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Les fugues d'adolescents : des messages à prendre au sérieux

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Appel, quête ou fuite : la fugue concerne chaque année plusieurs milliers de mineurs. Témoignant d'une souffrance qui n'a pas pu se dire ou n'a pas été entendue, ces disparitions constituent un défi pour l'entourage des jeunes, qui doit s'efforcer de (re)trouver, avec eux, le chemin d'une communication rompue. A cet effet, certaines équipes éducatives imaginent de nouvelles formes d'accompagnement en dehors des sentiers battus.

Ils quittent leur milieu de vie habituel sur un coup de tête ou après avoir mûrement réfléchi. Ils partent parce qu'ils ne supportent plus leur entourage, désirent rejoindre un amoureux ou craignent de (de)voir révéler de mauvais résultats scolaires. Ils se soustraient à l'autorité des adultes, dont ils sont sous la responsabilité, par soif de liberté ou pour échapper à la maltraitance... Ils - et elles - ne sont pas des cas isolés : à ne considérer que les fugues enregistrées par les services de police ou de gendarmerie, on en dénombrait 44 699 en 2007, dont un quart était le fait de jeunes de moins de 15 ans. Ce sont majoritairement des adolescentes qui sont ainsi recensées parmi les mineurs disparus (52,5 %), sans doute parce qu'on s'inquiète plus vite pour les jeunes filles des dangers de la rue. Les fugues de jeunes placés en institution sont également plus nombreuses (62 %) que celles de mineurs vivant dans leur famille, probablement aussi parce qu'elles sont plus systématiquement signalées. 30 % de la totalité des fugueurs reviennent ou sont découverts dans les 24 heures et 7 % dans les 48 heures, précise Frédéric Malon, commissaire divisionnaire, chef de l'Office central chargé de la répression des violences aux personnes (1). Les autres sont à peu près aussi nombreux à rester absents moins de 30 jours ou plus de un mois (2).

Aussi courte soit-elle, c'est-à-dire même sans nuit à l'extérieur et avec un retour spontané de l'intéressé tellement rapide que sa disparition n'a pas été déclarée, « il n'y a pas de petite fugue », affirme l'épidémiologiste Marie Choquet. « Elles expriment toutes une grande souffrance du jeune, y compris s'il s'agit d'une première fois, souffrance encore plus accentuée chez les récidivistes. » En comparant le profil des 11-18 ans ayant déclaré n'avoir pas fait de fugue au cours des 12 derniers mois à celui des jeunes affirmant le contraire - cas de 5 % de la population consultée en 2003, ce qui représente quelque 240 000 jeunes (3) -, Marie Choquet a mis en évidence que ces fugueurs ont trois à cinq fois plus de risques que les non-fugueurs d'être des absentéistes scolaires réguliers, d'avoir des conduites de violence, des consommations de substances toxiques (licites ou illicites) et des idées noires, sept fois plus de risques d'avoir été sexuellement abusés et neuf fois plus d'avoir déjà fait une tentative de suicide. Autrement dit, résume Marie Choquet, « il ne faut jamais banaliser la fugue ». Comme la déscolarisation et les comportements suicidaires qui, à des échelles d'importance différentes, constituent d'autres formes de fuite, la fugue montre que l'adolescent cherche à dire quelque chose et qu'il se trouve en danger.

« Par son aspect de rupture avec la reconnaissance de l'autorité des parents, la fugue semble souvent s'inscrire comme un passage à l'acte du jeune, peu ou pas mentalisé », commente Pierre Chenelot, psychologue à l'Ecole des parents et des éducateurs de l'Hérault. « En général, elle n'a pas été pensée et préparée de longue date », ajoute le clinicien : elle apparaît alors fréquemment comme une tentative de l'adolescent pour rompre un lien aux parents vécu comme trop fusionnel, intrusif et parfois incestueux, ou pour échapper à un milieu familial mortifère. « Prise de risque d'un adolescent en souffrance dont les limites internes sont fragiles, la fugue peut se révéler d'une grande gravité selon les rencontres et les expériences dont elle s'accompagnera », souligne Clarisse Gosselin, psychologue à la protection judiciaire de la jeunesse. De fait, si la fugue ne constitue pas une infraction pénale, de nombreux délits sont commis par les jeunes ou perpétrés à leur encontre lors de ce moment-là.

