« Souvent critiquée pour son manque de lisibilité, la prévention spécialisée fait ici la preuve de sa capacité, sur le terrain, avec d'autres, à construire de nouveaux cadres d'action capables d'apporter des réponses aux multiples défis d'une fracture sociale que les politiques publiques traditionnelles peinent à réduire. » C'est dans cet esprit de valorisation d'initiatives que le Conseil technique des clubs et équipes de prévention spécialisée (CTPS) a rendu public, le 1er avril, le premier rapport de sa nouvelle mandature, consacré à la coopération entre les acteurs de l'institution scolaire et de la prévention spécialisée (1).
Lancés en 2005, les travaux du CTPS se sont appuyés sur une recherche-action réalisée par Joëlle Bordet, maître de recherche au Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), et Bernard Champagne, consultant du bureau d'études « Pluralité consultants », auprès de six associations de Strasbourg, Lille, Roubaix, Fréjus et Hyères (Var). Loin d'être nouvelles, les coopérations entre l'institution scolaire et la prévention spécialisée se développent dans les quartiers touchés par la montée de l'exclusion, de l'échec scolaire ou de la violence, dans un contexte où « les interactions fortes entre les dynamiques sociales et psychiques des adolescents et les situations de rupture avec l'école » ne sont plus à démontrer et où la prévention spécialisée tend à repositionner son intervention auprès des adolescents et des préadolescents. Comment peut-elle contribuer à lutter contre les ruptures scolaires et les processus de marginalisation avec les établissements ? Dans quelle logique ? Avec quel rôle, quelle pertinence ?
Plus qu'à analyser les pratiques et leur impact, l'étude s'est attachée à rendre compte de la grande hétérogénéité des initiatives - dans leur histoire, les actions menées, la nature des partenariats... -, et des réflexions qu'elles suscitent pour l'évolution des politiques publiques. Cer-tains éducateurs de prévention spécialisée sont implantés au sein même des collèges, tandis que d'autres agissent à l'extérieur tout en ayant créé des passerelles avec les établissements scolaires. Les équipes interviennent souvent dans le cadre de protocoles plus ou moins formalisés entre l'association et l'établissement, plus rarement entre le conseil général et l'Education nationale. Toutes ont un point commun : le souhait de « favoriser la réussite scolaire des enfants et des jeunes pour que l'école soit un lieu d'accueil, éducatif et de protection ». Leurs interventions montrent comment « se définissent de nouvelles pédagogies internes à la communauté scolaire, où les acteurs de la prévention spécialisée tiennent leur place ». Non sans se heurter, parfois, à des blocages ou des réticences.
Dans le Var, l'association de prévention spécialisée Club de jeunes de Hyères a, dès les années 80, mis en oeuvre des actions d'accompagnement scolaire, à la demande des représentants de l'Etat et de la ville, puis du conseil général. Ce mode « d'institutionnalisation et d'autonomisation » a provoqué des tensions entre ces nouveaux intervenants scolaires et les éducateurs de rue, soucieux du risque d'instrumentalisation. Ces deux « métiers » ont cependant fini par coexister au sein des équipes de prévention de l'association, dans un objectif de continuité éducative. L'intervention sur les situations familiales et sociales les plus complexes, l'implication des parents dans la scolarité de leurs enfants et l'ouverture des collèges sur la vie du quartier ont dans cet esprit été développées. Toujours dans le Var, à Fréjus, le Grapesa (Groupe de recherche, d'action et de prévention pour l'éducation spécialisée et l'accueil) a également souhaité « établir le lien entre la scolarité, les démarches éducatives et les dynamiques sociales des quartiers ». Parmi ses actions, l'association accueille les collégiens temporairement exclus de leur établissement pour éviter leur errance dans les quartiers et les conduites délinquantes, les éducateurs et les collèges ayant de concert souhaité construire un « contenant éducatif à l'exclusion ».
