Les spécificités de l'insertion par l'activité économique (IAE) en milieu rural (1) restent peu connues. Bien que certaines zones accusent un isolement et un retard préoccupants, les regards se sont surtout focalisés sur l'exclusion dans les grandes métropoles. En 2006, une étude de la direction générale de l'action sociale (DGAS), réalisée à la demande du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE) et de l'Association des maires de France, avait souligné les lourdes difficultés d'insertion rencontrées par les jeunes ruraux, confrontés à une crise endémique de l'emploi, au manque de mobilité, ainsi qu'à un déficit de qualification. A la suite de ce constat, le Conseil national de l'insertion par l'activité économique (CNIAE) avait été mandaté pour dresser un état des lieux plus global afin de dégager des pistes d'actions et lever les éventuels obstacles au développement de l'IAE en milieu rural.
Une étude approfondissant le rôle des structures d'insertion par l'activité économique (SIAE) a donc été confiée à l'association nationale Chantier école, avec l'appui financier de la DGAS et du Fonds social européen. Et des éléments - avant le rapport définitif attendu fin juin - ont été présentés le 23 avril dernier dans le cadre du « Grenelle de l'insertion » (2). Alors que cette communication était initialement réservée à une conférence sur la ruralité prévue à une date ultérieure, le CNIAE reconnaît avoir « bousculé » son agenda pour « alimenter » la fin des travaux du « Grenelle ». « La problématique du territoire rural n'avait en effet pas été abordée en tant que telle dans les différentes commissions », justifie Claude Alphandéry, président du CNIAE.
Cette étude-action montre le profond décalage entre la réalité de l'IAE des territoires ruraux et celle des villes. « Certains facteurs d'exclusion sont bien spécifiques au milieu rural, et ne résultent pas seulement de facteurs économiques », prévient le document. Le dépeuplement, la distance par rapport aux équipements publics, la rareté des transports publics, l'insuffisance des logements locatifs, l'absence des organismes de formation « sont aussi des phénomènes générateurs de pauvreté et d'exclusion ».
Le public rural de l'insertion présente lui aussi des particularités, en raison de leur plus grand isolement et de phénomènes liés à la crise du milieu agricole ou à la présence d'un nombre grandissant de neo-ruraux fuyant des situations de précarité qu'ils connaissaient en ville. Le rapport intermédiaire évoque parallèlement la préférence des jeunes ruraux « pour les cycles courts professionnels et plus techniques », qui les conduit « à une sortie plus rapide du milieu scolaire, aux petits boulots » et à des « carences dans la préqualification et la qualification ». Phénomène amplifié par la « rareté de l'offre de formation », qui n'est « qu'exceptionnellement disponible en milieu rural » ou alors est « trop éloignée » pour que des partenariats pérennes puissent s'établir avec les SIAE.
Pour les opérateurs, l'absence de mobilité géographique est le problème le plus lourd. « Les personnes en recherche d'insertion professionnelle éprouvent des difficultés récurrentes en matière de déplacement et de transport pour accéder aux mesures qui sont mises en oeuvre à leur profit. » Quand les infrastructures des transports en commun existent, elles ne sont accessibles qu'à l'aide d'un véhicule personnel. A cela s'ajoutent « des freins psychologiques et culturels propres au milieu rural », qui se traduisent par un « attachement très marqué à sa commune » et freinent la volonté de se déplacer. De nombreuses structures signalent ainsi leur difficulté à disposer en temps voulu d'un nombre suffisant de salariés en insertion pour leurs différents chantiers. Quant au développement des actions, il est, à son tour, entravé par « l'étendue des territoires » et la « dispersion des villages et des hameaux », au point que certains bassins ruraux parmi les plus dépeuplés sont « dépourvus d'offre d'insertion de proximité ». Selon la Mutualité sociale agricole, 20 % de la population vivant dans les zones les moins denses ne bénéficierait que de 1 % des offres d'insertion.
