« Le train de l'addictologie est parti ! », lance Véronique Garguil, déléguée régionale adjointe de l'Association nationale des intervenants en toxicomanie (ANIT) Aquitaine (1). Autrement dit, il reste pour les professionnels des centres spécialisés de soins aux toxicomanes (CSST) et des centres de cure ambulatoire en alcoologie à monter dans le bon wagon, voire la locomotive, à l'heure où leurs structures sont appelées à se transformer en centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA). Ces dernières ont en effet jusqu'à fin 2009 pour solliciter l'autorisation nécessaire.
Le passage en CSAPA, qui a été précisé par la circulaire du 28 février dernier (2), concrétise l'avancée du concept même d'addictologie, utilisé en France depuis près de dix ans. Il s'agit de dépasser l'approche par produit pour se centrer sur les pratiques de consommation et les conduites addictives.
Sur le terrain, la réforme suscite autant d'enthousiasme que d'inquiétude. « Cer-tains espèrent la modernisation de nos pratiques ; d'autres craignent la disparition des valeurs à la base de notre intervention ; beaucoup redoutent la complexité des procédures alors que le travail clinique nécessite disponibilité et engagement... », résume Jean-Pierre Couteron, président de l'ANIT. Pour relever le défi, son association et la Fédération des acteurs de l'alcoologie et de l'addictologie (F3A) ont décidé d'unir leurs forces afin « de se saisir des opportunités qui se présentent et minimiser ensemble les risques », précise Patrick Fouilland, président de la F3A.
Première préoccupation : la « fusion » des dispositifs dont les professionnels craignent qu'elle ne soit imposée. Sur ce point, Pascal Melihan-Cheinin, responsable du bureau des pratiques addictives à la direction générale de la santé (DGS), se veut rassurant : « La fusion des CSST et des CCAA dans un même cadre juridique n'implique pas celle des établissements. C'est une possibilité, pas une obligation. » Pourtant, déplore Patrick Fouilland, « avant même la sortie des textes, des administrations s'en sont saisies pour favoriser, parfois autoritairement, des regroupements sur le terrain ». Un écart qu'éclaire Cécile Chartreau, conseillère technique à l'Uniopss (Union nationale interfédérale des oeuvres et organismes privés sanitaires et sociaux). « Même si elle est encore très absente du champ addictologique, la DGAS a la tutelle sur les CCAA et les CSST. Or elle s'inscrit davantage dans une logique de projet d'établissement, de regroupement des moyens dans des objectifs financés que la DGS qui, elle, réfléchit en termes de projet de soins addictologiques. Les DRASS et les DDASS [directions régionales et départementales des affaires sanitaires et sociales] mettent en oeuvre les directives et souvent adoptent la même attitude, qu'elles soient face à une maison de retraite ou à un CSAPA. »
Le déséquilibre entre CSST et CCAA pourrait aussi influer sur le mode de fusion des dispositifs. « Tous deux n'ont pas le même poids. Comment faire pour que cela ne s'effectue pas au détriment du soin pour les alcoolodépendants et que l'alcoologie soit vraiment représentée ? », s'enflamme Philippe Michaud, responsable d'un CCAA, pour qui il faudrait compenser au préalable ce décalage. L'enveloppe annuelle dédiée aux CCAA représente en effet 60 millions d'euros contre 140 pour les CSST.
Les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie devront en outre choisir s'ils désirent être généralistes ou spécialisés. Outre des missions obligatoires communes comme l'accueil pour tous les publics quelle que soit l'addiction en jeu, l'information, l'évaluation multidisciplinaire - axes impliquant un enrichissement des compétences -, et l'orientation - qui invite à développer des partenariats -, ils ont à remplir deux grandes missions, qui peuvent être spécialisées : la prise en charge du patient et la réduction des risques. Le CSAPA peut ainsi décider d'apporter une réponse (médicale, psychologique, sociale et éducative) à toutes les addictions ou préférer se limiter à celles liées à l'alcool ou aux substances psychoactives illicites. Quant à la réduction des risques, il restera à mener un travail conceptuel pour étendre ce concept, développé en toxicomanie, à l'alcoologie. Enfin, s'ajoutent des missions facultatives, qui permettent de toucher de nouveaux publics : consultations de proximité et repérage précoce des usages nocifs, activités de prévention collective, de formation et de recherche, prise en charge des addictions sans substances (jeu d'argent, Internet...) et interventions en prison.