Autre initiative, dans le quartier de la Meinau, à Strasbourg. Depuis 15 ans, la PAM (Prévention action sociale à la Meinau), qui privilégie une approche « communautaire et intergénérationnelle », tisse des liens étroits avec les écoles. Les éducateurs ont d'abord mis en oeuvre des médiations avec les établissements, jusqu'à ce qu'un poste de responsable de l'intervention auprès des établissements scolaires soit créé en 1992. De nombreuses activités externes et internes à l'école ont été lancées (soutien scolaire, sorties, rencontres interculturelles, soutien à la parentalité...) et des échanges avec les chefs d'établissement, le conseiller principal d'éducation, les professeurs principaux et l'assistante sociale permettent d'aborder la situation des jeunes les plus en difficulté dans une approche pluridisciplinaire.
Pour répondre à l'inquiétude des responsables éducatifs face à l'émergence de situations de violence, l'association Itinéraires, à Lille, a pour sa part innové. Elle a créé, il y a dix ans, dans un premier temps dans le cadre d'un financement par la municipalité et la politique de la ville, des postes d'« acteurs de liaison sociale en environnement scolaire » (ALSES) au sein de la prévention spécialisée. Leurs missions de « tiers », qui va bien au-delà de la simple médiation, représente, selon l'APSN (Association de prévention spécialisée du Nord, centre de ressources départemental de la prévention spécialisée), « une recomposition professionnelle, sans renoncement au socle éthique de la prévention spécialisée », pour diversifier les modes d'action face aux nouvelles formes d'exclusion. Reste que l'apparition de ces nouveaux intervenants a, dans certains établissements, entraîné des conflits avec les assistantes sociales, qui ont craint que le conventionnement de ces postes ne contribue au désengagement de l'Etat du service social scolaire. Danger de concurrence ? Leurs rôles, tempèrent les auteurs du rapport, « s'avèrent très complémentaires, car ils ne remplissent pas la même mission et surtout n'établissent pas les mêmes relations avec les jeunes et les familles ».
Cette recherche-action montre finalement comment les coopérations entre les associations de prévention spécialisée et les établissements scolaires « contribuent à l'équilibre des interactions entre la vie sociale interne au collège et celle à l'extérieur ». Par leur connaissance de la vie sociale du quartier et grâce à leurs modes de lecture et d'analyse de l'espace scolaire « qui s'étayent sur leur culture de l'immersion », les éducateurs « tiennent un rôle de médiation et favorisent le rôle d'opérateur social du collège ».
Favoriser l'investissement scolaire des jeunes est certes un enjeu partagé. Mais comment le concilier avec les principes fondateurs de la prévention spécialisée ? Comment respecter la libre adhésion et l'anonymat dans le cadre d'une demande de l'institution scolaire ou municipale ? Les éducateurs qui travaillent aujourd'hui à créer des liens de confiance à la fois avec les jeunes, avec leurs familles et avec les établissements scolaires ont davantage un rôle de « tiers » et « ne sont plus dans la même «alliance» avec le jeune », précisent les chercheurs. Le problème n'est plus tant, selon ces derniers, celui du partage de l'information, « car de nombreux espaces de confidentialité se sont développés », que celui du « contrat de confiance » passé entre l'éducateur et l'adolescent. L'éducateur « ne peut donc être le strict relais de l'institution scolaire, ni être le porte-parole du jeune et de sa famille ». Cette double distanciation « demande en permanence de construire une position spécifique », qui ne peut être élaborée qu'au sein d'un travail en équipe. Une position fragile, qui suscite des mises en tension permanentes, et que les dispositions de la loi sur la prévention de la délinquance, qui donne au maire la possibilité de disposer d'informations nominatives, pourraient mettre en danger... Les éducateurs peuvent-ils perdre leur âme dans ce type de coopération avec les établissements scolaires ? Joëlle Bordet, co-auteur du rapport, ne le pense pas : « Il ne s'agit pas de trahison, mais d'une adaptation à la réalité d'aujourd'hui. Il y a un changement de position, pas un changement de principes. »
Aussi, les éducateurs de prévention spécialisée endossent, selon les chercheurs, un triple rôle dans ces coopérations. Outre celle de « tiers » favorisant la socialisation des jeunes, ils remplissent une fonction d'« autorité médiatrice », essentielle pour transformer les rapports d'affrontement et faciliter la « reconnaissance de la loi ». Enfin, ils sont reconnus comme ceux qui connaissent le mieux la vie des jeunes et leurs modes de socialisation au sein de leurs groupes de pairs. A ce titre, ils tiennent également un rôle de « passeurs » de cette connaissance dans les dynamiques éducatives locales.