« En crise contre les adultes »

Que la rue soit un milieu dangereux ne constitue évidemment une découverte pour personne. Et surtout pas pour les équipes de prévention spécialisée qui arpentent les quartiers centraux des grandes villes, c'est-à-dire ceux qui attirent comme du miel les adolescents en rupture de ban. Attrayant entre tous, le Forum des Halles et ses quatre étages de boutiques, dans le premier arrondissement de Paris, est un point de rendez-vous particulièrement prisé des jeunes, qu'ils soient en errance ou pas. « Quand les magasins ferment, nous allons à la rencontre de ceux qui ne rentrent pas chez eux », explique Chansia Euphrozine, responsable pédagogique du club de prévention La Clairière/Forum. Mais « il est très difficile de travailler avec des mineurs en fugue : ils sont en crise contre tous les adultes, nous y compris », ajoute l'éducatrice de rue, précisant que ce sont souvent de jeunes majeurs qui lui signalent la présence de « petits ». Lorsqu'il s'agit de fugueurs partis d'une institution, « nous essayons, au maximum, de faire intervenir leurs éducateurs - même s'ils sont bien sûr considérés comme les méchants -, à moins que les adolescents préfèrent téléphoner au juge, ce qui est fréquent ». Dans un cas comme dans l'autre, ces professionnels sont les mieux à même de (re)prendre langue avec le jeune, parce qu'ils en connaissent l'histoire.

Travaillant sur la base de l'anonymat et de la libre adhésion, les éducateurs de rue ne peuvent pas aller à la police ni faire une déclaration au procureur, « sauf à être mort symboliquement et, peut-être aussi, physiquement », affirme l'un d'eux, qui exerce en région parisienne. Mais quid alors de leur responsabilité ? Tout dépend des cas de figure, répond en substance Francis Hans, chef de la section des atteintes aux personnes et aux biens du Bureau des affaires criminelles de la police judiciaire. « Si le gamin en fugue vole un scooter, passe encore. Mais s'il bascule dans des réseaux de prostitution ou d'extorsion de fonds, c'est différent : la responsabilité pénale des éducateurs est alors susceptible d'être engagée », explique-t-il, reconnaissant qu'entre mise en oeuvre de leurs principes d'intervention et nécessité de rappeler aux jeunes qu'il y a des lignes à ne pas franchir, « les éducateurs ont un travail très compliqué ».

« Réintroduire le principe de réalité »

Au coeur de celui-ci : l'art de la négociation. Elle commence à partir du moment où l'adolescent accepte de se laisser approcher, explique Chansia Euphrozine. Dans 95 % des cas, au Forum des Halles, cet adolescent en fugue est une adolescente. Des filles de plus en plus jeunes qui « brûlent leur vie d'enfant sur l'autel d'expérimentations sexuelles subies plus que consenties ». Essayer de les comprendre, puis tenter de leur faire peur en leur exposant les risques auxquels elles s'exposent - dont celui d'être la « pigeonne » de plus anciens errants - et, pour finir, aller ensemble à la brigade des mineurs ou téléphoner à leur famille : tel est le modus operandi d'une intervention menée tambour battant - elle n'excède pas la journée. Il s'agit de « réintroduire le principe de réalité dans la vie de ces jeunes filles ; leur rappeler qu'elles ont 13 ans et des obligations : aller à l'école, obéir à leurs parents... » Bref, les ramener à la raison et à la maison. « Pourtant, elles reviennent et se remettent en danger sans qu'une problématique concrète ne soit diagnostiquée », observe Chansia Euphrozine. Et de s'interroger : « Qu'est-ce qui peut pousser des collégiennes, qui ont des parents aimants et compréhensifs et tout ce dont une ado peut rêver, à quitter leur nid douillet et protecteur pour s'aventurer dans un univers violent, agressif, dangereux ? » Faute de réponse à cette question, l'équipe du club de prévention Clairière/Forum garde la même méthode, « à l'ancienne », explique sa responsable : « on écoute, on menace et on négocie ».

Au service Fontaine de Saint-Sébastien-sur-Loire (Loire-Atlantique), centre départemental d'accueil d'urgence des 16-18 ans, 57 jeunes ont été pris en charge en 2007. 12 d'entre eux - parmi lesquels 10 adolescentes - étaient arrivés, via la police ou la gendarmerie, au cours d'une fugue de leur domicile familial, d'une famille d'accueil ou d'un foyer. Tous ont refusé de retourner dans leur lieu de vie précédent. Parmi l'ensemble des jeunes ayant séjourné de trois à six mois dans le service, les fugues sont également très fréquentes, même si tout retard n'est pas considéré comme tel.