Pour les professionnels, un premier danger se situe dans « la loi du nombre », qui, résument l'ANIT et la F3A dans un document commun, « fait craindre que tabac-cannabis-alcool résument la polyvalence des CSAPA généralistes, excluant encore plus les exclus tandis que se perdraient des pratiques cliniques spécifiques ». Sur le terrain fonctionnaient en effet des arrangements locaux qui permettaient aux centres de développer des approches particulières complémentaires. Aujourd'hui, les acteurs craignent que ces équilibres soient perturbés. « Pourra-t-on faire entendre que l'on souhaite garder une spécialisation plus «insertion» ou «sortants de prison» tout en étant généraliste dans l'approche CSAPA ? », interroge Jean-Pierre Couteron. Les associations appellent donc à la vigilance et soulignent que le choix généraliste/spécialisé doit s'effectuer « dans une réflexion globale sur la prise en compte des besoins des publics sur un territoire, leur trajectoire et la qualité de l'offre de service en réponse à ces besoins » tout en tenant compte « des compétences des équipes et [de] la capitalisation des pratiques développées par les uns et les autres ». En tout cas, pour l'ANIT et la F3A, « faire coïncider élargissement et spécialisation sera un des enjeux majeurs de la réforme ».
L'ouverture des missions, la polyvalence de l'accueil, posent aussi la question de la représentation des besoins. « L'image des alcoolodépendants n'est pas la même dans un service d'alcoologie ou dans un CSST qui reçoit des polytoxicomanes. Il faudrait donc prévoir des espaces pour échanger sur nos représentations afin de favoriser la construction d'un dispositif cohérent et asseoir nos complémentarités. Ces temps de rencontre permettraient aussi de créer de la confiance entre les professionnels », défend Philippe Michaud. Son point de vue rejoint celui de Véronique Garguil, qui estime « utile de se former les uns et les autres sur les thématiques tabac-alcool-drogues » et « d'être dans une mutualisation qui anticipe les rapprochements et les conventionnements et permet de réfléchir à nos cultures différentes ». Toutefois, avant d'aller à la rencontre d'autres secteurs, il faudra, selon elle, « repérer où est le curseur addictologique de son institution et s'interroger sur le positionnement de tous les personnels ».
Autre défi : la défense de l'identité médico-sociale au regard du secteur sanitaire en structuration. Le dispositif repose en effet sur trois pôles : le médico-social, l'hospitalier et la médecine de ville, qui doivent s'articuler. La spécificité du premier est d'assurer une offre fondée sur la proximité, la pluridisciplinarité et l'accompagnement dans la durée. Le volet hospitalier comporte, quant à lui, trois niveaux d'intervention : sevrages simples, travail de repérage et de consultation pour les patients hospitalisés, via des équipes de liaison ; suivis spécialisés pour les patients confrontés à certains problèmes (complications somatiques, psychiatriques...) ; centres d'addictologie universitaires régionaux. Les professionnels en ville, enfin, jouent un rôle clé par l'accès qu'ils offrent aux traitements de substitution, la réponse qu'ils apportent aux addictions à l'alcool et au tabac comme par leur action via les réseaux de santé spécialisés. Pour que ce triptyque fonctionne et que soit affirmée la spécificité du médico-social, « un état des lieux doit être fait en vue de clarifier certaines situations », estime Pascal Melihan-Cheinin. Cette mise à plat pourrait entraîner des transferts vers le sanitaire de CSST et CCAA hospitaliers, car, pointe-t-il, « il existe des centres gérés par l'hôpital dans ses murs, dotés d'une équipe essentiellement hospitalière et ayant un fonctionnement bien plus proche d'un service d'addictologie que d'un centre médico-social ». Cependant, à l'heure de la tarification à l'activité et de la réforme de l'hôpital, appelé à se recentrer sur son coeur de métier, le mouvement