Reste qu'au-delà du travail de terrain, de l'engagement individuel des professionnels et de l'investissement des directeurs d'établissement, ces coopérations « ne peuvent trouver tout leur sens que si elles sont perçues, interrogées et validées par les responsables hiérarchiques de la commande publique, en particulier les responsables de l'Education nationale, des municipalités et des conseils généraux », estiment les chercheurs. La difficulté, néanmoins, est de trouver le juste équilibre entre l'élaboration des conditions de pérennisation de ces initiatives par des protocoles ou autres chartes et les risques d'injonction qui peuvent en découler. « On peut finalement s'étonner du moindre investissement des villes dans ces partenariats, estime Joëlle Bordet. Néanmoins la coopération avec les conseils généraux, compétents et légitimes en matière de protection de l'enfance, est une perspective de travail intéressante. »
Ainsi structuré, le partenariat entre la prévention spécialisée et l'institution scolaire, qui s'inscrit de fait dans les dynamiques existantes dans le cadre de la politique de la ville et des zones d'éducation prioritaire, devrait « être davantage fédéré au sein de projets plus globaux de lutte contre la déscolarisation », dans une approche territoriale, ajoute Joëlle Bordet. Mais comment les autres acteurs reconnaissent-ils et prennent-ils en compte les principes d'intervention individuelle et collective menés par la prévention spécialisée ? « C'est un enjeu actuel de la mise en oeuvre des programmes de réussite éducative », souligne le rapport.
Partant des constats et analyses de l'étude de Joëlle Bordet et Bernard Champagne, le CTPS émet une série de recommandations à l'intention des pouvoirs publics. La première : mieux analyser le « mouvement de recomposition de notre modèle éducatif » pour prendre en compte les facteurs de la désocialisation. « Un adolescent ne se socialise plus dans un environnement uniquement composé de la famille, des copains et de l'école, explique Bernard Heckel, directeur du CNLAPS (Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée) et président de la commission «institution scolaire et prévention spécialisée» du CTPS. En outre, le modèle de socialisation n'est plus linéaire, l'âge de l'adolescence s'étire. » De cette connaissance dépend forcément, selon l'instance, la construction des interventions locales, ainsi que les marges de manoeuvre et d'innovation des acteurs.
Il est en outre nécessaire, affirme le conseil, de conforter le rôle de l'institution scolaire comme lieu de transmission des savoirs, de socialisation et de protection « par des coopérations avec les acteurs de la prévention spécialisée qui agissent au titre de la protection de l'enfance », dans un processus qui s'attache à « valoriser les potentialités des parents ». Alors que les départements devraient être au premier chef concernés par la mise en oeuvre de politiques éducatives territoriales, l'action de la prévention spécialisée devrait être promue comme « l'un des vecteurs du développement social ». Si le CTPS estime, à l'instar des chercheurs, que ces coopérations pâtissent d'une grande fragilité « si elles ne sont pas comprises, validées et soutenues par les institutions responsables », il juge important d'« accepter la diversité des coopérations possibles, des plus informelles aux plus formelles, en veillant à ne pas transformer ces collaborations, construites avec pragmatisme en fonction de stratégies éducatives liées à des contextes de vie, en «dispositifs institutionnalisés» et imposés ». Il faut maintenir les stratégies locales et « éviter de vouloir reproduire des modèles, estime Bernard Heckel. Autrement, le risque serait que les institutions finissent par s'intéresser au dispositif et non plus aux projets. »
(1) De la coopération entre les acteurs de l'institution scolaire et de la prévention spécialisée - CTPS - Disponible prochainement sur