L'équipe s'est en effet donné un peu de mou avant de contacter la brigade des mineurs. Les 16-18 ans doivent logiquement être rentrés à 18 h 30, mais « on attend 20 h 30 avant de décider qu'on n'est pas dans le cas d'une sortie non autorisée », explique Philippe Croc, éducateur. Il n'empêche : de nuit comme de jour, quand les professionnels sont vraiment inquiets, ils téléphonent tout de suite au procureur qui peut déclencher des recherches. Les parents aussi sont systématiquement prévenus d'une fugue de leur enfant, quel que soit leur degré d'implication dans sa prise en charge. Cette annonce à la famille est délicate à faire, commente Philippe Croc. Les parents pointent souvent la défaillance des professionnels : « Le juge l'a mis chez vous et vous êtes incapable de le canaliser ! »

Il arrive aussi que la fugue soit organisée par une famille qui refuse de voir son enfant placé. Au départ, ce n'était pas le cas de celle d'Amélie : mère et fille étaient demandeuses du placement au foyer. L'intéressée, pourtant, passera son temps à alterner moments de vie au service et séjours - non autorisés - chez sa mère. « Ses fugues étaient toujours déclarées, mais on ne demandait pas à la brigade des mineurs d'aller chercher l'adolescente », précise Elodie Langeo, éducatrice. Amélie sera finalement entendue : accueil de jour au foyer et retour chez sa mère le soir, telle est la nouvelle prise en charge, contractualisée avec l'aide sociale à l'enfance, le juge des enfants et la mère de la jeune, qui sera proposée à l'intéressée.

Quel que soit le cas de figure, il importe de toujours prendre la fugue au sérieux, souligne Véronique Journet, chef du service Fontaine. Autrement dit : le jeune qui revient au foyer, de son propre chef ou parce qu'il a été interpellé, commence par passer dans le bureau de la responsable. Celle-ci tente de comprendre pourquoi il a fugué et elle lui « remonte les bretelles » avant qu'il puisse rejoindre son groupe de vie. « Même si, évidemment, cet entretien perd de son importance quand il a lieu pour la cinquième fois en deux mois, on ne fait pas comme s'il ne s'était rien passé », explique Véronique Journet, précisant que ces fugues récurrentes sont plus souvent le fait de filles. « Autrefois, on créait du lien avec un jeune et autour de cette confiance, il était possible de construire un accompagnement. Aujourd'hui, nous sommes mis en échec par nombre de ces adolescents : les accroches qu'on a cru établir ne sont pas efficientes, constate-t-elle. Pour ces jeunes dont l'histoire est jalonnée de conflits parentaux, d'abandons, de non-dits, les adultes ne constituent pas des appuis fiables auxquels se confronter : ils prennent plutôt la fuite. »

Maintenir le contact

Absence, cependant, ne signifie pas forcément silence radio. Par le biais d'appels aux copains du foyer, ou de SMS envoyés aux éducs, certains jeunes se débrouillent pour rester en contact avec le centre. L'équipe, de son côté, cherche toujours à maintenir le lien avec le fugueur. Fort opportunément, celui-ci part rarement sans son portable. « Même si ce n'est pas très académique comme méthode, il peut nous arriver de fixer rendez-vous à l'ado en ville, sans forcément prévenir sa famille, ni la police. Pour renouer avec lui », explique Véronique Journet. Avec certains jeunes qui ne supportent pas d'avoir un accompagnement éducatif trop serré, le service Fontaine a aussi imaginé une forme d'aide qui sort des sentiers battus. « Nous logeons ces adolescents dans des chambres d'hôtel très simples, très précaires. Leur subsistance minimale est assurée et nous travaillons avec eux à partir de points-rencontre : on se voit tel jour à telle heure. C'est au jeune de nous dire ce qu'il veut », explique Véronique Journet. Seul dans sa chambre, l'intéressé gamberge. Et devient demandeur. « Il convient alors d'y aller très progressivement », souligne-t-elle, précisant que cette formule semble particulièrement adaptée aux jeunes qui ont fait exploser de nombreux foyers et utilisent beaucoup le regard des autres. S'arrimant à la - souple - perche qui leur était tendue, plusieurs ados ont ainsi pu reprendre pied dans leur vie : ils sont passés de la chambre à un appartement du service, avant d'être orientés vers d'autres dispositifs qui leur ont permis de s'en sortir sans plus s'enfuir.

Notes

(1) Lors du colloque sur « La fugue : de la fuite au retour », organisé le 28 mars à Paris par la Fondation pour l'enfance : 17, rue Castagnary - 75015 Paris - Tél. 01 53 68 16 50.

(2) Fin 2007 cependant, 1,4 % des mineurs dont la disparition avait été déclarée cette année-là n'avaient pas été retrouvés : certains peuvent être rentrés sans que leur retour ait été signalé, d'autres pourront réintégrer leur domicile ou être découverts l'année suivante.

(3) Volet français de l'enquête ESPAD (European School Survey on Alcohol and Other Drugs), réalisée par l'Inserm en milieu scolaire auprès d'un échantillon représentatif d'élèves de 11 à 18 ans.

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