devrait davantage s'effectuer en sens inverse. « Le dispositif des agences régionales de santé, dont la création aura un fort impact sur le secteur de l'addictologie, a d'ailleurs été conçu pour faciliter ces bascules du sanitaire vers le médico-social. En particulier, pour des raisons de coût », affirme Cécile Chartreau, pour qui existe un risque de voir des projets sanitaires devenir médico-sociaux sans pour autant entraîner de changements de pratiques. « Le danger de désarticulation du dispositif est important, affirme de son côté Patrick Fouilland. En déficit structurel lourd, l'hôpital risque d'être en effet très intéressé par les budgets du médico-social pour réduire ses déficits et non pour développer des missions. D'ores et déjà, lorsqu'un poste est créé, le financement est accordé à l'hôpital et le CCAA attend six mois à un an avant qu'il ne soit pourvu. Pendant ce temps, l'hôpital garde l'argent. »
Afin d'établir un état des lieux, de planifier l'offre de soins, d'étudier les articu-lations entre les intervenants, des schémas régionaux médico-sociaux d'addictologie doivent être élaborés aux côtés des schémas régionaux d'organisation sanitaire (SROS). Cette programmation s'effectuera au sein des commissions régionales des addictions (CRA). Selon la DGS, tous les acteurs du champ pourraient y participer : Etat, assurance maladie, collectivités, associations, usagers... Si certains déplorent l'absence de schémas addictologiques englobant le sanitaire et le médico-social pour gagner en transparence, d'autres s'interrogent sur la qualité de la déclinaison régionale du dispositif. « On risque d'assister à une déperdition d'une conception globale pertinente et d'aboutir localement à des situations d'impasse. Dans certaines régions, des choses ont avancé en bonne intelligence : il y a eu un travail sur un SROS addictologique, puis sur un schéma médico-social, le tout organisé par des pilotes communs générant des choses pertinentes. Mais comment imposer partout cette intelligence ? Et comment être sûr que les professionnels seront représentés ? », s'inquiète Bernard Fontaine, délégué de l'ANIT Nord-Pas-de-Calais. Et d'ajouter : « La qualité au niveau régional dépendra vraiment de la capacité des organisations, des intervenants, à se mobiliser. » Une conviction que partagent l'ANIT et la F3A pour lesquelles participer aux CRA est « un vrai challenge dans le cadre d'une politique de santé publique de plus en plus déconcentrée et décentralisée ».
Sur le terrain, il faudra donc « passer d'une culture de méfiance, voire d'hostilité, à une culture de coopération », résume Patrick Fouilland, dont la fédération n'est pas encore organisée régionalement. L'enjeu sera aussi, pour les structures, d'être repérées comme des interlocuteurs incontournables. C'est ce que conseille Véronique Garguil, pour laquelle cela passe « par la reconsidération du nom des associations en vue de rendre visible le concept addictologique » comme par l'implication dans des regroupements locaux : fédérations, collectifs, réseaux... La représentante de l'ANIT Aquitaine préconise aussi « d'informer les tutelles, de les former lors de conférences ». Autre piste : se tourner vers d'autres acteurs que l'addictologie concerne. « La démonstration de la transversalité de la question des addictions participera à notre légitimité aux plans départemental et régional. Nombre de secteurs - handicap, hébergement, réadaptation, précarité, protection judiciaire de la jeunesse, périnatalité - sont confrontés à des conduites addictives et intéressés par notre présence dans diverses instances », assure la psychologue. Reste à résoudre la question des moyens à dégager pour assurer une telle mobilisation.
(1) Lors d'un séminaire sur la « Mise en place des CSAPA », organisé à Paris, le 23 janvier dernier, par l'ANIT et la F3A - ANIT : 9, passage Gatbois - 75012 Paris - Tél. 01 43 43 72 38 ; F3A : 154, rue Legendre - 75017 Paris - Tél. 01 42 28 65 02.