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Le temps, outil en voie de disparition

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Les professionnels de l'action éducative savent de mieux en mieux expliquer... ce qu'ils sont conduits à faire de moins en moins. C'est le paradoxe pointé par Christine Svolanek, chef de service AEMO à l'Association pour la protection de l'enfance et de l'adolescence (APEA) à Montpellier, qui souligne à quel point la « protocolisation » croissante de l'acte éducatif, si elle est gage de plus grande transparence, ampute le temps disponible pour la relation directe avec les enfants et les familles.

« Notre association, essentiellement dédiée aux interventions sur mandat judiciaire (assistance éducative en milieu ouvert [AEMO], investigation et orientation éducative, enquêtes sociales, aide à la gestion du budget familial, réparation pénale) a toujours mené une réflexion sur la qualité de son travail, dans un souci d'excellence. Aussi l'avènement de la loi du 2 janvier 2002 ne nous a-t-il pas pris au dépourvu lorsqu'il s'est agi de produire les outils de la reconnaissance de la place des «usagers». Des protocoles institutionnels d'intervention ont pu être élaborés, des livrets d'accueil mis en oeuvre, des documents individuels de prise en charge réfléchis.

Par ailleurs, la rédaction de nombreux rapports (d'échéance, de circonstance, de signalement) à destination des magistrats et institutions partenaires a toujours constitué une partie intégrante de notre travail. Cependant il a été nécessaire de modéliser davantage ces rapports afin qu'ils intègrent de manière parfaitement repérable l'éventail de nos interventions et la part que prend l'«usager» lui-même, grâce à ses propres compétences, dans l'évolution et la résolution de la problématique familiale. Ainsi le rapport d'échéance par exemple est-il devenu plus complexe à réaliser.

Enfin, dans un souci de plus grande lisibilité de nos interventions et en vue de faciliter la prochaine mise en route de l'évaluation interne puis externe, un «bordereau de suivi» informatique retraçant par le menu le déroulement de tout suivi individualisé a été instauré.

Or, après quelques années de fonctionnement, un constat simple mais de plus en plus criant s'impose : la «protocolisation» de l'intervention éducative devient excessivement chronophage, au détriment de l'essence même de cette intervention, à savoir la relation directe avec les familles, les enfants.

A cela s'est ajouté le passage de 28 à 30 enfants suivis par un travailleur social à plein temps en AEMO, pour des raisons conjoncturelles de suractivité.

Seuil critique

Un calcul très simple est ainsi possible : pour un temps plein de 35 heures hebdomadaires, un travailleur social chargé de 30 enfants, après déduction du temps de réunion d'équipe (3 heures par semaine), de permanence institutionnelle (3 h 30 par semaine), de rédaction de rapports (6 heures minimum par semaine) et de mise à jour du «bordereau de suivi» informatique (entre 2 h 30 et 3 heures par semaine...) dispose d'environ 35 minutes d'intervention directe par enfant et par semaine, temps de déplacement inclus. Or nos équipes qui couvrent une grosse moitié du département de l'Hérault sont sectorisées mais chacun de ces secteurs comporte des distances allant jusqu'à 80 km à partir de notre siège social.

Sur une durée de mandat de six mois, l'intervention éducative directe auprès de nos «usagers» va ainsi se limiter à quelques heures de présence qui, si elles sont éminemment qualitatives, représentent néanmoins une portion congrue de la masse globale du temps disponible par famille, tous protocoles inclus.

S'il est acquis pour tout le monde que le temps de réunion interdisciplinaire, de rédaction, de mise à jour des suivis fait partie intégrante du travail éducatif, de son élaboration, de la réflexion et de la prise de recul indispensable, l'abondance de protocoles atteint néanmoins aujourd'hui un seuil critique au-delà duquel le basculement vers l'absurde est à craindre.

En effet, le travail éducatif reste par essence un travail relationnel, il suppose une rencontre, une mise en confiance réciproque, un temps de maturation sans lesquels aucun changement allant vers des situations de moindre (mise en) danger n'est pensable. Une rencontre ne peut pas être menée l'oeil rivé sur la montre, «au compteur». Nous savons aussi qu'un dysfonctionnement familial qui a mis des mois (quand ce n'est pas plusieurs générations) à s'installer et parfois des années à s'aggraver mettra beaucoup de temps à être modifié. Le temps de présence physique d'un intervenant éducatif (éducateur, assistant de service social, technicien de l'intervention sociale et familiale) est un facteur déterminant puisqu'il s'agit d'accompagner, de faire ensemble, de donner l'exemple et non de venir délivrer dans la précipitation un discours éducatif théorique. Par ailleurs, le temps de nos «usagers» n'est souvent pas le même que le nôtre, il peut être moins structuré, plus élastique, il peut impliquer des retours en arrière puis des bonds en avant mais oblige dans tous les cas le travailleur social à refaire plusieurs fois le même chemin, à répéter des accompagnements, des actes, des modèles éducatifs.

Et le processus d'évaluation interne, d'ores et déjà lancé, incontournable et essentiel, n'est encore qu'à venir, le temps nécessaire pour l'accomplir pas encore chiffré...

Dans le même temps, la réforme de la protection de l'enfance propose de réserver au suivi par les services judiciaires les situations les plus dégradées, les plus chronicisées, celles où des interventions précédentes ont échoué, celles où la collaboration des familles n'est pas acquise. Dans des situations familiales de danger aggravé une intensité de l'accompagnement avec une diversification d'outils s'impose. L'apport des psychologues et psychiatres sera plus indispensable que jamais, des binômes éducatifs seront souvent incontournables, et seule une présence régulière et soutenue des professionnels auprès des familles pourra laisser espérer une évolution favorable. Or, s'il est hors de question de remettre en cause la pertinence de la loi 2002-2 en ce qu'elle oblige à juste titre à rendre lisible et vérifiable tout acte éducatif, l'outil de base du travailleur social n'en reste pas moins avant tout le temps ; pour qu'il puisse raisonnablement espérer en disposer, il aura besoin d'importants moyens nouveaux. Il ne suffira pas simplement de «redéployer» les moyens déjà alloués, mais il sera inévitable de diminuer l'effectif d'enfants suivis, d'augmenter le nombre d'intervenants...

Pouvons-nous nous contenter de savoir démontrer de mieux en mieux ce que nous faisons, au prix de... le faire de moins en moins ? »

Contact : APEA - 59 bis, avenue de Fès - 34080 Montpellier - Tél. 04 67 42 66 44 - E-mail : svolanek.christine@wanadoo.fr.

TRIBUNE LIBRE

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