Que faire si ? Qui contacter lorsque ? Comment s'organiser pour ? La variabilité des états et des situations de vie des personnes invalidées par une maladie mentale implique que leurs aidants puissent répondre à ces questions. Faute de quoi, ces derniers ne manquent pas de se trouver, à certains moments, confrontés à des ignorances très dommageables aux personnes accompagnées. Une fois ce diagnostic posé, reste à en tirer concrètement les conséquences, c'est-à-dire à se donner les moyens de dépasser, ensemble, les limites d'incompétence propres à chacun. A cet effet, des familles et des professionnels des secteurs social, médico-social et sanitaire ont conçu un outil de formation novateur. Intitulé « Vivre et travailler avec une personne en souffrance psychique », celui-ci a progres-sivement été mis en oeuvre dans différents sites de la région Rhône-Alpes (1).
Même dans un département aux dimensions relativement modestes comme celui de l'Ardèche, familles et travailleurs sociaux intervenant auprès de personnes atteintes de handicap psychique n'ont pas forcément l'habitude de partager les soucis que leur cause cet accompagnement. Ils en saisissent l'occasion, en 2002, lors d'une journée d'étude organisée, à Privas, par l'Union nationale des amis et familles de malades psychiques (Unafam). Alors directeur du centre d'aide par le travail (CAT) et du service d'accom-pagnement à la vie sociale (SAVS) de l'association hospitalière Sainte-Marie, Daniel Gay s'ouvre de ses préoccupations à Christian Delorme, administrateur et membre de l'équipe de formation de l'Unafam (2). En dehors d'un psychiatre venant deux heures par semaine faire de la régulation, les structures qu'il dirige ne disposent pas de personnel aux connaissances affirmées en matière de santé mentale. Or elles accueillent de nombreux usagers atteints de handicap psychique. D'où « les grandes difficultés des professionnels devant certaines situations - agressivité, déni de la maladie, rechutes - et une auto-dévalorisation de leur rôle, engendrée par des échecs à répétition », souligne Daniel Gay. Si le désarroi des parents n'est pas moindre, « découvrir que nous nous posions les mêmes questions, et qu'il serait intéressant d'y réfléchir ensemble, constituait vraiment un phénomène nouveau ».
Daniel Gay et Christian Delorme se rejoignent vite sur l'idée d'une formation qui réunirait les différents acteurs locaux de l'accompagnement. Séduit, le centre communal d'action sociale (CCAS) se joint à la réflexion, et l'Institut de formation aux soins infirmiers (IFSI) de Privas s'implique également dans l'élaboration du projet. Celui-ci reçoit le soutien des collectivités territoriales - conseil général de l'Ardèche et conseil régional rhône-alpin -, ainsi que celui de l'Etat qui le « labellise » pour son caractère innovant. En 2003, année européenne des personnes handicapées, la formation est mise en oeuvre. Compte tenu du nombre d'inscrits, deux sessions sont organisées - à raison, chaque fois, de trois modules d'une journée, espacés de un mois. Animées par une formatrice de l'IFSI et des membres de l'équipe de formation de l'Unafam, elles réunissent, au total, 36 stagiaires : plusieurs parents volontaires et l'ensemble des professionnels du CCAS, du CAT et du SAVS de Privas, sauf les responsables hiérarchiques de ces institutions, de crainte d'entraver la liberté d'expression des participants. Consultés au préalable, ces derniers avaient, en effet, fait montre d'une unanime et « énorme méfiance par rapport à l'enseignement théorique », explique Christian Delorme. C'est pourquoi il avait été décidé que la formation tourne autour de la parole des stagiaires, invités à faire part de leurs pratiques, savoirs et questionnements, auxquels répondraient des apports de connaissances adaptés correspondant à la diversité des profils des participants.
« D'être ainsi tous réunis autour de la même problématique, ce qui ne nous arrive jamais », constitue le premier point fort de cette action, estime Jos Darnaud, conseillère en économie sociale et familiale au SAVS. En termes de contenus, précise-t-elle, « nous avons beaucoup appris sur les maladies mentales et, surtout, nous avons appris à nous «poser» pour écouter, c'est-à-dire à ne pas réagir à l'urgence, mais à chercher à comprendre ce que veulent dire les personnes accompagnées qui, souvent, arrivent chez nous très «morcelées» ».