Face à des « processus d'exclusion plus complexes », les structures d'insertion affichent un fonctionnement et une identité très différents de leurs homologues urbaines. « Elles ont le sentiment que leur légitimité territoriale est forte. Elles sont bien connues, bien repérées et leur poids comme employeur est perçu localement. Il n'est pas rare que la SIAE soit l'employeur le plus important de la collectivité locale. » En revanche, la nécessité de faciliter l'accès aux dispositifs d'IAE pèse sur le fonctionnement des structures. « Lorsqu'une personne est recrutée, si la question de sa mobilité n'est pas immédiatement résolue, même par des solutions transitoires - mobylette, logement d'urgence -, elle quitte plus rapidement son poste. Au-delà de la situation d'échec pour elle, c'est la structure qui souffre économiquement de ce turn-over. » C'est ainsi que des SIAE organisent un ramassage des salariés matin et soir, « ce qui implique de mobiliser un véhicule collectif et son conducteur ». D'autres formules comme le covoiturage, la location à bas prix de deux-roues, l'aide adaptée à la préparation du permis de conduire, sont parfois mises en place, « mais elles restent complexes à organiser » et impliquent « une somme importante de moyens humains et financiers ». Même problème avec la formation, où il appartient à la SIAE de prendre à sa charge la gestion de la mobilité et de l'hébergement des personnes. « Or aucun de ces surcoûts n'est pris en compte par les financeurs. » Résultat : la productivité des entreprises d'insertion rurales est inférieure de dix points à la moyenne nationale et leur chiffre d'affaires inférieur de 45 %. « Cette réalité pèse sur l'organisation interne des structures [...]. Leur taux d'encadrement est plus faible. Le bénévolat est plus souvent mis à contribution pour pallier les équilibres économiques, alors même que les missions à accomplir relèvent de métiers complexes et attachés à des dispositifs en évolution permanente. »
Pour autant, ces difficultés sont aussi à l'origine de réussites. Les relations privilégiées que les structures entretiennent avec le tissu économique local leur permettent d'afficher un taux de sortie vers l'emploi supérieur de huit points à la moyenne nationale. « Bien repérées » par les acteurs locaux, elles le sont aussi par les demandeurs d'emploi, ce qui les conduit à assumer « une mission d'accueil, d'orientation et de suivi » venant, dans bien des cas, colmater les brèches béantes laissées par la disparition des services publics. Lorsque l'isolement est fort, « les structures imaginent, développent et mettent en place des actions d'accompagnement ou de formation qui relèveraient normalement de partenaires extérieurs » (CCAS, plan local pour l'insertion et l'emploi, ANPE, organismes de formation...). Les SIAE rurales sont reconnues également comme des acteurs à part entière du développement local. Parfois à l'origine de création d'activités dans des secteurs abandonnés par l'économie marchande, « elles parviennent à inscrire leur action dans des dynamiques de développement durable ». Les jardins, l'éco-construction, le traitement des déchets, la gestion forestière, l'entretien des rivières, le tourisme de pleine nature, en sont quelques exemples.
« Il reste que les opérateurs se demandent si les politiques publiques en matière de lutte contre les exclusions ne sont pas en décalage avec leur réalité, parce qu'initialement pensées et prévues dans une logique urbaine. Ils parlent d'inadaptation des financements aux spécificités rurales et aux missions supplémentaires que doivent endosser les structures », nuancent les rapporteurs. De fait, les structures comptent un nombre de financeurs de loin inférieur à leurs homologues urbaines. Pour les trois-quarts d'entre elles, les financements publics, en particulier ceux de l'Etat, représentent l'essentiel de leur budget, l'aide privé demeurant dans l'ensemble « marginale ». De la même manière, les commandes des actions d'insertion proviennent presque exclusivement des collectivités locales, la part occupée par le privé (entreprises ou partenaires associatifs) étant là encore réduite à la portion congrue (10 % environ). D'où cette ultime difficulté : une plus grande dépendance vis-à-vis des financeurs, et donc des orientations de ces derniers. « Cette situation est d'autant plus prégnante qu'une nette tendance s'affirme chez les commanditaires à passer d'une logique de partenariat, qui se traduit par la prise en compte globale des projets et de leur financement, à une logique de commande et de paiement au résultat. Cette évolution ne permet pas aux structures de déployer de nouveaux projets et ne prend pas en compte toutes les dimensions de leur apport aux territoires et aux personnes », alerte l'étude.
