que des fins de séjour. Beaucoup des travailleurs sociaux (2) de la Cité de Refuge désignés pour participer au recours ont donc dû faire l'apprentissage d'une procédure inspirée du modèle judiciaire pouvant aller jusqu'à remettre en cause le travail de leurs collègues. A titre d'exemple, celui d'un homme d'une trentaine d'années, qui venait d'être réorienté vers le CHRS après y avoir effectué un premier séjour et faisait l'objet d'une décision d'expulsion pour avoir pris part à une sévère altercation avec un autre résident. Lors du recours, le rapport social a insisté sur les démarches d'insertion qu'il avait déjà entreprises et une psychologue a expliqué la situation dans laquelle il pouvait se trouver au moment des faits. Les rapports ont été lus, l'usager s'est expliqué. Dans ses conclusions, la commission est revenue sur la mesure d'expulsion, mais a assorti sa décision d'un contrat d'objectifs aux termes duquel l'usager a dû s'engager à des rencontres régulières avec sa référente et à un suivi psychologique.
Pour Lyob Eskender, résident de la Cité de Refuge, président du conseil de la vie sociale de l'établissement, et à ce titre habitué à assister les usagers dans leur recours, ces commissions peuvent être « des coups de fouet ». « Ce sont souvent des moments de vrai rebond, car la personne aura eu le temps de faire le point. J'ai vu plusieurs cas de changement très positif », assure-t-il. Mi-avocat, mi-confident, le rôle du résident ou du salarié qui assiste l'usager devant la commission peut revêtir une grande importance. Comme dans cette affaire jugée en son temps « très embarrassante » par la direction. Un veilleur de nuit accusait un résident de coups, ce que niait ce dernier avec d'autant plus de véhémence que son maintien dans l'établissement était en jeu ; la parole d'un salarié contre celle d'une personne en rupture sociale. « Il a fallu mener une enquête et prouver le contraire avec des arguments que nous avons présentés. Et ce monsieur est resté, se félicite Lyob Eskender. C'est là où les résidents comprennent que cette commission peut représenter un contrepoids et qu'elle a toute sa raison d'être. »
De tels revirements seraient-ils possibles sans cette procédure ? « C'est techniquement impossible, répond le directeur. Avant l'existence des commissions de recours, il m'est arrivé quelquefois de revenir sur des décisions engageant l'avenir d'un résident après l'avoir entendu. Mais je me trouvais seul à rendre un arbitrage qui, de plus, n'avait aucun caractère éducatif car il ne reposait pas sur une prise en compte collective de la parole de l'usager. »
Pensé, écrit, et validé par l'ensemble de l'équipe socio-éducative de la structure, le dispositif n'en a pas moins connu un démarrage houleux. Voyant que des orientations prononcées au cours de réunions de synthèse pouvaient être modifiées par un groupe restreint réuni à la demande d'un usager, certains travailleurs sociaux ont perçu dans ces premières commissions une remise en cause de leur travail. Par ailleurs, « l'existence d'une possibilité de faire appel d'une décision pour tenter de l'infléchir implique qu'à la base cette décision soit scrupuleusement justifiée. C'est donc aussi une lutte contre cette part, certes infime, mais si souvent présente, de la subjectivité liée à la présentation d'une situation, à l'enchaînement des dossiers ou au manque d'informations », explique Laurent Desmarescaux.
Après trois ans rythmés de quelques dizaines de recours (3), le douloureux apprentissage a fait place chez les travailleurs sociaux au sentiment de l'utilité de ces espaces de concertation. Un sentiment renforcé par le fait que ceux-ci représentent une sécurité face à l'incertitude de certaines situations réglées dans l'urgence. « Dans notre pratique, nous partons du principe que les résidents ont l'option de saisir la commission de recours. Si une personne estime qu'on ne l'a pas suffisamment écoutée, elle a la possibilité de s'expliquer de nouveau en apportant tous les éléments. Et si sa requête est justifiée, c'est, à notre niveau, moins une remise en question qu'une écoute nouvelle et une façon de replacer l'usager au centre de son projet », témoigne Séverine Retailleau.
Inséparable du projet pédagogique sur lequel se fonde l'accompagnement à la Cité de Refuge, le dispositif des commissions de recours s'insère dans une palette d'outils favorisant l'expression des résidents. Ces derniers sont par exemple conviés annuellement à une assemblée générale où leur est présenté le budget affecté à l'accompagnement, aux repas, aux activités, etc. Des réunions d'étage ou un journal interne leur permettent également de faire valoir leur point de vue. Parallèlement, le conseil de la vie sociale multiplie les actions visant à impliquer les résidents dans la vie du quartier, notamment à travers l'organisation de manifestations culturelles conduites en partenariat avec des associations. La taille du CHRS devient, cette fois, un avantage considérable. « La commission de recours et tous les outils autour ont changé le regard des salariés sur les résidents. Le rapport a été forcément modifié. Dans les premières commissions auxquelles j'ai assisté, j'ai été frappé par cette volonté d'entendre l'usager expliquer sa situation avec ses propres mots. Et le résident le reçoit ainsi », explique Francis Laurent, chef du service « vie sociale ». « C'est tout ce travail d'expression et de consolidation de la citoyenneté accompli en amont qui permet d'avoir des résultats. »
Figurant parmi les acteurs les plus importants du secteur social français, l'Armée du Salut est probablement aussi l'un des plus méconnus. Cette organisation caritative internationale, présente dans 111 pays, plonge ses racines dans le protestantisme anglais. Créée à Londres en 1878 par le pasteur William Booth en réponse à la précarité de la classe ouvrière britannique, elle s'implante en France en 1881 en exportant ses valeurs. La Cité de Refuge, ouverte à Paris en 1933, constitue la première structure d'un parc français qui s'élève aujourd'hui à 50 établissements sociaux et médico-sociaux, la plupart dédiés à la resocialisation, tels que CHRS, centres d'accueil d'urgence, centres d'accueil de jour, centre éducatif et de formation professionnelle, instituts de rééducation, maisons d'enfants à caractère social. Depuis 1994, l'Armée du Salut a séparé sa dimension évangélique de son action sociale en s'organisant en deux entités distinctes. Une congrégation religieuse protestante, développant une action de proximité, telle que les soupes populaires, via ses différentes communautés, et une fondation chargée de la gestion des établissements et des services sociaux et médico-sociaux. L'Armée du Salut est par ailleurs membre fondateur d'organismes tels que l'Uniopss, la FNARS, le SOP, et les Banques alimentaires.
(1) Cité de Refuge-Centre espoir : 12, rue Cantagrel - 75013 Paris - Tél. 01 53 61 82 00.
(2) Terme utilisé pour désigner une équipe composée volontairement de profils très divers.
(3) Les statistiques de la Cité de Refuge font état d'une moyenne de 16 commissions de recours organisées par année pleine. Les résidents conservent parallèlement la possibilité de demander par écrit un rendez-vous à un représentant de la direction de l'établissement.