D'être eux-mêmes écoutés permet aux professionnels et aux familles de s'entendre réciproquement évoquer leur sentiment de solitude, un grand manque de confiance dans leurs capacités à aider efficacement les personnes accompagnées - qui n'est pas moindre que leur engagement à leurs côtés -, ainsi que l'épuisement généré par l'agressivité des intéressés et les aspects inquiétants, voire dangereux, de leur comportement lors de situations de crise. « Les «incontournables» que nous voulions traiter », explique Christian Delorme, c'est-à-dire les principales caractéristiques du handicap psychique, peuvent ainsi être abordés de façon très concrète. Chemin faisant, les participants sont également amenés à prendre une plus claire conscience des rôles différents et complémentaires joués par chaque maillon de l'entourage des personnes fragilisées par la maladie mentale. Du coup, se félicite le responsable de l'Unafam, « la notion de travail en réseau est arrivée d'elle-même ». Seule « petite frustration » partagée par tout le monde, note Christian Delorme : le fait qu'il y ait eu si peu de soignants parmi les stagiaires - alors même que les professionnels de santé constituent des interlocuteurs « avec qui la communication est essentielle mais pas toujours aisée ».
Pour réitérer leur initiative à plus grande échelle, Christian Delorme et Daniel Gay, jeune retraité ayant rejoint l'équipe nationale de formation de l'Unafam, obtiennent l'aide de la Fondation de France (3). A une double condition : expérimenter d'abord l'outil, en région, sur quelques territoires bien circonscrits et associer les professionnels de santé à tous les stades de l'opération, son montage comme sa réalisation.
C'est donc un large comité de pilotage qu'instaure l'Unafam, avec l'appui technique du centre ressources d'études, d'animation et d'intervention (CREAI) Rhône-Alpes. La présence du soin y est assurée par la commission médicale d'établissement du centre hospitalier spécialisé de Saint-Cyr-au-Mont-d'Or (Rhône), qui a validé le contenu du programme, et quelques psychiatres impliqués dans le projet à titre individuel. Le secteur social est représenté par le collectif régional Aramis, qui regroupe 22 associations gestionnaires de structures de réinsertion pour les personnes handicapées psychiques. Quant au pôle familial du dispositif, il compte désormais dans ses rangs, outre l'Unafam, l'Union régionale des associations de parents de personnes handicapées mentales (Urapei) et sa section départementale du Rhône (Udapei 69).
Trois sites sont choisis pour leurs caractéristiques socio-démographiques différentes et parce qu'ils disposent déjà d'un réseau d'acteurs à même de jouer, sur place, le rôle de tête de pont de l'action : Saint-Bel, territoire « rurbain » situé à une vingtaine de kilomètres de Lyon (Rhône), et les villes de Roanne (Loire) et d'Annecy (Haute-Savoie). Localement, les partenaires mobilisés prennent contact avec des stagiaires potentiels et des groupes de 10 à 20 participants sont constitués. Outre de nombreux intervenants sociaux et quelques infirmiers psychiatriques, ils comptent une poignée de responsables de services, à même de faire entendre le point de vue de hiérarchies, et un petit nombre de professionnels aux métiers relati-vement périphériques par rapport à l'accompagnement de personnes en souffrance psychique. C'est par exemple le cas à Roanne, d'un capitaine de police qui procède, chaque année, à environ cinq hospitalisations d'office.