A la suite de ces constats qualifiés d'« alarmants », une recommandation officielle du CNIAE, dressant des premières propositions, a été transmise au Haut Commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté (voir encadré ci-contre). « L'idée est de s'inscrire dans le processus de l'après-« Grenelle de l'insertion », afin que la spécificité des territoires ruraux ne soit pas oubliée dans les différentes étapes qui vont se mettre en place », explique Jacques Dughera, secrétaire général du CNIAE.
Du côté des acteurs ruraux de l'IAE, l'attente d'une reconnaissance de leurs différences est vive. « De toutes les revendications, la plus immédiate et la plus globale est celle d'une prise en compte de la mission d'intérêt général que sont amenées à conduire ces structures sur les territoires, par-delà leur mission première d'accompagnement et de retour vers l'emploi des publics de l'insertion. L'enjeu est que toutes les conséquences en termes de partenariat et de financement soient enfin tirées », explique Jacques Dughera. Faute de quoi, le risque identifié par les réseaux de l'IAE serait que les contraintes économiques poussent de nombreux opérateurs à se recentrer sur les publics urbains et péri- urbains « en opposition à la logique sociale d'égalité des chances pour chacun, quel que soit le lieu de vie ».
Les propositions du Conseil national de l'insertion par l'activité économique (CNIAE) (3) visent à « rendre effectif le droit à une offre d'insertion par l'activité économique de qualité sur tout le territoire ». Prenant en compte les caractéristiques particulières des structures d'insertion par l'activité économique (SIAE) en milieu rural, le conseil suggère de :
faciliter les parcours d'insertion en assurant notamment l'anonymat des démarches des personnes, en favorisant la mutualisation des moyens entre les SIAE, en supprimant les obstacles aux initiatives de transport solidaire ou en aidant à la mutualisation des dispositifs d'aide à la mobilité dans le cadre des plans départementaux de transport ;
améliorer la gouvernance en milieu rural en mettant en place des conventions d'objectifs et de moyens, en rendant obligatoire le conventionnement pluriannuel entre les SIAE et l'Etat, en faisant des conseils départementaux d'insertion par l'activité économique (CDIAE) des lieux d'écoute et de maillage territorial ou en renforçant l'implication des collectivités territoriales ;
renforcer les SIAE en prenant en compte les surcoûts liés à la mobilité, en les faisant connaître aux employeurs ruraux intervenant sur les métiers en tension, aux PME et aux grands groupes, en intégrant l'IAE comme vecteur de développement économique et social dans les diagnostics de territoire, en renforçant l'implication des collectivités locales comme donneuses d'ordre et en facilitant l'accès des structures aux marchés publics ;
assurer un suivi en consacrant une séance annuelle du CDIAE à l'offre d'insertion en milieu rural et en inscrivant l'insertion comme l'un des thèmes permanents de la conférence de la ruralité (4)
(1) Selon la définition de l'INSEE, le rural se limite aux communes de moins de 2 000 habitants, soit une population de 10,5 millions d'habitants. En y ajoutant les zones péri-urbaines qui se développent en marge des agglomérations, cette population passe à 21 millions d'habitants. L'ensemble des territoires ruraux représente plus de 80 % de la superficie de la France.
(2) Lors d'un séminaire de travail sur l'IAE et le monde rural à Paris. L'étude de Chantier école s'inscrit dans le prolongement d'une étude sur les SIAE dans les cantons ruraux de l'Auvergne, supervisée par le CNIAE : Laurent Dallongeville - « Insertion par l'activité économique et ruralité : Quand le territoire définit les objectifs de la politique publique » -
(3) Prochainement disponibles sur
(4) Instituée par la loi du 23 février 2005 relative au développement des territoires ruraux, la conférence de la ruralité a pour objet de suivre les progrès des politiques de développement rural et de formuler des propositions pour l'avenir.