Adaptée à l'hétérogénéité de ces publics, la pédagogie interactive, testée à Privas, est reprise lors des sessions qui ont lieu entre avril 2006 et février 2007, avec le soutien de la Fondation de France et du conseil régional. Conduites par le CREAI, qui sélectionne et forme leurs animateurs (4), ces formations ont un volume global et un découpage qui sont également calqués sur l'initiative ardéchoise : trois journées, espacées chacune de deux semaines. Le programme des différentes séquences s'est, lui aussi, nourri de la première expérience, mais le comité de pilotage et le CREAI l'ont structuré de façon à ce qu'il soit suffisamment riche et rigoureux en termes d'apports de savoirs. Résultat : un élargissement du cercle de ses « connaissances », dans tous les sens de ce terme. Connaissance d'intervenants différemment situés sur l'échiquier de l'accompagnement, auxquels il est possible de faire appel ; connaissances théoriques et pratiques, permettant d'acquérir une plus grande confiance dans sa propre capacité d'action et, partant, de s'autoriser à intervenir sans avoir systématiquement besoin d'en appeler à autrui, résume Gisèle Chabroux, professionnelle du logement social, qui a participé à la formation de Roanne.
S'ils portent un jugement globalement positif sur cette action, organisateurs, financeurs et stagiaires s'interrogent : quid de la suite ? « Mayonnaise » qui risque de retomber ou « feu de brindilles devant être alimenté pour ne pas s'éteindre ? » : quel que soit le registre sémantique choisi pour l'exprimer, la crainte est partagée que les collaborations ébauchées lors de la formation s'évaporent dans la nature. « On a sans doute été un peu naïf de penser que trois jours suffisent à créer un réseau », estime René Baptiste. C'est plutôt une préparation appropriée à un tel mode de travail, ajoute le fondateur du collectif Aramis (5).
De fait, ces sessions ressemblent à une mise en bouche, reconnaît Daniel Gay : elles donnent envie de travailler ensemble, mais ne constituent pas une recette pour instaurer un réseau, ni pour le faire vivre. C'est pourquoi le comité de pilotage et le CREAI envisagent désormais de proposer un accompagnement a posteriori « de ce qui a été semé, mais pas forcément arrosé », afin de soutenir l'organisation de relations de partenariat durables, explique Bruno Lequay, directeur du service formation et conseil au CREAI. Les promoteurs de ce dispositif d'ingénierie de formation projettent aussi d'en poursuivre la diffusion, d'abord au plan régional, puis progressivement sur l'ensemble du territoire, en lien avec les sections départementales de l'Unafam et les CREAI des régions concernées.
Ce développement nécessite de lever différents obstacles, notamment d'ordre financier. Il convient, en particulier, de ne pas mésestimer l'importance du travail qui est nécessaire, en amont du déroulement des sessions, pour réunir une palette de stagiaires aussi riche que possible. La facturation des journées de formation pose un autre problème, car il est difficile de mobiliser de façon conjointe et cohérente des plans de formation qui n'obéissent pas aux mêmes règles, souligne Bruno Lequay. Reste que si sa viabilisation ne va pas de soi, le projet correspond à de vrais - et nombreux - besoins. Par exemple, ceux des maisons départementales des personnes handicapées, qui connaissent souvent mal le handicap psychique. Bien sûr, « travailler ensemble, se faire confiance entre structures, entre professionnels, entre professionnels et familles, n'est pas évident », commente René Baptiste. Cette coopération est pourtant la condition d'une meilleure qualité de vie des personnes psychiquement fragiles.
(1) Le CREAI Rhône-Alpes a organisé, le 30 novembre 2007 à Lyon, une journée de présentation de cette démarche - Rens. : Bruno Lequay - CREAI - 18, avenue Félix-Faure - 69007 Lyon - Tél. 04 72 77 60 60.
(2) Unafam : 12, Villa Compoint - 75017 Paris - Tél. 01 53 06 30 43.
(3) Dans le cadre de son programme « Maladies psychiques et vie sociale des personnes adultes », lancé fin 2003 - Rens. : Fondation de France - Karine Pouchain Grépinet - 40, avenue Hoche - 75008 Paris - Tél. 01 44 21 31 44.
(4) Sylvie Maréchal, conseillère technique au CREAI, Guy Doreau, psychologue, et Elisabeth Piegay, assistante sociale dans une équipe mobile de santé mentale, ont animé, en binôme, les trois sessions. Dans chacune d'entre elles, le Dr Jean-Marie Botta, pédopsychiatre, est intervenu de façon ponctuelle.
(5) René Baptiste est notamment l'auteur de Reconnaître le handicap psychique - Ed. Chronique sociale, 2005.